L'événement : récit d'un avortement clandestin

Dans la France des Trente Glorieuses, la contraception et l’avortement sont interdits. Les femmes se débrouillent, s’arrangent dans les greniers, au fond des cours, sur des tables de cuisine, se livrent dans la clandestinité aux mains de « faiseuses d’anges » équipées d’aiguilles à tricoter ou de sondes. Risquer l’emprisonnement est loin d’être le pire afin d’échapper à une grossesse non-désirée face au risque d’en ressortir stériles, mutilées, de succomber à une hémorragie ou à une infection. Face à l’horreur, le traumatisme est irréversible. Bien avant Simone Veil et la loi de 1975 dépénalisant l’avortement, elles ont été nombreuses à braver l’interdit. Dans un livre paru en 2001, Annie Ernaux fait le récit de ce qu’elle appelle L’événement. À la première personne, elle brise le tabou de l’avortement clandestin, racontant son expérience personnelle, celle d’une étudiante de 23 ans tombée enceinte par accident dans les années 1960. La lecture de ce processus raconté sans filtres choque profondément la réalisatrice Audrey Diwan qui adapte le livre au cinéma. Son film ne détourne pas le regard et offre une vision indispensable de ce parcours d’une rare violence, entraîné par des lois fustigeant les droits des femmes.

L'événement Film Audrey Diwan
Le film d'Audrey Diwan ne détourne pas le regard et offre une vision indispensable de ce parcours d'une rare violence, entraîné par des lois fustigeant les droits des femmes.

Quel est votre rapport à Annie Ernaux et son œuvre ?
Un rapport de lectrice assidue. Écrire la vie est un de mes livres de chevet, c’est un recueil de ses textes avec une partie de son journal intime. J’avais lu énormément de ses livres mais je n’ai découvert L’événement qu’il y a quelques années quand j’ai avorté. Une amie me l’avait conseillé.

Dans L’événement, Annie Ernaux relate son avortement clandestin dans les années 60. Qu’est-ce qui vous a donné envie de l’adapter ?
J’ai été vraiment choquée par l’immense différence qui existe entre ce que j’avais projeté d’un avortement clandestin et la réalité de ce parcours. J’ai vécu comme beaucoup de gens avec des symboles : les aiguilles, la faiseuse d’anges… Autant de mots qui existent mais où rien n’est précis. Découvrir la réalité de ce processus m’a mise en colère, d’autant que je réalisais mieux encore ma chance d’être née dans un endroit et à un moment où on a le droit de se faire avorter en étant assistée par des médecins sans avoir à risquer sa vie. C’est très révoltant de se dire que ce fait, selon l’endroit où on est, va être potentiellement un risque létal.

On réalise à travers votre film à quel point des milliers de femmes ont mis leur vie en danger afin de simplement pouvoir disposer de leurs corps comme elles l’entendent.
Je me souviens qu’en écrivant le film je me demandais : « À qui appartient le corps de la femme à cette époque ? Appartient-il à la loi, la science, la morale ? En dernier lieu, est-ce qu’éventuellement il lui appartient ? » Il y avait plusieurs hypothèses qui s’offraient à moi en écrivant et en explorant le livre. 

Pourquoi avoir choisi d’appeler votre personnage Anne plutôt qu’Annie ?
C’est un récit strictement autobiographique donc c’était délicat. À partir du moment où je l’adapte, je ne suis pas dans l’autobiographie, je crée des biais, je sors de l’histoire d’Annie Ernaux. Je cherchais une manière, un clin d’oeil de dire que ce n’était ni tout à fait elle, ni tout à fait une autre.

Issue d’un milieu social modeste, Anne est la première personne de sa famille à accéder aux études supérieures. Cette grossesse non-désirée ne s’apparente-t-elle pas aussi à un échec social pour cette jeune fille qui tente d’échapper au destin prolétaire de sa famille ?
C’est une trahison sociale je dirais. C’est l’espoir de parents qui décident de n’avoir qu’un enfant afin de lui offrir cette possibilité d’étudier. Elle est ramenée à sa condition sociale par son corps et par ce chemin-là, elle trahit les espoirs de ses parents, leurs sacrifices, leurs efforts. La honte sociale, c’est vraiment le produit de tout un dispositif qui fait dire à une femme : « Tu n’aurais pas dû faire l’amour, tu as préféré ton plaisir, maintenant paye. » 

Plusieurs hommes évoluent autour d’Anne, à commencer par son ami Jean. Sa première réaction lorsqu’Anne lui confie sa grossesse est d’essayer de l’embrasser, de coucher avec elle avec pour argument cette phrase glaçante : « Tu es déjà enceinte de toute façon »
« Qu’est-ce qu’on risque ? ». Jean est un personnage que j’adore car au commencement il est le pire et, au final, c’est un des rares personnages qui fait son chemin. Je me dis toujours que lorsqu’il y a une loi, qu’elle est dure et qu’on risque la prison, il y a très peu de héros. C’est le principe de nos sociétés et de la résistance. Jean est finalement une figure de la résistance, quelqu’un qui a été atroce de n’avoir rien compris et qui change d’avis, de mentalité et décide d’aider. C’est assez beau d’avoir des personnages secondaires qui font leur propre chemin.

Il est une des seules personnes à l’aider que ce soit dans son entourage masculin ou féminin. Lorsqu’elle se confie à ses amies, ces dernières refusent de l’aider par peur de la loi.
Ce n’est pas un problème de solidarité, c’est un problème de trouille, de peur. On parle des rares filles prolétaires arrivées à la faculté, d’une première génération qui accède aux études secondaires et de parents qui ont fait des sacrifices. Ce sont de très jeunes filles qui risquent d’aller en prison, je ne le vois pas comme un manque de solidarité mais comme un excès de peur. Ça correspond plus à la réalité de cette époque, ce n’est pas facile de tout foutre en l’air pour aider une amie. Elles ont envie de l’aider, elles sont extraordinairement peinées et inquiètes, elles sont au bord des larmes lorsqu’elles la lâchent.

L'événement film d'Audrey Diwan
Anamaria Vartolomei tient le rôle principal dans L'événement.

Lorsque son professeur de lettres demande à Anne pour quelle raison ses notes chutent soudainement, si elle a des problèmes de santé. Anne lui répond : « Je suis malade du genre de choses qui ne frappe que les femmes et qui les transforment en femmes au foyer ». On s’aperçoit que dans la grossesse non-désirée, la responsabilité incombe forcément à la femme. Les hommes se sentent très peu concernés.
Les hommes n’étaient pas élevés à se sentir concernés. Deux choses sont très importantes pour moi : d’abord de raconter ce film comme une ode à la liberté. L’avortement clandestin seul n’aurait pas suffit à déclencher mon envie de faire le film. Il y a l’avortement et la colère mais il y a aussi le désir féminin, la jouissance, cette envie d’accéder aux études, de s’élever. D’un côté la douleur, de l’autre la liberté. Ensuite, je n’ai pas eu envie de juger les hommes, parce que les hommes de cette époque sont le produit de leur culture et sont mal éduqués. Ils ne savent rien et ils ont été éduqués à se dire que ce n’est pas leur problème. Je ne suis pas manichéenne sur la question, je ne vois pas les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. En revanche, je vois une société qui ne considère pas les femmes comme les hommes et qui ne place pas la responsabilité au même endroit, ni le plaisir d’ailleurs.

Avec votre film, vous entraînez le spectateur dans une vision du réel d’une simplicité cruelle et violente. Il était important pour vous d’être au plus près de la réalité ?
Ce qui était important pour moi, à l’image de l’œuvre d’Annie Ernaux, c’était de ne pas détourner le regard. Je ne pouvais pas créer un film dans le prolongement de ce texte et baisser les yeux au moment où les choses se produisent, j’aurais trouvé que c’est un contresens avec l’œuvre initiale. Je ne cherche pas non plus à être choquante, je pense que la réalité de ce parcours et de ce moment l’est. Je ne cherche pas à choquer non plus quand je parle de sexe, j’essaye d’être dans tous les cas juste et de montrer avec justesse ce qu’est ce moment, cette jeunesse, ce désir, cette colère.

« Je voulais que le film ne soit pas une explication théorique de ce qu’elle parcourt, je voulais que ce soit une expérience des sens »

En tant que spectateur, on a parfois envie de détourner le regard face à la violence de l’avortement clandestin.
Je pense que si on a envie de détourner le regard, c’est parce qu’on n’a pas de représentation. Il y a une part d’inédit là-dedans, ce sont des images qu’on ne connaît pas et les images qu’on ne connaît pas ont tendance à marquer, l’inédit frappe l’esprit. Mais ça prouve aussi que l’absence de représentation est la force du tabou.

On a forcément de l’empathie pour elle, on se met à la place du personnage, il y a des choses très dures, on se dit que c’est incroyable de devoir en arriver là, de ne pas avoir d’autres choix.
C’est sûr. Ce qui était important, c’est que rien ne soit théorique, mais plutôt vécu comme une expérience. Pour moi ce qui distingue le théorique du vécu c’est une relation à la durée des plans. Si je dis à mon actrice de faire une tête qui montre qu’elle a mal, tout le monde comprend, mais si ça dure, tout le monde partage. C’est très différent, ça devient une expérience. Je voulais que le film ne soit pas une explication théorique de ce qu’elle parcourt, je voulais que ce soit une expérience des sens.

D’ailleurs vous avez choisi un format particulier pour filmer cette histoire. Vous réalisez beaucoup de gros plans, était-ce une manière d’être plus proche du personnage ?
Oui c’est pour qu’on soit à l’essentiel. Je ne voulais pas faire de film de reconstitution, que ce soit écrit au passé. Là c’est vraiment à l’essence et l’essence, c’est ce corps qui traverse cette histoire. Il y a d’autres corps aujourd’hui malheureusement qui traversent la même histoire. Je pense que c’est un cadre qui permet de rendre les choses plus contemporaines, qui permet comme un saut d’une époque à l’autre et c’est aussi un cadre qui pour moi raconte une marche vers l’inconnu. C’est le cadre de l’inconnu et le cadre du suspens, j’aime ce format. Aussi, elle est prisonnière de ce cadre. Il l’enferme.

L'événement film d'Audrey Diwan
L'événement a remporté le Lion d'or à la 78e édition de la Mostra de Venise.

Anne va chercher de l’aide auprès de plusieurs médecins, les réactions sont différentes. Certains comprennent la situation, d’autres moins. Personne ne veut prendre de risque, ce qui peut-être compréhensible mais d’autres vont clairement à l’encontre de son désir d’avortement quitte à la leurrer. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on décide à sa place. Ce que je peux comprendre c’est que lorsqu’on est médecin et qu’on peut perdre l’autorisation d’exercer, il ne reste plus rien après. Tout le monde est aiguillé par un dilemme qui est simple, dans la mesure où on est pas contre l’avortement, car tout le monde n’est pas contre, il s’agit d’aider et risquer la prison ou de ne rien faire et de se préserver, c’est ça la dialectique. 

Anamaria Vartolomei est magistrale dans le rôle d’Anne.
Elle a participé à un casting classique avec des critères précis. Je voulais une jeune femme qui ait déjà tourné des films, je connaissais mon dispositif et je savais que Laurent Tanguy, le chef opérateur, serait collé à elle. Il me fallait quelqu’un qui ait dompté la caméra et l’idée de la caméra. Par goût, je préfère les acteurs qui ont un jeu un peu minimaliste, très intériorisé, Anamaria a ça. Puis une présence. Quand elle entre dans une pièce, elle a ce regard, ce teint diaphane, une présence qui est forte. Et la dernière chose, c’est que je voulais vraiment une partenaire intellectuelle, quelqu’un qui comprenne les textes d’Annie Ernaux et les textes de littérature que je lui tendais de manière générale, je lui ai demandé de lire Victor Hugo, Sartre, Camus, un peu Aragon, pour voir quelle était sa relation aux mots parce que je trouvais que c’était impossible d’avoir quelqu’un qui est supposée devenir cette autrice et qui n’ai pas de relation à la sémantique.

Annie Ernaux a-t-elle été à vos côtés lors de la construction de ce film ?
Non ce serait un abus de langage, mais je lui ai fait lire trois versions et elle a pointé, non pas ce qui m’éloignait du livre, mais ce qui lui semblait ne pas être juste de manière générale : le regard de l’époque, une pensée, un geste, une séquence. C’est comme si j’avais cherché la justesse comme un chemin et qu’elle, comme une boussole, m’a toujours amené au bon endroit. C’était vraiment une chance inouïe. 

A-t-elle vu le film ?
Elle l’a trouvé juste. Comme c’était un peu notre pacte, j’étais contente. Ça rend très fébrile d’adapter un récit autobiographique, d’abord c’est très impressionnant et lorsque c’est un auteur qu’on admire, c’est pire. Le fait qu’on ait rapidement parlé d’adaptation avec Annie Ernaux, ça m’a permis de ne plus penser à ce qui m’impressionnait. Dès qu’on est dans le concret, dès qu’on est dans le travail, on est moins dans l’admiration, dans la déférence. J’avais besoin de trouver mon chemin aussi.

Vous êtes la deuxième réalisatrice française à avoir été récompensée du Lion d’Or à la Mostra de Venise. C’est un accomplissement pour vous ?
C’est mon deuxième film donc c’est un aboutissement précoce, ça a aboutit plus rapidement que ce que j’aurais imaginé. Mais c’était un moment si intense. Évidemment  je n’avais rien pronostiqué, je me projette peu dans la vie. Quand j’étais plus jeune je me projettais tout le temps et ça ne se passait jamais comme je voulais. Un jour, j’ai réalisé que si j’arrêtais, je vivrais beaucoup mieux. C’est drôle parce que lorsque j’ai vu Parasite, au milieu du film le personnage principal dit : « Il ne faut pas faire de plans. » J’en parlais avec un ami et je lui disais : « Tu vois en fait ce qui a changé dans ma vie c’est qu’aujourd’hui je comprends cette phrase, je suis d’accord avec ça.» Je pense que ne pas se gâcher la vie, ne pas être déçue, c’est ne pas faire de plans. J’avais cessé de faire des plans et ça tombe bien parce que c’est Bong Joon-ho qui m’a remis le prix (rires) donc c’était bien la preuve qu’il fallait écouter ce réalisateur.

Lorsqu’on fait un film qui porte un message, qui a une dimension politique, le prix a-t-il une autre résonance ?
Il y a une dimension politique bien sûr, ce n’est pas un manifeste parce que c’est un film mais évidemment qu’il y a quelque chose de politique dans la manière de montrer cet événement et je l’assume. C’était important au regard du sujet de gagner ce prix. Surtout que lorsque j’étais en route pour aller à Venise on a découvert ce qui se passait au Texas. Ça donne une autre dimension au sujet, à sa résonance.

Lors de vos précédentes avant-premières, avez-vous pu remarquer un public plutôt féminin, plutôt mixte ?
Mon conjoint m’a dit quelque chose d’assez beau : « C’est fou, c’est le rassemblement des générations 1 et 3, il y a des gens qui ont connu cette époque et des jeunes qui ont envie de s’engager. » C’est très mixte, c’est très étonnant, le film a beaucoup d’impact sur les hommes et c’est vraiment parmi les choses que j’espérais. Ouvrir une discussion, créer un débat autour de ce qu’on sait, de ce qu’on ne sait pas, je suis très contente de ça. 

À Varsovie récemment, des milliers de personnes manifestaient suite à la mort d’Izabela, une jeune femme décédée d’un choc septique après que des médecins aient refusé de lui pratiquer une IVG.
On lui a carrément refusé un avortement thérapeuthique. Les médecins ont préféré attendre le dernier battement de cœur du fœtus, ça me donne envie de pleurer. Elle avait peur d’un choc septique qui la tuerait et puis c’est ce qui s’est passé. 

La lutte des femmes est loin d’être terminée. Espérez-vous que votre film éveille les consciences ?
J’espère que ça ouvre un débat, des questionnements. J’ai rencontré des gens qui étaient purement et simplement contre l’avortement et qui après avoir vu le film me disent : « Maintenant je vais réfléchir. » C’est une chose d’être contre l’avortement et d’accepter l’idée de l’avortement clandestin et c’en est une autre de voir ce à quoi ressemble un avortement clandestin et de cautionner. C’est moins facile. Il faut accepter l’idée de cautionner une loi qui impose ça. 


L’événement, d’Audrey Diwan, sortie le 24 novembre 2021.
Propos recueillis le 8 novembre dans le cadre de l’avant-première de L’événement au cinéma Star St-Exupéry de Strasbourg.


Par Emma Schneider