Des temps pour l’art #1

Prendre son temps pour créer, pour construire son parcours d’artiste, pour que les expériences et les rencontres se sédimentent. Laisser reposer, reprendre l’ouvrage. Rencontre avec Alexandre Tharaud, pianiste, en résidence à Strasbourg – l’occasion de se poser un peu – autour de son rapport aux temps et au travail.

Alexandre Tharaud est en résidence à l’OPS © Klara Beck

Alexandre Tharaud, pianiste
En résidence à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg

Star du piano, déjà 25 ans de carrière, des enregistrements multiples et des concerts dans le monde entier. Alexandre Tharaud est un artiste éclectique, aussi à l’aise en récital qu’en formation de musique de chambre, qui s’exprime sur son art dans des livres et s’aventure volontiers sur des chemins de traverse : le répertoire de Barbara, le spectacle équestre de Bartabas, le cinéma de Michael Haneke. Il est en résidence à l’OPS pour la saison 21-22.

Le musicien et le temps
Le temps, c’est sur quoi je travaille au quotidien, et c’est en même temps le plus grand challenge de ma vie. Un musicien triture le temps, le malaxe, le distend, le rétrécit. C’est celui qui vous fait perdre le rapport au temps, vous le public, dans un concert. On peut suspendre le temps, il y a peu de métiers qui peuvent se targuer de cela. En même temps, je fais un métier d’anticipateur. Des études montrent qu’on fait partie des métiers où le réflexe d’anticipation est le plus rapide.

On joue de manière virtuose, on a l’habitude d’anticiper dans le milliardième de seconde. On joue une note et on est déjà dans la note d’après. Et en même temps, on prévoit le temps très longtemps à l’avance. J’ai des dates de concert prévues dans quatre ans. C’est très vertigineux. Donc le temps, c’est pas rien. C’est tout, même.

Le temps de l’apprentissage
C’étaient les plus belles années de ma vie. Je me préparais à ma vie future mais sans aucune pression. Je n’avais pas le trac. Je n’avais qu’une envie, c’est d’être au centre de la scène, d’être applaudi. Je me sentais bien avec tous ces compositeurs, il n’y avait pas de jugement extérieur. Ma vie, je la fantasmais, maintenant je suis en plein dedans, et il y a plus de difficultés. Mais on sait déjà, quand on est jeune, et c’est la première des mauvaises surprises, qu’on n’aura pas assez de notre vie pour jouer le 100e de ce qu’on aurait envie de jouer.
Il y a des œuvres que je n’approcherai jamais parce que je n’ai plus trop de temps. Par exemple, le 3e Concerto pour piano de Rachmaninov que j’ai voulu jouer toute ma vie. Maintenant je me dis que j’ai d’autres priorités. Les chefs d’œuvre sont tellement nombreux qu’on est obligé de faire des choix. C’est un énorme concerto, qui demande une grande préparation. Je peux me donner le temps de le faire, mais il y en a d’autres, et j’ai plus de 50 ans. La vie avance, je sais aussi que dans 20 ans je n’aurais pas la même technique, ça va baisser. Martha Argerich a une technique extraordinaire à 80 ans, et elle n’a pas d’équivalent. J’ai encore 20 ans pour jouer les œuvres virtuoses comme j’entends les jouer. Il y a un temps qui devient étroit, comme un entonnoir.

"Le temps, c’est pas rien. C’est tout, même." © Klara Beck

Le temps de la scène
C’est un temps défini, éphémère, dans lequel tout est plus fort que dans la vie normale. On vit les mêmes émotions mais multipliées par 100. L’amour, la fièvre, la connexion avec les autres, le manque : tout est magnifié. C’est un temps absolument précieux pour ça. C’est tellement plus beau que tout le reste, et c’est toujours triste quand ça s’arrête.
Quand on est sur scène, on pourrait faire un camembert avec les pourcentages de personnes : les aficionados, ceux qui viennent pour la première fois, ceux qui vous connaissent, ceux qui ne vous connaissent pas, ceux qui vous adorent, ceux qui ne vous aiment pas… C’est une question de disponibilité. Un artiste de scène est digne de ce nom, et honnête, à partir du moment où il est entièrement disponible. Et on est entièrement poreux. Il suffit d’une seule personne qui soit heureuse, on se sent utile et il n’y a que ça qu’on demande. Et on joue beaucoup mieux. Il y a des musiciens qui n’ont pas ce contact avec ce public qui peuvent jouer de manière égale quel que soit le public, sans attendre un retour particulier. Moi je ne peux pas du tout. Sur scène, avec un public heureux, vous vous laissez jouer. C’est eux qui jouent pour vous. Arriver sur scène, c’est entrer en connexion avec les autres.

Le temps de l’enregistrement
C’est tout le contraire, c’est un face à face, enfermé à double tour. Ce sont des moments pénibles mais que j’adore, parce qu’on va loin, on va chercher de l’inspiration, de la force, de la lumière au fond de soi, parce que quand on joue le même passage 40 fois, on n’a plus rien à dire. C’est vraiment aller chercher des choses très profondes.
C’est de plus en plus long pour moi. Quand j’étais jeune, j’enregistrais en deux jours, maintenant j’enregistre en deux semaines. Je me fatigue plus. Quand on fait un disque solo, c’est très dur. On ne peut pas jouer toute une journée, pour en plus donner la meilleure version qui soit…

Le temps de la collaboration
Ça fait beaucoup de bien de travailler avec des gens d’autres métiers. Je n’en fais pas assez. Quand on travaille avec des gens géniaux, ça nous fait du bien. Michael Haneke, avec qui j’ai fait Amour, arrivait à me faire bien jouer en tant qu’acteur. Quand j’enregistrais la musique du film, Schubert, Bach, Beethoven, il est venu en studio. Il voulait un autre tempo ; je me suis dit, quand même, il n’est pas musicien ! Mais je me suis rendu compte que je n’avais pas le choix, et j’ai décidé d’accepter tout ce qu’il me disait. C’était très intéressant, il me parlait avec ses mots, c’était une expérience unique dans ma vie. Quand je joue Schubert, je pense à cette expérience que j’ai eue avec lui.

Le temps de la résidence
Ben, c’est un an [rires]. C’est très agréable parce que venir plusieurs fois dans un même lieu la même saison, c’est rare. Se poser, c’est très rare. On est sur des rails, quand on est sur scène on est focalisé sur le concert suivant. Une résidence, c’est retrouver un public fidèle, une équipe, des musiciens. On crée plusieurs situations, pour le public c’est intéressant, parce qu’on oublie vite les artistes.
Je venais ici quand j’étais très jeune, je faisais des concerts avec l’association AJAM (les amis des jeunes artistes musiciens), je jouais dans des tout petits lieux, j’étais à peine payé mais j’étais content, je rodais ma vie future. Me voici de retour.


À écouter (discographie subjective)
Schubert, 2021, Le poète du piano, 2020, Variations Goldberg de Bach, 2015
Le tout chez Erato


L’actu d’Alexandre Tharaud à Strasbourg
Lueur boréale, concert symphonique, les 2 et 3 décembre au Palais de la musique et des congrès et Dodo Taro, moment méditatif et poétique dans le noir après le concert du 3 décembre
Récital, le 12 décembre à la Cité de la musique et de la danse
Fantaisie, musique de chambre, le 27 mars à la Cité de la musique et de la danse
Récital avec Jean-Guihen Queyras (violoncelle), le 31 mai au Palais de la musique et des congrès


Par Sylvia Dubost
Photos Klara Beck