Le personnage de Médéric n’est-il pas un approfondissement de celui de Jacques, le héros de votre dernier roman Rabalaïre ?
On peut dire que c’est une variation. Je me suis plutôt acharné à les éloigner tous les deux. Médéric n’est pas très clair, c’est le célibataire endurci, je pense qu’il aime les femmes et pourtant comme on le voit toujours un peu tout seul, on peut se dire qu’il est homo. Lui-même en joue. On pourrait voir en lui l’archétype du métrosexuel d’aujourd’hui, qui aime un peu les mecs, un peu les femmes, qui papillonne sans se fixer. Jacques papillonne à mort aussi, mais il est plus directement homo et surtout je pense que Jacques a été politisé et il traîne à la campagne. C’était bien d’avoir un Médéric plus moderne, plus urbain. Il est geek, il sait coder, aller dans le darkweb. Les personnages d’ Isadora et Sélim existent eux aussi sous d’autres prénoms dans Rabalaïre mais ce sont des variations, plus que des prolongements. Les histoires ne se nouent pas de la même façon, leurs rapports non plus. J’ai toujours l’impression que je vais un peu plus loin dans mes livres.
Le film est riche de thématiques, dont certaines que l’on voit de manière récurrente dans vos films. Certains sujets s’accrochent à vous particulièrement ?
On ressasse toujours un peu les mêmes préoccupations, les mêmes obsessions, les mêmes angoisses. Mais on y amène toujours de la nouveauté. Les attentats, ça a été une sacrée nouveauté. Est-ce que je peux dire que ça a changé ma vie ? Je trouve que ça a quand même changé quelque chose, ça a été un traumatisme collectif, je me suis dit : « Merde où est-ce qu’on va ? ». Il y a eu une vraie angoisse qui est toujours un peu là, je crois. Je ne sais pas si le Covid a remplacé les attentats, mais il y a un truc qui me pose problème socialement. Dans ce film, je mêle les attentats à d’autres préoccupations que j’ai toujours eues. Peut-être que la différence sur Viens je t’emmène, c’est que je ramène beaucoup de questions et de débats très actuels.
Peut-être qu’avant, les attentats ne nous préoccupaient pas simplement car ils ne se passaient pas chez nous ?
Oui, c’était loin de chez nous. Ou c’était chez nous mais ça n’arrivait pas si souvent. Il y a eu les attentats du Mont Saint-Michel dans les années 80, il y a eu des trucs cinglants mais là c’est la répétition qui a été dure à encaisser. Puis le fait que ça se déporte en province, c’était assez neuf quand même. C’est pour ça que j’ai réalisé le film à Clermont-Ferrand, car ça peut arriver n’importe où et à n’importe quel moment.
Lorsque l’attentat est annoncé à la télé, Médéric est en plein rapport sexuel avec Isadora mais ce dernier s’en soucie peu, ne pensant alors qu’à atteindre l’orgasme. À l’heure où le monde part en vrille, on reste tous préoccupés essentiellement par notre propre jouissance ?
Il y a quelque chose de grave qui se passe, c’est un peu loin et on se dit : « Je ne vais pas m’arrêter de vivre pour autant. » C’est très caractéristique des mecs aussi je pense, on pense beaucoup à notre plaisir. La jouissance, c’est important. Ces sujets planent dans ma tête, c’est hallucinant comme on continue à penser à jouïr sans cesse, que ce soit par la consommation ou par le sexe alors que la planète court à sa perte. Mais j’ai quand même l’impression que ça avance. Lentement et ça a du mal à se traduire dans les choix politiques, mais je trouve que la jeunesse a conscience que, très vite, respirer ou boire de l’eau va devenir un souci.
Dans le rôle de la prostituée, vous avez choisi une femme d’âge mûr (Noémie Lvovsky). Est-ce pour vous une manière de déconstruire le cliché selon lequel une femme n’est plus objet de désir après un certain âge ?
C’est l’idée d’aller contre les canons de la beauté actuelle, de sexualiser, d’érotiser le corps d’une femme de plus de 50 ans. C’est aussi une réponse à Yann Moix qui disait qu’une femme de plus de 50 ans n’était plus désirable. Individuellement, on a tout à fait le droit de ne pas désirer une femme d’âge mûr, mais c’est vrai que dans ses propos il y avait un côté universel, comme si c’était foutu pour elles. Et moi j’avais envie de revenir là-dessus. Filmer des corps un peu fatigués, c’est quelque chose que j’ai beaucoup fait avec des mecs, jamais trop avec des femmes, donc c’était pas mal de m’y mettre. Je pense que je suis assez en phase avec la réalité en montrant des vieux ou des gros qui font l’amour. Dans la réalité, ils font l’amour comme les autres et pourtant dans le cinéma, à la télé ou dans la presse magazine, on a tendance à les exclure de l’érotisme, de la sensualité, de la sexualité sans parler de l’homosexualité.
Alain Guiraudie : « Il y a une confrontation entre l’idéal et le réel mais c’est aussi la grande chance du cinéma »
Dans vos films, les scènes de sexe sont mises en image de manière frontale, fait assez rare dans le cinéma français. C’est important pour vous de vous débarrasser de tous ces tabous ?
Oui, c’est important pour moi de filmer le sexe comme je filme le reste. Que ce ne soit pas une ellipse. Il y a pas mal de films où on les voit un peu s’embrasser puis on les retrouve au lit après l’amour, voire le lendemain. Aussi les scènes de sexe sont souvent filmées en cadre serré, de façon très elliptique, ça ne dure jamais très longtemps, alors que dans la réalité ça se règle rarement en trente secondes. Je trouve important de retrouver de la durée dans une scène d’amour et d’aller dans les préliminaires, dans l’approche du corps de l’autre. Souvent les scènes de sexe au cinéma sont très courtes, très syncopées, c’est deux trois positions et basta. Ce qui m’importe, c’est d’avoir une vraie continuité, comme une discussion ou une bagarre. Je filme les deux de la même façon.
Qu’est-ce qui chez Jean-Charles Clichet vous a donné envie de lui faire incarner le rôle de Médéric ?
Il y a à la fois de la simplicité, de la banalité chez lui et une vraie complexité. Il est hyper désinvolte mais il arrive aussi à être hyper concerné. Il n’a pas l’air con quand il fait du footing, il est assez terrien, il est physique et en même temps il est lunaire. Il est tout et son contraire. Et c’est quelqu’un d’assez commun à qui on peut facilement s’identifier.
Dans une interview à Télérama vous disiez : « Il y a quelque chose de forcément décevant dans la pratique du cinéma : on part d’un film rêvé et finalement il n’est jamais complètement à la hauteur. » Est-ce qu’être cinéaste c’est faire le deuil de son rêve initial de film ?
Il y a une formule de Robert Bresson que j’aime beaucoup : « Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur papier ; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j’emploie, qui sont tués sur pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l’eau. » Je ne suis pas du style à dire que mon film est proche de ce que j’avais en tête au départ, il faut faire avec les comédiens qu’on trouve. Les personnages qu’on avait en tête n’existent pas. Les lieux également sont un peu fantasmés. C’est assez chiant comme truc, il y a une confrontation entre l’idéal et le réel mais c’est aussi la grande chance du cinéma. C’est dans le télescopage des deux que se joue le cinéma.
Propos recueillis le 25 février dans le cadre de l’avant-première de Viens je t’emmène au cinéma Star St-Exupéry, en salles le 2 mars.
Par Emma Schneider