The Crown : combat(s) de femme(s)

The Crown (saison 2, épisode 8), Elizabeth II et Jackie Kennedy se rencontrent.

Regarder, lire, apprécier avec ce que l’on est. La chronique Identités en séries, c’est un regard personnel et intime sur la représentation des identités, des sexualités et des genres dans les séries. Quatrième épisode : The Crown, créée par Peter Morgan et diffusée sur Netflix.

À l’heure du thé, elles se font face. Duo au sommet : Jackie Kennedy et Elizabeth II. Toutes deux marquées par l’influence et le pouvoir potentiel de l’autre. Tout se joue en un épisode – Dear Mrs Kennedy –, probablement le meilleur de la saison. Elizabeth, qu’on voit depuis quelques épisodes déjà lutter contre ses désirs d’assumer une féminité qui n’est pas celle d’une reine qu’on tient en tenaille entre traditions et retenue bien anglaise, se révèle. Lorsqu’elle voit l’élégante Jackie apparaître sur son téléviseur, en femme qu’elle suppose libérée : belle, filiforme, attifée des vêtements les plus sobres et clinquants à la fois, de celle qu’on pourrait dire “moderne”, adoubée par la foule, pire, par les médias qu’elle peine elle à séduire, Elizabeth ne dit rien, mais trésaille. Jackie la renvoie à ce qui lui échappe, à ce qui lui manque, à ce qu’elle cherche à combler mais qu’elle ne peut pas saisir. En femme, on devine aisément ce qu’elle traverse. Derrière la jalousie, comme toujours, se joue à l’intérieur une lutte infatigable entre l’ego, l’image que l’on souhaiterait renvoyer à l’Autre et ce que l’on voudrait profondément être toujours freinée par les limites qu’on se fixe ou celles qu’on nous impose. Cette femme-là, elle l’abhorre.

Quand vient la rencontre, un dîner non-officiel, ce sentiment est amplifié par l’attitude cavalière de son mari, Philip, qu’on se mettra à bien des égards à détester – on ne parlera pas ici des supplices inhumains (au sens propre) qu’il infligera à son fils. Tout homme qu’il est, il se plaira à chercher à obtenir les faveurs de l’Américaine quand Elizabeth ne laisse rien paraître de la foudre qui la remue. Quelques heures plus tard, elle s’octroie – ce n’est pas visiblement pas le protocole – le plaisir un tantinet malsain de faire visiter ses appartements privés à Jackie Kennedy. S’engage une discussion sur leurs manières d’envisager la vie publique, pesante, et son lot d’injonctions : que faire lorsqu’on l’on désire autre chose mais qu’une force qui nous dépasse nous empêche de l’obtenir ? Quelques temps plus tard, notre reine anglaise se verra ensuite rapporter des propos désobligeants tenus par Jackie Kennedy à son égard lors d’un dîner dans les sphères cultivées de la bourgeoisie londonienne.

En plein rapprochement du Ghana avec l’Union Soviétique (menaçant alors l’équilibre du Commonwealth), elle prendra en charge un déplacement diplomatique pour sauver les relations entre les deux pays. Une décision politique aussi dangereuse qu’audacieuse, donc étonnante eût égard de la position purement symbolique de la reine d’Angleterre. En une danse avec le président ghanéen, largement relayée par les médias, elle renversera la situation à l’avantage des Britanniques. Derrière ce geste, transparaît évidemment l’empreinte laissée par la première dame américaine : l’impuissance et la colère laissées par les cancans, auront généré le risque et l’envie. Jackie Kennedy honteuse, finira par solliciter un rendez-vous avec Elizabeth II pour effacer son indigence à l’heure du thé. La reine jouera alors de sa position de force – sublime indice glissé là par le scénariste : une tartine largement beurrée et avalée par la reine enfin débarrassée de tout complexe – alors que la “traitresse” se confond en excuses et en justifications aussi sincères que terribles. Dans l’ombre d’un mari violent, souvent droguée pour supporter la pression, elle concède avoir perdu le contrôle…

Une femme, ce sont des histoires multiples, des traumatismes évidemment, mais aussi des schémas intimes auxquels on cherche à réchapper. Qu’elle que soit cette femme. Elizabeth aura cherché à projeter sur Jackie ses propres luttes, doutes, malaises et maladresses, sans considérer que son égale combat ses propres démons avant de l’envisager dans sa totalité, puis de la comprendre. Plus tard, elle saura, elle, pourquoi Jackie Kennedy aura, les heures suivants l’assassinat de JFK conservé ses vêtements ensanglantés. Cet épisode, aussi fascinant soit-il lorsqu’il révèle les mécanismes intimes à l’œuvre dans les sphères du pouvoir, l’est aussi pour la sincérité avec laquelle il traite les rapports parfois conflictuels entre femmes. Il me rappelle mes propres luttes – qui suis-je ? Qui voudrais-je être sans avoir à me référer à un quelconque modèle ? –, celles de mes proches, mais aussi ces frictions entre féminismes. Qu’est-ce qui, au fond, nous réunit ? Ces luttes internes et continuelles qui nous surplombent, cette histoire dont on ne sait que jeter ou que conserver, et ces poids, toujours ces poids, qu’ils viennent du dedans, d’eux ou d’ailleurs dont on cherche à se délester. Derrière une affirmation, derrière une histoire, il y a toujours des sensibilités qui peuvent nous échapper. Elles sont d’autant plus belles lorsqu’elles sont multiples. 


Par Cécile Becker