Festival Musica : le corps à la scène

Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum est présenté et coproduit par le festival Musica. Spectacle atypique donné en avant-première, il met en volume les 69 mélodies grégoriennes écrites par la religieuse dans un style céleste et méditatif.

La démarche de François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant consiste à réinterpréter les monodies de la nonne en les adaptant pour voix et bandura, sorte de luth ukrainien, dont le son évoque à la fois la harpe et la cithare, et à interroger leur contenu musical et spirituel en-dehors des cadres traditionnels de la musique aujourd’hui. Cette performance s’appuie sur la mémoire de manuscrits qui nous donnent accès à un monde disparu, mystérieux et inaccessible. François Chaignaud mène depuis 2004 des projets inclassables, il déconstruit les codes traditionnels de la représentation en utilisant les ressources du chant, du travestissement, des danses libres, et livre des objets troublants comme les récents RVP, Romances inciertos ou Soufflette. Musicienne de formation classique, Marie-Pierre Brébant met les répertoires baroques ou contemporains à l’épreuve du corps et de la scène.

Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum a été conçu comme un lieu de partage entre l’idée médiévale du divin dans tout et la claustration monastique. L’espace a été pensé pour que la musique se voie et que les images s’entendent. L’élaboration du spectacle s’est axée sur l’étude des poèmes d’Hildegard von Bingen, dont la prosodie latine a dû être travaillée par une historienne latiniste, Angela Cossu, sur la longue histoire de la réception de ses travaux, mais aussi sur l’aspect d’objet musical pas tout à fait identifié.

Mais qui est exactement cette Hildegard qui a laissé tant de manuscrits : ouvrages de médecine mêlant sciences savantes et populaires, littératures initiatiques enluminées ou compositions musicales complexes ? Au XIIe siècle, sur les rives du Rhin, une femme formule sa conception de l’univers dans un monde clérical masculin. Fondatrice de deux abbayes, inspirée par ses visions mystiques, elle appuie son influence par les biais de l’expression. Compositrice, savante, femme de lettres, naturopathe avant l’heure, elle s’inspire de l’idée du lien cosmique indéfectible entre l’Univers et l’Homme et considérait que la santé du corps rapprochait l’âme de Dieu. Ce corps humain, son fonctionnement, ses maux et les moyens d’y remédier, occupent une place centrale dans sa pensée. Confrontée à la hiérarchie ecclésiastique, elle doit faire légitimer son œuvre par le clergé et les Princes de son temps, d’une part en les convainquant de sa faculté à diriger un monastère, d’autre part en se soustrayant à la suspicion de ses révélations subversives. Elle se protège grâce à ses talents d’oratrice et entretient une correspondance abondante ; discours, prêches et lettres sont les supports de plaidoyers spirituels et de conseils prophétiques qu’elle parvient à imposer.

Festival Musica, Symphonia Harmoniae @Anna Van Waeg
Festival Musica, Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum. Photo : Anna van Waeg.

Son art musical s’inscrit dans la tradition grégorienne, mais se distingue par une lumière et une ferveur particulières. Ses partitions, conservées dans deux manuscrits, reproduisent très précisément la notation de chants qui n’avaient pas vocation à sortir du monastère. Elles offrent une matière fantastique : musique de soin, de célébration, de louange et exercice communautaire, elle n’est pas destinée au concert, elle est conçue pour une acoustique naturelle. La notation, en neumes, transcrit une formule mélodique rythmique appliquée à une syllabe beaucoup plus complexe et plus riche que notre notation moderne. Aide-mémoires de l’époque, les neumes sont également indicateurs d’ornement, de dynamique, et ont gardé l’empreinte de la chironomie, art des mouvements de mains et du corps qui accompagnaient le chant.

« Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum est un chant secret, codé, méditatif d’une communauté féminine du XIIe siècle, louanges d’un chœur de moniales, chantant les ancêtres, la nature, les éléments. »

« N’étant pas spécialistes des musiques médiévales, nous avons abordé les manuscrits comme des aventuriers, à l’écoute de ce que ces partitions peuvent nous dire de notre actualité… Nous avons d’abord appris à déchiffrer les neumes puis nous avons entrepris de tout traduire, transposer, lire et jouer. Ce manuscrit, devient ainsi la partition d’une seule très longue pièce musicale, semblant contenir toutes les heures du jour et de la nuit, toutes les fêtes, toutes les joies et les peines de la vie d’une communauté. Ciel rouge rubis, jardins d’aromates, rosée vivifiante, voix de feu et étreinte du soleil dialoguent avec l’esprit saint d’un monde qui nous apparaît animiste et magique. »

Parce qu’elle utilise un langage musical libre, Hildegard met ses perceptions au service d’un rapport ardent au divin. La puissance saisissante de ses élans spirituels, magiques, abstraits, philosophiques fait vaciller nos certitudes rationnelles. Car la musique est une voie vers des corps qu’on croyait disparus : « Ce que j’aime, c’est quand tous ensemble, on croit à autre chose. » C’est ce que dit François Chaignaud à propos de la partition de la pièce, les indications musicales, chorégraphiques, théâtrales sont autant d’impératifs catégoriques. « Sur scènes, toutes ces infos métabolisées provoquent une intensité surnaturelle » et qui parvient à faire renouer avec un mystère primitif, un art qui balaie les frontières du cartésianisme.

Peu étonnant que ces superbes monodies aient pu séduire François Chaignaud, ongles longs et chignon soigné, danseur explorateur, mais aussi contre-ténor, il s’est déjà essayé au chant sacré dans plusieurs de ses spectacles. Outre la voix, le corps de l’interprète est aussi sollicité, à travers les bras, le port de tête. La musique devient une expérience : forme ouverte et plurielle, en friction avec d’autres formes d’expression. À rebours de toute interprétation orthodoxe, dans un geste d’écart vis-à-vis de l’hagiographie catholique, de la musique ancienne et du champ chorégraphique contemporain, François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant cherchent à en prendre l’entière mesure pour faire ressortir la liberté de ces visions ardentes. La performance, 69 antiennes entièrement mémorisées, se situe à la frontière de l’installation méditative, du concert et de la chorégraphie contemplative. Mais que dit exactement l’extase d’Hildegarde ? L’aspect hypnotique de ces mélodies grégoriennes innovantes semble appartenir à un autre monde. « Cette plongée dans l’histoire européenne n’est pas un projet nostalgique ou érudit. Une puissance poétique d’abord, dans la beauté des lignes mélodiques et le scintillement existentiel et sensuel que ces visions excitent. Mais exhumer ces sons et ces pensées est aussi une façon de faire vaciller notre monde, nos certitudes : cette œuvre, qui est un des pans majeurs des fondations oubliées de toute la musique européenne, possède aujourd’hui une puissance d’interrogation politique. »


SYMPHONIA HARMONIÆ CÆLESTIUM REVELATIONUM,
spectacle le 3 et 4 Octobre au Festival Musica, à Strasbourg


Par Valérie Bisson
Photos : Anna van Waeg