Jérôme Forgiarini et Jean-François Virot-Daub

Le président de la société Jérôme Forgiarini et le directeur général de Citiz Grand Est Jean-François Virot-Daub  se mettent à table avec Jean HansMaennel au Café Surtout.

Le soleil inonde la ville, l’été pointe. J’arrive place de la Bourse, à la bourre. Ça roule mal à Strasbourg. Je gare ma voiture, en me battant avec un de ces nouveaux parcmètres (il faut Bac+5 et du wifi pour payer sa place de parking, maintenant…). Je finis par l’emporter, je traverse la rue. J’entre dans le café Surtout, un tout nouveau café « Art de la table » et cuisine du jardin. Mes invités sont attablés, et Klara, ma complice photographe, a déjà commencé à les mitrailler : Jérôme Forgiarini, président de la société éponyme créée par son grand-père à Kogenheim, et Jean-François Virot-Daub, sémillant directeur général de Citiz Grand Est, pionnier de l’autopartage en France. Le premier sirote une bière Perle IPA signée par mon ami maître-brasseur Christian Artzner, le second déguste un verre de Changele, un petit vin blanc alsacien. « Est-ce que vous me laissez faire votre menu ? » : la maîtresse des lieux vient nous accueillir avec cette surprenante question. Laissons-nous faire…

Jérôme Forgiarini et Jean-François Virot-Daub ne se connaissent pas. Sauf de réputation. JF avoue que son premier réflexe a été chercher JFVD sur Linkedin. À 36 ans, Jean-François Virot-Daub dirige en Alsace et en Lorraine Citiz, entreprise qu’il a rejoint il y a 10 ans (quand elle s’appelait encore Auto’trement), après un premier job dans une association d’éducation à l’environnement et des études à Strasbourg guidées par ce désir : agir pour l’environnement. « Si Citiz n’existait pas, aujourd’hui à Strasbourg il y aurait quasiment 2000 voitures en plus. Une voiture en autopartage en remplace dix. Citiz permet d’économiser 2000 tonnes de C02 par an et nous changeons le cadre de vie : moins de voitures en ville, ce sont des rues et des places désengorgées. »

Jérôme Forgiarini est un Alsacien pure souche, petit-fils de migrant. Son grand-père paternel, après la deuxième guerre mondiale, est venu d’Italie, avec pas grand-chose en poche. Il était charpentier-menuisier-ébéniste. On était en pleine reconstruction. Petit à petit, il a bâti l’affaire familiale, à Kogenheim. « Il a construit une très belle société, mais d’abord une famille. Ses trois enfants travaillaient avec lui, et souvent aussi leurs conjoints, puis les enfants… On a été jusqu’à 13 parents à travailler dans l’entreprise familiale. C’est assez rare ! Aujourd’hui nous sommes cinq à la troisième génération : mon frère, nos deux cousines, notre cousin et moi. » Ils ont hérité du tempérament de développeur du fondateur : en 10 ans, Forgiarini est passé de trente personnes à 90 et s’est déployé sur 4 sites : le siège et site historique de Kogenheim, deux implantations à Vendenheim et Lampertheim, ainsi qu’un magasin à Mulhouse-Ile Napoléon. « On est dans les matériaux de décoration et de finition, carrelage, portes, aménagement de salle de bain, tout ce qui permet de décorer à l’intérieur ou à l’extérieur. Et tout cela est un prétexte à travailler en famille, à être ensemble, à partager, aider les autres aussi un peu… »

La patronne revient nous voir. « Voilà des petites choses en entrée », annonce-t-elle en déposant plusieurs bols sur la table : lentilles beluga, chou-fleur petits pois, noisettes du Piémont, ciboulette, fromage blanc… Je me demande quelle est la spécialité du resto qui semble tout neuf. À priori, beaucoup de choses locales. On mange local. Locavores nous sommes. Jean-François nous apprend que la patronne travaillait chez Hermès, « elle fait partie de ces personnes qui ont le courage de changer de vie », commente-t-il. La voilà qui revient vers nous, avec d’autres plats : « céréales de chez moi, tomates taboulé… » C’est quoi l’idée du lieu ici, je demande ? « Y a pas d’idée, s’exclame la patronne dans un grand sourire. On mange bien, tout ce qu’on trouve au marché, on cherche et puis on cuisine, voilà ! Je n’aime pas l’idée de spécialité, non. Je trouve un chou-fleur, je cuisine le chou-fleur, voilà ! » Oui d’accord, mais il y a une attitude, j’insiste… Elle l’admet « Oui, c’est une maison, une cuisine de femme, locale et de saison. Du bon produit, du bien fait. On a ouvert il y a quatre mois. » La patronne s’appelle Ayse. Singulier prénom. Ayse Wilhelm. Elle est Kurde. J’aime les Kurdes, ce peuple de 60 millions d’habitants sans terre, cette nation sans pays. Jérôme Forgiarini – qui a googelisé avant de venir – nous apprend que le café Surtout est un fastfood avec des produits locaux, mais où l’on mange dans des assiettes, avec des couverts et des verres, pas de gobelets en plastique, zéro déchets… Comme toujours, c’est la rédaction de Zut qui a choisi le lieu. Depuis peu, c’est elle aussi qui fixe le thème de la discussion. Et comme elle fait bien les choses, pour le coup c’est même le lieu qui nous invite à parler du sujet choisi : la RSE. Traduction : la responsabilité sociétale des entreprises ou encore la responsabilité sociale et environnementale.

Jérôme, qui a soigneusement préparé la rencontre, nous avoue avoir bachoté un peu le sujet avant de venir. « La RSE, finalement, c’est que des grosses théories. La question c’est comment tu la vis en fait, au jour le jour. C’est du développement durable, avec les trois axes : économique, social, environnemental. » Je suis impressionné par le défilé des plats. Ce n’est que l’entrée ? Eh oui ! C’est bon et copieux. Comme la RSE. Subtil et complexe. Jérôme poursuit son raisonnement de chef d’entreprise responsable : « Il y a toutes ces choses que tu fais déjà mais sans les nommer : recycler, trier, te préoccuper du bien-être des salariés, accompagner les gens, se poser des questions… Et soudain, tu apprends que c’est de la RSE ! Alors tu te dis, on ne communiquait pas dessus. » La RSE affaire de pratiques, mais aussi outil de communication. « On est complétement dans la société actuelle : tout ce que tu fais il faut que tu le valorises ! Or le nombre de fois où on a fait des trucs sans rien en dire… »

JFVD renchérit. « La RSE est une démarche d’amélioration continue. On rejoint les process qualité. Tu peux toujours faire mieux, faire bouger les lignes sur l’aspect social, environnemental ou économique. » Le combat de Citiz est de rendre les gens moins accros à l’automobile. « C’est un outil génial, la bagnole, pour aller dans un endroit autrement inaccessible. Par contre, c’est un mauvais outil pour aller d’ici à la gare, car il n’a aucune efficacité : il est hyper polluant, comparé au tram qui est juste à côté, plus rapide et plus simple d’usage ; ou même au vélo ou au fait d’y aller à pied. La liberté, c’est d’utiliser la voiture quand j’en ai besoin ; là, je sors mon appli et dans trois minutes je suis au volant. Le reste du temps, quand je n’en ai pas besoin, ça ne prend pas de place. » Citiz aujourd’hui c’est 12 opérateurs indépendants, un réseau national qui offre des services à ses membres et développe l’autopartage dans les villes de France, et des structures locales coopératives.
« Mon grand-père nous disait toujours : vous allez chez les clients. C’est de l’économie circulaire : tu vends du carrelage ou du parquet à un resto, tu vas manger là-bas. Parce qu’il faut faire vivre ceux qui te font travailler. » Jérôme Forgiarini a retenu la leçon, avec son frère et ses cousins. Ils sont allés voir dans la région qui fabriquait quoi, puis ils ont déposé à l’INPI une marque « Made in Alsace » et ils ont éco-labellisés tous les produits fabriqués en Alsace qu’ils utilisent. « Le client qui vient dans nos magasins connaît ainsi l’origine locale du produit. Et je leur dis : quand vous achetez votre meuble de salle de bain, vous faites travailler votre cousin, votre frère ou votre voisin, c’est important ! Et moi cela me permet de créer du pouvoir d’achat sur la zone de chalandise, pour espérer avoir des clients. Avant les meubles, je les achetais où ? En Espagne, à Lyon ou ailleurs. C’est bien. Mais les gens de Lyon ne me font pas manger. Produire local, consommer local : ça n’existait pas dans notre domaine ; on l’a fait parce que notre grand-père nous a éduqué comme ça. On ne l’a pas fait en pensant RSE. »

Ayse nous apporte ses lasagnes faites maison, servies avec une petite salade de saison, du jardin, et une bonne bouteille de syrah. Et prend la commande de dessert : tarte framboises, fraises ou abricots ?

L’arbre ne cache-t-il pas la forêt ? Les grands problèmes des hommes et de la nature – les vrais enjeux du développement durable– sont loin d’être réglés. Peut-être même s’aggravent-t-ils. Il doit bien y avoir un milliard de gens qui crèvent de faim sur terre, alors que celle-ci a largement de quoi les nourrir ! Et notre petite planète est aujourd’hui rongée par le cancer de ses deux poumons : la destruction des forêts et la pollution des océans. La bonne conscience que tu peux avoir en triant tes déchets, en mangeant local ou en diminuant un peu l’émission d’hydrocarbure par l’usage d’une automobile hybride ou le recours à l’autopartage est bien peu de chose face à la réalité du fiasco écologique planétaire. Quel est l’impact réel de la RSE ?

JFVD nuance le propos, il croit à la politique des petits pas. « Si tu as la clé de ta voiture en poche, quand il fait moche, tu as tendance à te dire, ce trajet je vais le faire en voiture. Si tu n’as plus la clé en poche, tu prends un parapluie et tu y vas à pied. Le service Citiz te force à te poser la question. Ça c’est très important pour le changement des mentalités. Un bon client chez nous est celui qui a compris que la voiture n’est pas le seul bon outil et qui va utiliser notre service de moins en moins parce qu’il va trouver plein d’astuces pour se déplacer autrement ou pour ne pas se déplacer. Et là, c’est intéressant et vertueux. Et ce n’est pas que de la bonne conscience. »

« Est-on obligé de mettre des contraintes aux gens pour qu’ils raisonnent de façon sensée ? », se demande Jérôme. Nous nous accordons à penser que oui. Quand il s’agit de faire changer des habitudes sociales, la force est souvent nécessaire. Celle de la loi. Celle de la volonté. Volonté politique ou volonté du chef. Volonté commune des chefs. C’est toujours elle qui fait défaut quand les situations aberrantes durent. Et c’est elle qui fait effet quand les choses changent.


Par Jean HansMaennel
Photos Klara Beck

Café Surtout
11, rue de la Brigade Alsace-Lorraine
Strasbourg