Anne Mistler et Pascale Richter

La directrice régionale des affaires culturelles Anne Mistler et l’architecte Pascale Richter se mettent à table avec Jean HansMaennel à la brasserie Wow à Strasbourg.

C’est lundi, jour de la lune, début d’une semaine, au milieu de mars et j’ai rendez-vous avec trois dames. Autant dire que je plane. J’atterris comme prévu à 12h15 à la brasserie Wow, un lieu d’exclamation qui vous écarquille les yeux et vous agite les papilles. J’y retrouve ma complice photographe Klara Beck et mes deux invitées du jour, pour un Dessous de Table aux trois-quarts féminins. Anne Mistler et Pascale Richter arrivent ensemble. Pascale est malade, elle rentre de Paris ce matin où elle enseigne ; son agence se trouve à Strasbourg où elle vit ; elle est architecte. Elle n’est pas Alsacienne, comme son nom pourrait le laisser penser, mais « moitié française, moitié allemande ». Anne Mistler l’est, en revanche, Alsacienne. Née du côté de Lapoutroie, elle habite Strasbourg et est Directrice régionale des affaires culturelles – on dit DRAC ; la DRAC Grand Est – pour quelques semaines encore…

« Mesdames et Monsieur, excusez-moi de vous interrompre… » Le serveur déroule le menu du jour d’une belle voix grave – entrée, plat, dessert – avant d’asséner un solennel : « Je vous laisse faire votre choix. » Anne Mistler porte des lunettes colorées. Elle parle d’une voix douce. « J’ai eu la chance de faire ce que j’aimais et de ne pas m’ennuyer dans ma vie professionnelle. » Elle a d’abord été prof, pendant 10 ans. Prof d’histoire-géo. En lycée d’enseignement technologique, à Colmar ; puis au lycée hôtelier à Illkirch. « C’est un métier que j’ai adoré. J’étais jeune… Quand on approche de la retraite, on regarde en arrière et il y a plein de choses qui reviennent… » Par « une sorte de hasard », elle passe de l’enseignement à la culture. En 1992, Jack Lang devient ministre à la fois de la Culture et de l’Éducation nationale, et décide de développer l’éducation artistique et culturelle dans les établissements scolaires, mais en mettant des enseignants à la disposition des DRAC. Elle accompagne la naissance de la Carte Culture, et devient adjointe au DRAC Alsace. Puis elle est nommée DRAC en Guadeloupe, à 60 ans, avant de revenir en Alsace où elle gère la transformation de la DRAC Alsace en DRAC Grand Est. « 2015 a été une année charnière. Il a fallu organiser une DRAC fonctionnant sur trois sites, faire de trois DRAC une seule. Pas facile. » Elle a été nommée officiellement DRAC Grand Est au 1er janvier 2016. Et elle avoue, avec une pointe de nostalgie, qu’elle aurait bien continué encore, mais que l’état civil oblige de s’arrêter à un certain âge… Anne prendra sa retraite le 30 avril.

C’est l’heure du choix. Un plébiscite : 4 menus entrée/plat. Eau plate pour tous – la modernité nous envahit. Thé vert classique avec gingembre pour Pascale Richter qui, entre deux quintes de toux, raconte son parcours. Études d’architecture à Strasbourg, en Amérique du Sud et à Paris, puis elle ouvre son agence : « On a démarré sur le médico-social : maisons de retraite, centres hospitaliers… Cela nous a formé à une attention particulière, à une manière de travailler différente que nous appliquons à tous nos programmes aujourd’hui. » Elle est désormais associée à son frère et à une de ses premières étudiantes. Elle enseigne « le projet » à l’École d’Architecture de Belleville. L’enseignement a toujours été là, comme quelque chose de très important dans sa vie, « une manière de se confronter à l’autre » et de « nourrir sa propre pratique ». Elle évoque aussi son lien à l’Allemagne, qui s’est traduit de différentes manières. En 2000, elle crée Les Journées de l’Architecture, qu’elle dirige pendant 7 ou 8 ans, avant d’arrêter pour se consacrer à l’enseignement. C’est là qu’elle a rencontré Anne Mistler. « Ce festival était important pour moi, parce que transfrontalier : travailler sur ce territoire, faire du Rhin le centre de la région et non plus une séparation, c’est quelque chose qui est ancré en moi. » Puis elle devient architecte conseil de la ville de Baden-Baden pendant cinq ans. « Je faisais partie du comité de “sachants” qui accompagne le maire sur les questions architecturales et urbaines. C’est quelque chose que je rêve de voir créé en France, et pas seulement dans les grandes métropoles où cela existe déjà sous des formes différentes. »

Notre entrée s’annonce : une dariole d’aubergine, façon pièce montée, avec purée de poireaux, aubergine confite et caviar d’aubergine, sauce aux poivrons et tomate confite. Le resto se remplit. On entend le brouhaha des conversations, le cliquetis des couverts. Les tables parlent. Notre conversation reprend. Mes invitées m’invitent à me présenter à mon tour. Je m’exécute. Beaucoup trop longuement, sans doute, car mon enthousiasme naturel m’amène à détailler un de mes engagements associatifs, L’Industrie Magnifique – pour laquelle j’avais d’ailleurs fait connaissance avec la DRAC il y a 18 mois. Mes invitées me prennent à mon propre jeu et me bombardent de questions. Et puis le débat s’élargit : le rapport de l’art et de l’industrie, la place de l’art dans l’espace public, l’industrie et le territoire…

Le plat du jour nous est servi, un pavé de julienne, avec asperges – les premières asperges qui ont pointé le bout de leur nez – et sauce vierge relevée aux épices. Un petit bonheur. Le service est prévenant. Anne Mistler et Pascale Richter partagent quelque chose de très important : depuis 10 ans, elles ont créé un petit groupe de réflexion, informel, de 7 personnes, toutes de professions différentes, qui ont toutes la même passion pour la ville, en particulier celle qu’elles habitent, Strasbourg. « On se voit tous les mercredis matins. On est très heureux de le faire », explique Pascale. « On a été étonné que ça dure. Et ça dure depuis 10 ans ! », s’exclame Anne. « Je l’appelle ma petite université, elle me nourrit incroyablement. C’est un véritable partage de curiosités, avec un vrai équilibre de parole », confie Pascale. « On est tous très liés maintenant », avoue Anne.
Le groupe s’appelle Wasistdas, parce qu’il s’efforce de « regarder la ville d’en-haut », comme depuis cette petite fenêtre sur le toit, en se demandant « qu’est-ce que c’est ? » Qu’est-ce que la ville ? Qu’est-ce qui fait une ville ? Comment peut-elle évoluer ? Il est né au moment des Assises de la Culture en 2008, pour « aller un peu plus loin, poursuivre la réflexion et l’échange, partager nos manières de voir », sur le mode des Stammtisch.
Wasistdas se réunit tous les mercredis à 8h. Durant une heure. Toujours au même endroit, un bistrot un peu hors du temps – « On est très attachés à la serveuse. » Là, toutes sortes de sujets sont abordés, souvent par l’anecdote ou le récit d’un voyage, d’une lecture récente ou d’un spectacle vu par l’un ou l’autre. Et puis sept regards différents se croisent et s’enrichissent. Et au bout d’une heure, chacun rejoint ses activités.

Le groupe reste assez clos, malgré de nombreuses demandes d’adhésion, mais accueille un invité de temps en temps. « Robert Hermann est venu nous parler un mercredi matin à 8h, révèle Pascale, parce que nous voulions mieux comprendre ce qu’est l’Eurométropole qu’il préside. » Wasistdas organise parfois de petites manifestations, comme lors des dernières élections municipales : « On a promené les candidats dans un mini-bus, chacun leur tour. La conversation s’engageait depuis des lieux qui posaient question quant au devenir de la ville. Le candidat en choisissait un, nous en choisissions deux autres. » Le groupe est intervenu à plusieurs reprises dans le cadre d’Ososphère, « un programme d’actions autour des cultures du numérique et du renouvellement de forme de la ville », développé depuis 20 ans à Strasbourg.

Je demande quels sont les projets de Wasistdas. « On réfléchit, mais c’est un peu trop tôt pour le dire… », lance Anne. Mystère et patience alors. Silence. Paroles de couverts. On mange avec appétit. Je capte des bribes de conversation des tables voisines…

À la nôtre, la discussion repart sur d’autres rails. Anne développe le sujet de « L’espace, urbain ou rural, et ses confrontations permanentes ». Comment arriver à créer un équilibre, une harmonie ? Pourquoi des groupes dominants imposent une vision des choses ? Quels phénomènes modifient le rapport des habitants avec l’espace urbain ? On évoque le développement d’Airbnb et ses conséquences : des centres-villes restaurés qui deviennent inaccessibles pour le citoyen ordinaire. On discute du développement dynamique de grandes métropoles qui contraste avec la « déprise » de bon nombre de villes moyennes en France, touchées par la baisse de la démographie, le départ d’entreprises, d’usines ou de régiments militaires. On parle de la transformation de la commande d’architecture qui s’est énormément privatisée ces dernières années en France et change la manière de faire la ville : « Il y a de moins en moins de commandes publiques. Les bailleurs sociaux ne construisent plus directement, mais font construire leurs bâtiments par des promoteurs privés et rachètent en VEFA [vente en l’état futur d’achèvement, nldr.] » Pascale Richter déplore un manque d’intérêt et de culture pour la question architecturale assez généralisé chez les élus en France. Anne pointe, comme un frein majeur, le cloisonnement des attributions au sein d’une collectivité, où souvent : « Il n’y a pas de vision transversale suffisamment partagée pour que la perception d’un territoire soit prise dans sa globalité » ; elle milite pour des regards croisés et la confrontation des compétences spécialisées afin de permettre de prendre en compte « l’intégralité d’un sujet ». Et Pascale de suggérer, enthousiaste, sa conclusion du déjeuner : « Wasistdas pourrait être de bon conseil pour un maire. »

Notre tablée se laisse convaincre par le dessert : duo de mousses passion et mangue, avec papaye et sorbet à l’orange… Détour par le Grand Est. Anne Mistler voit cette nouvelle configuration territoriale comme une chance pour le développement. Elle évoque la liste de « toutes les formations d’excellence, de très haut niveau, y compris dans les métiers d’art » ; la position de la région « au cœur de l’Europe » avec ses « quatre frontières terrestres » ; le patrimoine historique très riche résumant une grande partie de l’histoire de la nation française, du temps des cathédrales aux deux guerres mondiales… Pascale espère que le Grand Est permettra de faire émerger, à côté du réseau des métropoles, un réseau de petites villes qui puisse exister réellement. Des cités comme Sedan, Bar-le-Duc, Thionville, Longwy, Lunéville, Guebwiller, Saint-Dié sont des zones en « déprise ». Anne s’interroge : Comment faire pour que ces villes au patrimoine historique riche mais dégradé se réveillent ? Comment réintroduire de la vie dans ces centres-villes dont les boutiques affichent des volets clos et des panneaux « À vendre » ? Comment inciter des familles à venir se réinstaller ici ? Pascale est catégorique. Elle affirme que « les enjeux de la ville de demain, c’est l’accueil et la ville durable » et que les petites villes ont vraiment leur carte à jouer, même si les obstacles sont légion… Elle s’interrompt soudain : « J’ai un rendez-vous à deux heures ». Moi aussi ! Et Anne ironise : « Je ne me suis pas rendue compte du temps qui file… je suis presqu’à la retraite ! »


Par Jean HansMaennel
Photos Klara Beck

Brasserie Wow
32-34 Rue du Jeu-des-Enfants
Strasbourg