Viens je t’emmène, populaire et libertaire

Après le succès de L’inconnu du lac et Rester vertical, Viens je t’emmène offre une vision joyeusement iconoclaste des travers de notre société. Avec ce film populaire aux allures de vaudeville, Alain Guiraudie centre son histoire à l’échelle d’un immeuble et de ses habitants plongés dans un état de panique sociale au lendemain d’un attentat. Dans ce climat tragique, Médéric, anti-héros d’une trentaine d’années tombe follement amoureux d’Isadora, une prostituée plus âgée, mariée à un homme possessif et violent. Au même moment, Sélim, un jeune sans-abri se réfugie dans l’immeuble de Médéric, provoquant une vague de paranoïa collective chez des habitants fantasmant la présence de djihadistes à tous les coins de rue. Du voisin facho du 4e au musulman bien intégré du premier, Alain Guiraudie déconstruit les clichés en traitant par l’absurde de la complexité de nos sociétés. Une comédie libertaire pleine d’audace qui, sans avoir l’air d’y toucher, traite de nos sources d’angoisses actuelles. 

Viens je t'emmène
Après L’inconnu du lac et Rester vertical, Viens je t'emmène offre une vision joyeusement iconoclaste des travers de notre société.

Était-ce une volonté de votre part d’avoir recours à la comédie pour aborder la réalité sociale ?
Oui, je sortais de deux films très sombres. Avec Rester vertical, j’étais parti sur quelque chose de contemplatif, de lent et dégressif. C’était un film sur un tempo tranquille, flâneur. Avec ce nouveau film, j’avais envie d’un rythme plus enlevé, davantage situé dans la comédie. Ça m’intéressait d’être dans une forme plus populaire, plus vaudeville. Je voulais quelque chose de très désinvolte, ne pas arriver avec un gros discours ou un ton solennel, mais plutôt dire des choses sans l’air d’y toucher.  

On retrouve un aspect populaire dans votre film, les personnages nous semblent familiers.
Exactement, le film est populaire dans ce sens-là aussi. En créant les personnages, j’ai beaucoup pensé à mon immeuble, à la vie qui s’y déroule avec toutes les petites solidarités et les anicroches du quotidien. Ce qui me plaît beaucoup dans l’idée du voisinage, c’est qu’il s’agit d’un entourage qu’on ne choisit pas. On est la plupart du temps dans un monde d’entre-soi, on choisit nos amis et, même au boulot, on arrive à s’entourer petit à petit de gens qu’on apprécie, tandis qu’avec les voisins on est très proches et à la fois ce sont des gens qu’on n’a pas choisi. C’est aussi là qu’on a les vrais débats et j’aimais l’idée de concentrer les problèmes du monde à l’échelle d’un immeuble. 

Avec Viens je t’emmène, vous plongez le spectateur dans le climat anxiogène d’une ville venant de subir des attentats. Le film fonctionne beaucoup sur la confusion ambiante, le complotisme, la paranoïa collective… Selon vous, la peur renforce les clichés ?
C’est plutôt que face à ces peurs, à cette paranoïa, il est toujours intéressant de déconstruire les représentations qu’on a en tête, les clichés au sujet de l’autre. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je vais vers la comédie, j’ai fait ce film peu de temps après Charlie Hebdo, les attentats de Nice, Strasbourg… C’était une période où on se disait que ça pouvait arriver à tout moment, n’importe où et surtout une période où la peur du musulman et de l’Arabe par extension est vachement revenue. Beaucoup de monde cherchait ce qui nous divisait, moi je cherche plutôt à voir ce qui peut nous rassembler. Lorsqu’on prend les gens isolément, qu’on prend des archétypes sociaux et qu’on commence à les regarder plus en profondeur, on s’aperçoit qu’ils ne ressemblent pas forcément à l’idée qu’on s’en faisait. Entre le supposé facho du 3e étage et l’Arabe du premier, hyper intégré et qui ne veut pas d’Arabes dans son immeuble, je trouvais que c’était salutaire politiquement de faire cette déconstruction des stéréotypes, de travailler la singularité des individus. C’est un vrai ressort comique quand les gens vont à l’encontre de ce qu’on attendait d’eux et, en même temps, c’est un élément de tension. C’est quelque chose qui pique la curiosité du spectateur, qui fait qu’on a envie d’en savoir un peu plus sur tout ce monde-là.

À travers le personnage de Sélim, vous abordez la peur de l’étranger et plus particulièrement la situation des Arabes en France. On remarque cependant qu’hormis la crainte, il inspire également le désir.
On a un rapport comme ça à l’autre. Et encore plus quand l’autre se trouve être d’une couleur de peau différente. De par l’histoire, il y a toujours eu ce rapport entre désir et inquiétude. Et c’est vrai que, petit à petit, une fois qu’il n’y a plus d’inquiétude, il y a le désir qui arrive. Puis lui aussi est un mec désirant, ce n’est pas juste un mec qui erre dans la rue. Ce rapport ambivalent qu’on a à l’autre et la difficulté qu’on peut avoir à l’approcher sont des sujets qui m’intéressent énormément. 

Viens je t'emmène
Jean-Charles Clichet interprète Médéric, une sorte d'anti-héros épris d'une prostituée d'âge mûr.

Le personnage de Médéric n’est-il pas un approfondissement de celui de Jacques, le héros de votre dernier roman Rabalaïre ?
On peut dire que c’est une variation. Je me suis plutôt acharné à les éloigner tous les deux. Médéric n’est pas très clair, c’est le célibataire endurci, je pense qu’il aime les femmes et pourtant comme on le voit toujours un peu tout seul, on peut se dire qu’il est homo. Lui-même en joue. On pourrait voir en lui l’archétype du métrosexuel d’aujourd’hui, qui aime un peu les mecs, un peu les femmes, qui papillonne sans se fixer. Jacques papillonne à mort aussi, mais il est plus directement homo et surtout je pense que Jacques a été politisé et il traîne à la campagne. C’était bien d’avoir un Médéric plus moderne, plus urbain. Il est geek, il sait coder, aller dans le darkweb. Les personnages d’ Isadora et Sélim existent eux aussi sous d’autres prénoms dans Rabalaïre mais ce sont des variations, plus que des prolongements. Les histoires ne se nouent pas de la même façon, leurs rapports non plus. J’ai toujours l’impression que je vais un peu plus loin dans mes livres. 

Le film est riche de thématiques, dont certaines que l’on voit de manière récurrente dans vos films. Certains sujets s’accrochent à vous particulièrement ?
On ressasse toujours un peu les mêmes préoccupations, les mêmes obsessions, les mêmes angoisses. Mais on y amène toujours de la nouveauté. Les attentats, ça a été une sacrée nouveauté. Est-ce que je peux dire que ça a changé ma vie ? Je trouve que ça a quand même changé quelque chose, ça a été un traumatisme collectif, je me suis dit : « Merde où est-ce qu’on va ? ». Il y a eu une vraie angoisse qui est toujours un peu là, je crois. Je ne sais pas si le Covid a remplacé les attentats, mais il y a un truc qui me pose problème socialement. Dans ce film, je mêle les attentats à d’autres préoccupations que j’ai toujours eues. Peut-être que la différence sur Viens je t’emmène, c’est que je ramène beaucoup de questions et de débats très actuels. 

Peut-être qu’avant, les attentats ne nous préoccupaient pas simplement car ils ne se passaient pas chez nous ?
Oui, c’était loin de chez nous. Ou c’était chez nous mais ça n’arrivait pas si souvent. Il y a eu les attentats du Mont Saint-Michel dans les années 80, il y a eu des trucs cinglants mais là c’est la répétition qui a été dure à encaisser. Puis le fait que ça se déporte en province, c’était assez neuf quand même. C’est pour ça que j’ai réalisé le film à Clermont-Ferrand, car ça peut arriver n’importe où et à n’importe quel moment. 

Lorsque l’attentat est annoncé à la télé, Médéric est en plein rapport sexuel avec Isadora mais ce dernier s’en soucie peu, ne pensant alors qu’à atteindre l’orgasme. À l’heure où le monde part en vrille, on reste tous préoccupés essentiellement par notre propre jouissance ?
Il y a quelque chose de grave qui se passe, c’est un peu loin et on se dit : « Je ne vais pas m’arrêter de vivre pour autant. » C’est très caractéristique des mecs aussi je pense, on pense beaucoup à notre plaisir. La jouissance, c’est important. Ces sujets planent dans ma tête, c’est hallucinant comme on continue à penser à jouïr sans cesse, que ce soit par la consommation ou par le sexe alors que la planète court à sa perte. Mais j’ai quand même l’impression que ça avance. Lentement et ça a du mal à se traduire dans les choix politiques, mais je trouve que la jeunesse a conscience que, très vite, respirer ou boire de l’eau va devenir un souci. 

Dans le rôle de la prostituée, vous avez choisi une femme d’âge mûr (Noémie Lvovsky). Est-ce pour vous une manière de déconstruire le cliché selon lequel une femme n’est plus objet de désir après un certain âge ?
C’est l’idée d’aller contre les canons de la beauté actuelle, de sexualiser, d’érotiser le corps d’une femme de plus de 50 ans. C’est aussi une réponse à Yann Moix qui disait qu’une femme de plus de 50 ans n’était plus désirable. Individuellement, on a tout à fait le droit de ne pas désirer une femme d’âge mûr, mais c’est vrai que dans ses propos il y avait un côté universel, comme si c’était foutu pour elles. Et moi j’avais envie de revenir là-dessus. Filmer des corps un peu fatigués, c’est quelque chose que j’ai beaucoup fait avec des mecs, jamais trop avec des femmes, donc c’était pas mal de m’y mettre. Je pense que je suis assez en phase avec la réalité en montrant des vieux ou des gros qui font l’amour. Dans la réalité, ils font l’amour comme les autres et pourtant dans le cinéma, à la télé ou dans la presse magazine, on a tendance à les exclure de l’érotisme, de la sensualité, de la sexualité sans parler de l’homosexualité. 

Alain Guiraudie : « Il y a une confrontation entre l’idéal et le réel mais c’est aussi la grande chance du cinéma »

Dans vos films, les scènes de sexe sont mises en image de manière frontale, fait assez rare dans le cinéma français. C’est important pour vous de vous débarrasser de tous ces tabous ?
Oui, c’est important pour moi de filmer le sexe comme je filme le reste. Que ce ne soit pas une ellipse. Il y a pas mal de films où on les voit un peu s’embrasser puis on les retrouve au lit après l’amour, voire le lendemain. Aussi les scènes de sexe sont souvent filmées en cadre serré, de façon très elliptique, ça ne dure jamais très longtemps, alors que dans la réalité ça se règle rarement en trente secondes. Je trouve important de retrouver de la durée dans une scène d’amour et d’aller dans les préliminaires, dans l’approche du corps de l’autre. Souvent les scènes de sexe au cinéma sont très courtes, très syncopées, c’est deux trois positions et basta. Ce qui m’importe, c’est d’avoir une vraie continuité, comme une discussion ou une bagarre. Je filme les deux de la même façon. 

Qu’est-ce qui chez Jean-Charles Clichet vous a donné envie de lui faire incarner le rôle de Médéric ?
Il y a à la fois de la simplicité, de la banalité chez lui et une vraie complexité. Il est hyper désinvolte mais il arrive aussi à être hyper concerné. Il n’a pas l’air con quand il fait du footing, il est assez terrien, il est physique et en même temps il est lunaire. Il est tout et son contraire. Et c’est quelqu’un d’assez commun à qui on peut facilement s’identifier.

Dans une interview à Télérama vous disiez : « Il y a quelque chose de forcément décevant dans la pratique du cinéma : on part d’un film rêvé et finalement il n’est jamais complètement à la hauteur. » Est-ce qu’être cinéaste c’est faire le deuil de son rêve initial de film ?
Il y a une formule de Robert Bresson que j’aime beaucoup : « Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur papier ; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j’emploie, qui sont tués sur pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l’eau. » Je ne suis pas du style à dire que mon film est proche de ce que j’avais en tête au départ, il faut faire avec les comédiens qu’on trouve. Les personnages qu’on avait en tête n’existent pas. Les lieux également sont un peu fantasmés. C’est assez chiant comme truc, il y a une confrontation entre l’idéal et le réel mais c’est aussi la grande chance du cinéma. C’est dans le télescopage des deux que se joue le cinéma. 


Propos recueillis le 25 février dans le cadre de l’avant-première de Viens je t’emmène au cinéma Star St-Exupéry, en salles le 2 mars.


Par Emma Schneider