« N’étant pas spécialistes des musiques médiévales, nous avons abordé les manuscrits comme des aventuriers, à l’écoute de ce que ces partitions peuvent nous dire de notre actualité… Nous avons d’abord appris à déchiffrer les neumes puis nous avons entrepris de tout traduire, transposer, lire et jouer. Ce manuscrit, devient ainsi la partition d’une seule très longue pièce musicale, semblant contenir toutes les heures du jour et de la nuit, toutes les fêtes, toutes les joies et les peines de la vie d’une communauté. Ciel rouge rubis, jardins d’aromates, rosée vivifiante, voix de feu et étreinte du soleil dialoguent avec l’esprit saint d’un monde qui nous apparaît animiste et magique. »
Parce qu’elle utilise un langage musical libre, Hildegard met ses perceptions au service d’un rapport ardent au divin. La puissance saisissante de ses élans spirituels, magiques, abstraits, philosophiques fait vaciller nos certitudes rationnelles. Car la musique est une voie vers des corps qu’on croyait disparus : « Ce que j’aime, c’est quand tous ensemble, on croit à autre chose. » C’est ce que dit François Chaignaud à propos de la partition de la pièce, les indications musicales, chorégraphiques, théâtrales sont autant d’impératifs catégoriques. « Sur scènes, toutes ces infos métabolisées provoquent une intensité surnaturelle » et qui parvient à faire renouer avec un mystère primitif, un art qui balaie les frontières du cartésianisme.
Peu étonnant que ces superbes monodies aient pu séduire François Chaignaud, ongles longs et chignon soigné, danseur explorateur, mais aussi contre-ténor, il s’est déjà essayé au chant sacré dans plusieurs de ses spectacles. Outre la voix, le corps de l’interprète est aussi sollicité, à travers les bras, le port de tête. La musique devient une expérience : forme ouverte et plurielle, en friction avec d’autres formes d’expression. À rebours de toute interprétation orthodoxe, dans un geste d’écart vis-à-vis de l’hagiographie catholique, de la musique ancienne et du champ chorégraphique contemporain, François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant cherchent à en prendre l’entière mesure pour faire ressortir la liberté de ces visions ardentes. La performance, 69 antiennes entièrement mémorisées, se situe à la frontière de l’installation méditative, du concert et de la chorégraphie contemplative. Mais que dit exactement l’extase d’Hildegarde ? L’aspect hypnotique de ces mélodies grégoriennes innovantes semble appartenir à un autre monde. « Cette plongée dans l’histoire européenne n’est pas un projet nostalgique ou érudit. Une puissance poétique d’abord, dans la beauté des lignes mélodiques et le scintillement existentiel et sensuel que ces visions excitent. Mais exhumer ces sons et ces pensées est aussi une façon de faire vaciller notre monde, nos certitudes : cette œuvre, qui est un des pans majeurs des fondations oubliées de toute la musique européenne, possède aujourd’hui une puissance d’interrogation politique. »
SYMPHONIA HARMONIÆ CÆLESTIUM REVELATIONUM,
spectacle le 3 et 4 Octobre au Festival Musica, à Strasbourg
Par Valérie Bisson
Photos : Anna van Waeg