Arundhati Roy, l’imprévisible

Portrait d’Arundhati Roy, réalisé à Strasbourg dans le restaurant chez Yvonnes à l’occasion d’une rencontre organisée à l’Opéra national du Rhin.

Entretien fleuve avec Arundhati Roy, à l’occasion d’une rencontre organisée par l’Opéra national du Rhin, pour la sortie de son ouvrage « Le Ministère du Bonheur suprême » aux Éditions Gallimard, 20 ans après le premier succès en librairie de la militante et écrivaine indienne.

Avant même de rencontrer Arundhati Roy, on sent qu’il va se passer quelque chose d’un peu magique. Sa façon d’être libre, jamais où on l’attend, fait d’Arundhati Roy quelqu’un qui fascine et échappe. Quand elle arrive, on comprend mieux cette ambivalence. Elle est discrète mais on ne voit qu’elle. Ses yeux ornés de khôl noir lui donnent un air doux et profond à la fois, éclairant un visage d’une beauté énigmatique. Sourire tranquille en lisière d’abîme.

Son deuxième opus littéraire était attendu depuis 20 ans. Son premier roman, « Le Dieu des Petits Riens », avait été salué par le prestigieux Booker Prize à sa sortie en 1997 et traduit en une quarantaine de langues. Arundhati Roy n’a pas disparu dans l’intervalle. Elle a utilisé la faveur publique pour donner une voix aux luttes des invisibles que le développement économique laisse au bord du chemin, ceux qui sont « hors de l’imaginaire » indien. Son statut de romancière lui permet, dit-elle, « de ne jamais faire aucun compromis, d’être imprévisible, de voyager sans bagage, d’être seule dans [ses] opinions ». Elle revendique « le droit de décevoir ».

Ses voyages en marge des luttes menées en Inde ont développé en elle une « roche sédimentaire », des strates de situations biens réelles accumulées en matériaux bruts littéraires. Si la colère l’habite lorsqu’elle écrit ses essais, elle se mêle à l’amour lorsqu’elle touche la fiction. L’écriture du roman la sort de l’urgence, elle y prend « le temps de jouer, de tourner autour de choses fantasques ». Elle y injecte de l’amour comme une respiration : « En ce moment, tout en Inde est vu à travers le prisme d’un manifeste de haine. C’est ce qui définit le fascisme hindou. Plus personne ne parle avec amour. Il n’y a pas de compassion, on passe sans cesse de l’accusation à la justification. […] L’espoir n’a rien à faire avec la raison. Si nous n’avions pas d’espoir nous cesserions tout simplement d’exister. Les personnages de mon roman ont tout à voir avec ça – la possibilité d’inventer des façons de survivre. »

Comment parler autrement de la réalité d’un pays ? « La seule façon de dire ce qui se passe réellement au Cachemire, par exemple, est de passer par la fiction. Parce qu’on parle de 30 ans à vivre sous les bottes de l’occupation la plus dense. Qu’est-ce que cette situation provoque pour les habitants, les soldats, les bureaucrates ? Qu’est-ce qu’elle génère dans la population indienne, ou dans les médias ? On ne parle pas seulement de questions, à proprement parler, de droits humains, de dénombrer le nombre de morts ou de personnes torturées, même si ce sont des choses terribles. Seule la fiction peut parler de la façon dont cette occupation est gérée. »

De l’Inde, un pays qui « vit dans plusieurs siècles en même temps », Arundhati Roy donne dans ses romans une image multiple et foisonnante. Elle y promène sa langue avec une délectation toute charnelle, de ses jungles touffues à ses villes sales et lumineuses. Poétique, parfois cocasse, elle s’arrête auprès de chacun de ses personnages, le temps d’une cigarette, d’un détour bienvenu, d’une conversation nécessaire, d’une anecdote qui vient enrichir délicatement cet envoûtant palimpseste qu’est « Le Ministère du Bonheur suprême ». Ni symbole, ni allégorie : chaque figure du roman a une histoire bien à soi, complexe et enracinée.

Construit comme une poupée gigogne, le roman est un univers. « Voilà le défi : écrire un livre qui ne soit pas un livre, mais qui soit une ville et qui parle à tout le monde. Cette ville, on la parcourt aux côtés de quelques destins majeurs et singuliers, des « champs magnétiques » : femmes, hommes, mi-femmes-mi-hommes, enfants et animaux, musulmans et hindous, évoluant dans une fresque historique et politique violente qui les façonne sans les déterminer. On y chemine, des canaux du Kerala aux lacs du Cachemire, en passant par Delhi qui empile tout ce que l’Inde compte de fondations.

Gourmande et consolatrice, l’écriture semble vagabonder alors qu’elle est, sans nulle doute, impitoyablement structurée. Le ministère du bonheur suprême est un voyage en terre d’empathie. Mille voix potentiellement antagonistes y trouvent un écho libre et attentif, ciselé à leur mesure, sans crainte des paradoxes ni des contradictions. Défiant l’idée que la mort est une disparition, « Le Ministère du Bonheur suprême » plante la renaissance au milieu d’un cimetière et la célèbre de rubans colorés et de fanfreluches à paillettes, en y ajoutant le fumet d’un ragout d’agneau. Tout le monde est invité à la fête.


Par Marie Bohner
Photo Henri Vogt

Arundhati Roy
« Le Ministère du Bonheur suprême » aux Éditions Gallimard