Une passion à la croisée des âges

« L’amour n’a pas d’âge, il est toujours naissant » écrivait Blaise Pascal. Dans Les jeunes amants, le nouveau film de Carine Tardieu, ces quelques mots prennent tout leur sens. Avec beaucoup de beauté et de pudeur, Fanny Ardant et Melvil Poupaud y mettent en scène la rencontre amoureuse inattendue entre Pierre, quarantenaire marié et père de deux enfants, et Shauna, une femme de 25 ans son aînée. Si les histoires intergénérationnelles ont tendance à se heurter au regard de la société, ici ce n’est pas la différence d’âge qui nous frappe, mais la force bouleversante de cet amour corps et âme contre lequel rien ne peut lutter. Avec brio, Carine Tardieu nous offre les émois et atermoiements d’une femme qui pensait ne plus avoir l’âge pour l’amour et d’un homme qui croyait avoir déjà tout construit. Lentement, se déroulent les sentiments caractéristiques de la rencontre qui éclipse tout, de celles qui nous laissent pantois.

Les jeunes amants
Fanny Ardant redécouvre l'amour dans les bras de Melvil Poupaud.

Les jeunes amants raconte l’histoire d’amour entre un quarantenaire et une femme de 25 ans son aînée. Selon vous, ce sujet est encore tabou aujourd’hui ?
Carine Tardieu : Je le constate malheureusement. D’où cela vient-il ? De cette société patriarcale dans laquelle les femmes n’existent vraiment que lorsqu’elles ont vingt ans. Seules les jeunes femmes peuvent être aimées. À 40 ans, elles sont regardées comme des mères puis elles passent au stade de grands-mères et elles n’ont plus le droit d’être amoureuses. 

Dans l’esprit collectif, il y a un âge où le désir disparaît chez les femmes.
Carine Tardieu : Absolument et pourtant, dans la réalité, c’est loin d’être le cas. Il n’y a aucune raison que ça cesse. Ça ne pose de problème à personne d’imaginer les hommes faisant l’amour à 80 ans, mais des femmes si.
Fanny Ardant : Je pense qu’il y a une raison. C’est biblique, on ne peut pas imaginer ses parents faisant l’amour. Dans le bon sens commun de la société, on se marie et on fait l’amour pour avoir une progéniture. Après on n’a plus envie d’imaginer sa mère ayant des rapports charnels. On n’a pas envie de savoir, donc on le condamne.
Melvil Poupaud : Il est vrai que passé un certain âge, le corps des femmes n’est plus du tout sexualisé. Il n’y a pas d’images sexy de femmes de 50, 60, 70 ans. Ce sont toujours des jeunes femmes qui sont représentées comme des objets sexuels. Peut-être que c’est aussi lié à la reproduction, on se dit que tant que la femme peut avoir des enfants c’est sexy, puis quand elle ne peut plus en avoir il n’y a plus rien de sexy donc on passe à autre chose. Ce sont des clichés. Ce n’est pas un film qui veut combattre totalement ce cliché, il parle avant tout d’amour et d’un couple. Dans les mélos, il faut toujours un empêchement, ici c’est la différence d’âge. Lorsque j’avais tourné dans Laurence Anyways, c’était le fait que mon personnage veuille se transformer en femme qui rendait l’accomplissement de son histoire d’amour compliqué. Dans un autre film, ce sera un homme qui part à la guerre. Tous ces exemples ne sont que des prétextes. Le but du film est de raconter une histoire entre deux personnes qui s’aiment et qui sont empêchées de vivre cet amour. Le spectateur vibre car il a envie qu’ils se retrouvent. Dans Les jeunes amants, le prétexte est la différence d’âge mais ce n’est pas plus qu’un prétexte. 

La société continue de mettre en doute la sincérité de ces amours intergénérationnels. Il n’est pas rare d’entendre dire qu’une jeune femme en couple avec une homme de 30 ans son aîné est forcément avec lui pour son argent.
Carine Tardieu : Encore une fois on juge la femme, mais pas l’homme. 

Blaise Pascal disait : « L’amour n’a pas d’âge, il est toujours naissant. »
Carine Tardieu : J’en suis persuadée. C’est ce que raconte le titre de mon film. L’amour, c’est toujours une première fois. À chaque fois qu’on tombe amoureux, c’est nouveau.

Les jeunes amants
Une histoire d'amour qui bouscule les conventions.

On le remarque d’ailleurs avec Shauna. À 71 ans, cet amour sur le tard lui procure des émois qu’on pourrait qualifier d’adolescents. Le regard qui pétille, le sourire insouciant… On lui donnerait 20 ans.
Carine Tardieu : Elle vibre, c’est exactement ce que je voulais montrer.
Melvil Poupaud : Shauna est retraitée, a sa maison en Irlande, elle ne s’attend plus à avoir un coup de foudre, une histoire d’amour avec quelqu’un. Que ce soit un jeune ou un moins jeune. Comme beaucoup, passé un certain âge, elle se dit que ce n’est plus pour elle. À 70 ans, peu de gens s’autorisent à tomber amoureux ou même à avoir une relation charnelle. Donc petit à petit ça s’éteint, puis quand ça se réveille, on réalise que c’est intact. C’est ce qui est beau, on sent que Shauna est aussi vibrante que mon personnage qui n’est pas non plus un jeune homme de 20 ans. C’est quelqu’un qui a 45 ans et qui ne s’attend pas à ce que ça redémarre, parce qu’il a sa femme, ses enfants, qu’il est installé. Il ne s’attend pas du tout à chambouler tout ça pour repartir de zéro dans une histoire d’amour, donc ils en sont un peu au même point. Même s’il y a une différence d’âge, ils sont tous les deux surpris par le fait de tomber amoureux à nouveau. 

Lorsque son histoire avec Shauna débute, Pierre va immédiatement en parler à sa femme. Il est lui-même désemparé face à ses sentiments inattendus.
Carine Tardieu : C’est irrépressible. 

On s’aperçoit que Jeanne prend plutôt bien l’incartade de son mari, jusqu’au moment où elle apprend que Shauna a 70 ans.
Carine Tardieu : Elle est le reflet de la société. Elle se dit qu’un homme de 40 ans qui a une histoire avec une femme de 70 ans, ce n’est pas une passade, c’est forcément une histoire d’amour. Elle pense qu’on ne peut pas avoir seulement une aventure avec une femme de cet âge. Sa première réaction est la réaction qu’aurait n’importe qui au regard de la société dans laquelle on vit. A priori, on a plus de facilités à se dire que c’est seulement physique lorsque notre compagnon nous trompe avec une femme plus jeune.

Qu’est-ce qui vous a appelé dans ce scénario ?
Melvil Poupaud : Son côté très cinématographique. Ce genre de films que sont les mélos, où l’on vibre parce qu’on a vraiment envie que les deux personnages se retrouvent, s’embrassent, se prennent la main. Ce genre de films qui vous donnent envie de tomber amoureux et de vivre pleinement la rencontre avec toutes les péripéties qu’on connaît, les premiers coups de fil, les premiers textos. Je trouvais que ce côté adolescent de la mécanique de l’amour qui se met en place était très bien restitué. Au début, mon personnage ne se rend pas compte qu’il est en train de tomber amoureux, on sent qu’il est troublé par cette femme mais il ne réalise pas. Petit à petit, il lui laisse un message, il est irrépressiblement attiré par elle, mais ne se doute pas qu’il va vivre une grande histoire d’amour. Je trouvais que tous ces petits moments étaient très bien écrits dans le scénario. On se rappelle de ces premiers moments où on ne se connaît pas encore mais où on apprend… Jusqu’au moment où ça devient plus dramatique et où on est ému parce qu’on se dit que ce n’est pas possible que ces deux personnages ne se retrouvent pas et ne vivent pas cette histoire à 100%. On en veut aux autres de les empêcher. On en veut à la société de trouver ça bizarre que ce soit un mec plus jeune avec une femme plus âgée. Il y avait tout ce côté grande histoire d’amour que je trouvais beau et que je n’ai pas joué tant que ça dans les films. Le fait que Fanny Ardant joue le rôle de Shauna m’a aussi décidé à faire le film. Quant à Carine Tardieu, j’ai adoré ses films et je savais qu’elle avait envie d’une mise en scène très sophistiquée, flamboyante, épique avec du souffle. Elle nous avait demandé de regarder des films qui allaient dans ce sens, comme La fille de Ryan de David Lean, avec des grandes plages en scopes, la musique, un côté presque hollywoodien. Je trouvais ça plus intéressant que le côté trop minimaliste de certains films français. Tout ça m’a beaucoup plu.
Fanny Ardant : Je pourrais presque dire la même chose. Comme je suis de nature obsessionnelle, il n’y a que l’amour qui m’intéresse. J’aimais beaucoup ce scénario parce qu’il parlait de l’amour qu’on peut décliner de toutes les façons. De la déception, de l’attente, du désastre. Il y avait une sorte d’histoire rarement racontée. 

Les jeunes amants
Les jeunes amants est le quatrième film de la réalisatrice Carine Tardieu.

On voit que Shauna et Pierre sont irrépressiblement attirés l’un par l’autre mais qu’il y a un temps d’hésitation car céder à ce désir implique beaucoup de choses. La scène à la gare constitue un très beau moment de bascule.
Melvil Poupaud : C’est là que Pierre se décide. Il y a également le coup de fil et les échanges de textos. La scène où Shauna répond aux SMS de Pierre et se trompe dans ses mots à cause du correcteur automatique m’a beaucoup fait rire car moi-même je n’ai pas de smartphone donc je sais que c’est parfois compliqué quand on est face à quelqu’un hyper à l’aise avec le côté technologique. Ça raconte aussi notre époque et ce qui se passe dans notre société. Ce sont deux personnages très libres qui décident de ne pas tenir compte des conventions et des codes, ils choisissent de s’émanciper de tout ça. 

Pierre n’a aucune honte à se montrer au bras de Shauna qui, elle par contre, est très pudique.
Fanny Ardant : Parce qu’elle est très lucide, elle est intelligente et a ce côté adolescent avec la peur des amours naissants. C’est une vraie histoire d’amour, ce n’est pas qu’une attraction physique. C’est quelque chose d’âme à âme, le corps vient après. Elle a une grande lucidité sur elle-même, elle a cette pudeur qui pourrait ressembler aux atermoiements du début de l’adolescence. 

Arrive le moment où Shauna rejette l’amour que Pierre lui porte, prétextant une histoire impossible. Davantage que l’écart d’âge, il s’agit plutôt d’une peur qu’elle a en elle de s’abandonner à cet amour.
Carine Tardieu : Shauna savait déjà qu’elle était malade, mais lorsqu’elle quitte Pierre, elle vient d’apprendre que la maladie passe dans une phase un peu plus active. Pendant un temps, à ses côtés, elle avait un peu oublié son âge et tout d’un coup, comme une évidence, elle se rappelle qu’elle est mortelle. Il y a une déchéance possible et elle ne veut pas qu’il la voit dans cet état. C’est une forme d’immense pudeur. Elle se dit aussi qu’en restant avec elle, il va gâcher sa vie, alors qu’elle va peut-être mourir dans peu de temps. Elle voit les choses en noir, elle panique. Il y a eu un court temps pendant lequel elle s’est laissée aller à cette histoire puis d’un coup la réalité prend le dessus. 

C’est une immense preuve d’amour que de ne pas vouloir lui infliger son état de santé qui décline.
Carine Tardieu : Absolument, elle a l’impression qu’il sacrifie quelque chose de sa vie et que ce n’est voué à rien. Elle le quitte par amour bien sûr. Si elle ne l’aimait pas au fond, elle en profiterait jusqu’au bout, sans état d’âme. 

En arrière-plan de votre film, on découvre la perception de l’amour à tous les âges avec des personnages secondaires comme la fille de Pierre qui redoute de ne jamais tomber amoureuse ou son meilleur ami Georges. Ce dernier enchaîne les aventures avec des filles de 20 ans et pourtant il s’offusque de l’histoire entre Pierre et Shauna.
Fanny Ardant : Oui, mais parce que Shauna est une amie de sa mère.
Carine Tardieu : Pour lui c’est quasiment incestueux. Pierre est son meilleur ami, c’est comme un double de lui-même donc il a l’impression qu’il couche avec Shauna. Dans un premier temps, cette idée lui est insupportable.

Pensez-vous que l’amour peut s’affranchir des barrières sociales ?
Carine Tardieu : Bien sûr, je pense qu’il le peut. Cependant, il y a des histoires d’amour qui sont empêchées par la société et qui s’en voient détruites. Certains ne résistent pas à la pression sociétale. Il faut être costaud pour avoir une impulsion, pour passer au-delà. Ça peut arriver quand on est jeunes aussi, qu’on veut se marier avec quelqu’un qui par exemple n’est pas de sa religion ou de son milieu social et que la famille fait pression. En France, on a la chance d’avoir majoritairement une forme de liberté pour vivre une histoire d’amour, mais parfois on se l’interdit soi-même. On est tellement formatés, on a tellement peur du regard des autres. On peut par exemple être séduit par quelqu’un qui est très laid et puis se dire simplement : « Je ne peux pas me montrer avec cet homme-là ou cette femme-là. »
Fanny Ardant : Mais est-ce que la peur n’est pas exactement la base de l’amour ? Si on n’a plus peur ça veut dire qu’on s’est endormi et que ce n’est plus de l’amour, c’est devenu autre chose, c’est du compagnonnage. Que vous ayez une grande différence d’âge ou que vous ayez le même âge, si vous n’avez plus peur, c’est un signal d’alarme. 


Propos recueillis le 18 janvier dans le cadre de l’avant-première du film, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.
Les Jeunes Amants, de Carine Tardieu, actuellement en salles.


Par Emma Schneider