En marge de cette relecture, ces carnets de campagne, aux bords arrondis, possédaient leur propre histoire puisque Jules Reutinger les avait rédigés en 1910, à l’âge de 60 ans, à partir de notes, de lettres adressés à ses parents pharmaciens et de souvenirs, le tout avec un certain détachement. Rangés dans la bibliothèque familiale, ils parviennent entre les mains de ses enfants puis dans celles d’Étienne, il y a près de quarante ans. Ce dernier qui reconnait cultiver une « curiosité frénétique » entreprit un travail, qu’on imagine laborieux, de retranscription des récits manuscrits de son aïeul. Et plutôt que de republier leur contenu tel quel, son descendant a, 150 ans plus tard, parcouru l’itinéraire ayant conduit le jeune soldat de Colmar, sa ville natale, jusque dans le Perche où il participa à la bataille de Bretoncelles.
Jules Reutinger est étudiant en pharmacie lorsque les troupes de Bismarck pénètrent à Colmar le 14 septembre 1870. Intrusion qui coûte la vie à deux gardes nationaux près du pont de Horbourg-Wihr et attise la flamme patriotique de nombreux Alsaciens. Deux semaines plus tard, il part pour Belfort avant d’être affecté au sein du 1er Régiment d’Infanterie de Marine à Cherbourg.
Passées les corvées d’usage et quelques élans ayant trait à la camaraderie militaire, il se retrouve envoyé au combat dans la nuit du 20 au 21 novembre. Direction Bretoncelles, au cœur du Perche, où il croit d’abord entendre le bourdonnement d’abeilles alors qu’il s’agit en fait du bruit des balles ennemies passant au-dessus de sa tête. Entre deux rafales, il vise un tirailleur allemand sortant du bois. « Au troisième coup, je le vis rouler au bas du talus », raconte le jeune soldat. Mais cela n’évite pas la débâcle tricolore. « Nous n’étions plus que 82 sur 200 », poursuit-il avant de narrer sa fuite dans la nuit, la faim, les refuges improvisés sous les ronces et les rencontres avec quelques paysans généreux.