Rien à foutre : embarquement immédiat

Rien à foutre. Cette expression libératrice est le titre du long-métrage d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, sur les écrans le 2 mars. Quand ce qui nous entoure est régi par la performance, comment revenir à l’essentiel ?

Rien à foutre festival entrevues à Belfort
Emmanuel Marre et Julie Lecoustre lors du festival EntreVues à Belfort où Rien à foutre a été présenté en avant-première. © Zélie Noreda

Premières images. Nous sommes au comptoir d’une compagnie aérienne low-cost. Gros plan sur une hôtesse de l’air interprétée par Adèle Exarchopoulos. Une manager parle, le paysage est posé : performance et compétition. Les hôtesses et stewards sont tenus de vendre à tour de bras parfums et autres accessoires à bord. C’est chacun pour soi et tout pour le chiffre. Rien à foutre de l’esprit d’équipe ou des états d’âme. L’important, c’est la tune, le flouze ; pourvu qu’il soit généré le plus vite possible. Rien à foutre. À bord et dans les airs, Cassandre (Adèle Exarchopoulos) – personnage dont nous n’apprenons le prénom qu’au bout de 40 minutes comme pour signifier son effacement le plus total – semble en avoir rien à foutre, de rien ni de personne. « Tu t’attaches pas, t’aimes les gens pendant deux heures et puis salut. » Elle enchaîne les vols, les fêtes et les aventures d’un soir glanées sur Tinder. Les choses zappent, lassent, les amours aussi passent.
Cassandre est au-dessus de tout, mais (et c’est la seconde partie du film) les traumatismes qui la hantent finissent inévitablement par la rattraper avec un retour dans la maison familiale et tout ce que cela suppose. « Cette distance, elle existe chez Cassandre dans une forme d’auto-conviction initiale, explique Julie Lecoustre, autrice et réalisatrice au même titre que son binôme Emmanuel Marre. C’est-à-dire que le rien à foutre de Cassandre, c’est un post-it mental pour ne pas oublier d’en avoir rien à foutre. Pour fuir, aller de l’avant, et laisser derrière soi la tristesse, la douleur et la souffrance. En fait, le film observe à quel point elle n’en a pas rien à foutre. On avait en tête cette idée qu’au début du film, Cassandre soit plutôt ok avec le fait de rouler pour sa pomme, avec la philosophie de sa compagnie. Ce mode de vie lui va parce qu’elle s’y fond et s’y oublie mais quelque part, elle essaye d’en sortir. Pour nous, c’est un film sur le détachement et la naissance de l’attachement. » L’hermétisme et la froideur de façade du personnage n’enlèvent en rien à l’empathie titillée chez le spectateur. 

Rien à foutre
Dans Rien à foutre, Adèle Exarchopoulos interprète une hôtesse de l'air d'une compagnie low-cost.

Géographies de l’intime

Cassandre parle peu, ne se révolte pas. Tout passe dans ses regards (quelques plans s’attardent sur son visage) et dans ce qu’elle ne dit pas. « On est vraiment partis de son incapacité à exprimer les choses, comme beaucoup de gens finalement, constate Emmanuel Marre. Elle a acheté un rêve, un horizon plus large en travaillant pour cette compagnie mais découvre que la petite ville dans laquelle elle a grandi, cette vie qu’elle croyait petite, n’a pas moins d’importance. » Rien à foutre parle aussi de géographies : ces lieux que l’on traverse, ces lumières qui nous touchent, qui infusent nos émotions. Julie Lecoustre confirme : « On a un intérêt viscéral pour le côté commun, banal, ordinaire. Nos plus grands drames intimes et tragédies personnelles ne sont pas dans des endroits grandiloquents, ils peuvent être sur un rond-point [la mère du personnage est décédée dans un accident de voiture, ndlr], dans un lotissement, une rue… des endroits qui sont le cadre de nos vies intimes. » Le cadre plus large dans lequel le film se loge (mise en compétition, disparition du sensible derrière des enjeux financiers) est aussi une manière pour le duo d’insister sur l’économie actuelle, qui, peu à peu, rogne sur l’intime et rend parfois impossible l’expression d’émotions. En toile de fond, deux questions se posent : comment se révolter à grande échelle, collectivement, quand nos luttes internes sont difficilement exprimables et s’effacent derrière le tintamarre ambiant ? Qu’est-ce que la réussite ? Cette dernière s’exprime dans le film par des bouts de vie de ficelle mis en scène sur les réseaux sociaux ; quand la tyrannie de l’apparence force le rêve bigger than life.
Formellement, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre empruntent d’ailleurs aux codes des réseaux sociaux pour filmer quelques scènes : dont deux où l’intime, justement, s’exprime, et qui semblent être tournées avec un téléphone dont le flash est activé – le duo dit s’être inspiré des photographies de Juergen Teller et Nan Goldin – ; ou caméra embarquée au-devant ou à la suite de Cassandre. L’image bouge, rebondit, suit, se pose, s’arrête, souffle ; comme pour suivre les remous du personnage. La colorimétrie de la première partie du film, rutilante et glaciale à la fois, correspond à l’artificialité d’une vie mécanique et surexposée ; dans la seconde, le duo s’est autorisé plus de douceur et notamment la pellicule 16 mm pour appuyer sur l’atmosphère désuète qu’on associe à un retour dans la maison familiale avec ce que cela suppose d’authenticité. Rien à foutre, duel sur le fond comme dans la forme, interroge et infuse pour ce qu’il met en jeu de soi : que souhaitons-nous fondamentalement ? Quel rapport construire avec le monde et les autres ? Qu’est-ce qui est vrai et qui ne l’est pas ? Un plaidoyer pour ne pas en avoir rien à foutre.


Rien à foutre de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, en salles le 2 mars.


Par Cécile Becker