Musica 2020 :
nourrir la création

Tout un symbole : alors que les pluies d’annulations n’ont cessé de s’abattre sur le milieu culturel, le festival Musica présentait sa programmation ce mardi 23 juin, festival qui signait et qui signera cette année et malgré tout, le début de la rentrée culturelle strasbourgeoise (du 17 septembre au 3 octobre 2020). Si les actions culturelles (notamment l’Académie des spectateurs lancée l’année dernière) ont souffert de la crise sanitaire et se voient réduites au strict minimum, le festival lance son Mini Musica à l’attention du jeune public. La programmation, elle, s’ancre de plus en plus vers les musiques expérimentales. On note également des collaborations étendues avec les structures culturelles du territoire.

Fremdarbeit de Johannes Kreidler, présenté le 29 septembre à 20h30 à la Cité de la musique et de la danse.

Il en allait presque de notre moral, situé bien au fond des chaussettes après trois mois de quasi-disette culturelle. La conférence de presse organisée par le Festival Musica sonnait ainsi comme de sympathiques retrouvailles, augurant les prémices d’une reprise culturelle très attendue au mois de septembre. Il faut néanmoins le préciser, pour Musica comme pour tous les festivals, théâtres et salles de concert (on ne sait toujours pas si le Festival Météo à Mulhouse pourra se tenir au mois d’août), les préconisations sanitaires restent pour l’heure entièrement floues, les équipes ignorant encore si elles pourront compter sur une jauge étendue ou drastiquement réduite, et la manière dont elles accueilleront leur public.
Pour Stéphane Roth, directeur du festival Musica : « Maintenir cette édition, c’était aussi continuer à nourrir la création. Les artistes et musiciens ont été très affaiblis par la crise. » Comme une réponse à cette inquiétude, si on ne connaît pas encore la programmation du traditionnel concert du clôture, on sait déjà qu’il mettra à l’honneur une dizaine d’ensembles strasbourgeois trépignant d’impatience à l’idée de « rechausser » leurs instruments, et ce, sur toute une journée.

Notoire : le Festival Musica devient également « un outil de synergie » et renforce ses collaborations avec les structures culturelles de la ville, mais aussi de la région. La signature d’une tribune (publiée par nos confrères des DNA) pendant le confinement par le Festival Musica et sept autres acteurs culturels plaidant pour « une culture agissante » allait déjà dans le sens d’une nouvelle proximité entre les structures de la ville. « Il faut que les institutions travaillent main dans la main, on avait un peu perdu le contact entre nous et on s’est tous remis ensemble, ce n’est que le début, expliquait ainsi Stéphane Roth lors de la conférence de presse de présentation de cette nouvelle édition. Il faut que l’on arrête de travailler de manière archaïque et verticale à Strasbourg, cela ne se fait pas au profit d’un projet culturel. »

Ainsi, très concrètement et en dehors d’un nombre conséquent de partenariats avec la Suisse et Bâle (Grand concert d’ouverture #2 avec le Basel Sinfonietta), des projets ont été coproduits ou coréalisés avec le Théâtre national de Strasbourg, l’opéra national du Rhin, le Maillon, le TJP, Pole-Sud, Jazzdor, L’Ososphère et l’Espace Django. Musica pousse plus loin en organisant une soirée aux Dominicains et en présentant le spectacle FAKE avec La Filature, l’orchestre symphonique de Mulhouse et l’opéra national du Rhin. Rafraîchissant.

Une programmation « d’aujourd’hui »

Le Festival Musica s’ancre avec vigueur dans l’appellation « musiques d’aujourd’hui », dépassant ainsi la simple musique contemporaine. Déjà l’année dernière, on avait senti le vent tourner (et tourner fort) vers les musiques expérimentales. Cette année, Musica enfonce le clou et explore allègrement le minimalisme, le « bruit », l’électronique, les diverses formes d’écoute et les concerts immersifs, quitte à marginaliser les formats purement orchestraux.
La musique fait ainsi corps avec l’espace, réagit aux interactions avec le public (Laboratoire d’écoute #3 : La Générale d’Expérimentation, spectacle interactif où les musiciens et le public sont sur scène) et interroge les manières de percevoir les sons.
Tout à la fois, le Grand concert d’ouverture #1 (oui, parce que deux concerts d’ouverture sont programmés) réunit toutes les appétences du festival Musica, « déconstruire le rituel du concert pour nourrir de nouvelles expériences d’écoute » avec l’artiste Ryoji Ikeda (on y reviendra plus tard) et ses duos pour corps humains et instruments ; Ashley Fure et sa pièce Together Games for moving voices and ensemble qui placera le public au centre et les musiciens, autour ; Simon Steen-Andersen en vidéo et en field recording au cœur d’une usine automobile mis en musique en live par l’Ensemble Modern et enfin la pièce emblématique de Karlheinz Stockhausen, Stimmung, jouée par Les Métaboles. Ce concert, particulièrement enthousiasmant par les formes diverses de placement du public et d’écoutes qu’il propose, sera donné au Hall du Rhin du Palais de la musique et des congrès, salle peu connue du public strasbourgeois : pas moins 3000 m2 pour apprécier la richesse des sons.

Dans le cadre du Grand concert d'ouverture #2, le 19 septembre à 20h30 au PMC, Hall Rhin, la pièce Teenage Lontano de Marina Rosenfeld sera présentée. "Pièce emblématique du début du XXIe siècle" selon Stéphane Roth, directeur du Festival Musica.

C’est un événement, le « monstre sacré de l’expérimentation sonore » Alvin Lucier sera présent à Strasbourg pour la création de deux œuvres dont Oscillators XL qui sera jouée dans le cadre d’une soirée, Deep Listening, consacrée au compositeur. Au programme : « écoute profonde et immersion totale », virées saturées et acoustiques, et fantômes sonores. On nous promet une soirée exceptionnelle…

Stéphane Roth ne cache pas son attrait pour la noise qu’il connaît sur le bout des doigts. Démonstration avec la soirée Sonic Temple, temps fort du festival, qui remet cette année le couvert à l’église Saint-Paul avec Kali Malone, digne représentante de la nouvelle génération de compositeurs minimalistes, François Bonnet, directeur du GRM et Stephen O’Malley, guitariste de death-doom et notamment de Sunn O))), mais encore Lasse Marhaug, qui se lancera à l’assaut de paysages sonores saturés.

Autre registre – on reste encore dans l’interrogation de l’écoute mais les cultures savantes et populaires ici se frottent – incarné par une soirée hommage à Klaus Nomi, icône new wave, avec Simon Steen-Andersen, Carola Bauckholt et Olga Neuwirth qui s’emparera de 9 titres et de leurs parties vocales pour en proposer une relecture chorale ; le tout interprété par le passionnant Ensemble intercontemporain.

Toujours avec Simon Steen-Andersen (décidément !), Bach, Mozart, Schumann et Ravel siroteront un elixir de jeunesse en voyant leurs pièces passer à la moulinette des techniques d’aujourd’hui : auto-tune, microphonie, traitement électronique en temps réel et autres amplifications. Ça s’appelle Staged Night, et c’est à retrouver au TNS entre le 21 et le 23 septembre. Vous avez dit “réjouissant” ? On ne peut qu’être d’accord.

superposition, de Ryoji Ikeda, présentée avec le Maillon, le TNS et l'Opéra national du Rhin, les 25 et 26 septembre au Maillon. Une œuvre multidimensionnelle. Photo : Kazuo Fukunaga

Ryoji Ikeda à l’honneur

Chaque année, Musica propose un portrait d’un compositeur qui traverse ainsi la programmation. Largement connu pour son travail visuel, l’artiste japonais Ryoji Ikeda est aussi un consciencieux explorateur du son et conçoit des spectacles au croisement des images, de la musique, des phénomènes physiques et des notions mathématiques.
Premier arrêt avec les Percussions de Strasbourg le 17 septembre qui interpréteront avant toute chose la pièce But what about the noise of crumbling paper de John Cage, dédiée au Strasbourgeois Hans Arp et offerte aux Percussions de Strasbourg. Il sera ensuite question de 100 cymbals de Ryoki Ikeda, qui, comme son nom l’indique, prend pour star ultime, la cymbale et consiste en une performance scénique et une installation audiovisuelle. 1h30 plus tard, place à l’électronique au Maillon avec un live set nous promettant une « fièvre électronique » et un « dancefloor contemplatif » avec Ryoji Ikeda « himself » qui invite au passage la DJ et productrice berlinoise d’adoption rRoxymore.
Sa Music for percussion 1 sera jouée dans le cadre du premier concert d’ouverture (lire plus haut) le 18 septembre, puis, on poursuivra le lendemain avec la présentation du deuxième volet, œuvre commandée par le festival Musica et offrant un instrumentarium assez rare pour être noté : métronomes, télégraphes, billes, balles de basket, papier, crayon et encore livres… Une de ses pièces sera également interprétée par le Quatuor Diotima aux traditionnels concerts du dimanche matin à la salle de la Bourse et on le retrouvera enfin au Maillon à nouveau, pour superposition, performance écrite pour 2 musiciens et 22 écrans. De quoi capter les riches esthétiques de Ryoji Ikeda.

Chewing gum silence, théâtre musical dans le cadre de Mini Musica, entre les 23 et 25 septembre à l'Espace Django. Photo : Jean-Louis Fernandez

Mini musica : famille et jeune public

De la musique pour les petits ? Difficile de trouver de telles propositions à Strasbourg, ou ailleurs. Stéphane Roth précise : « Qu’un festival de recherche et qui plus est, tourné vers la musique contemporaine propose une programmation spécifique au jeune public, on a fait quelques recherches, ça n’existe pas. » Partant de ce principe, Musica a souhaité célébrer (entouré de partenaires : TJP – CDN Strasbourg Grand Est, Espace Django, Église du Bouclier et Jazzdor) les créations musicales nouvelles qui proposent également d’autres rapports scéniques, qui plus est, adaptées aux enfants.
Un nouveau champ d’expérimentations s’ouvre donc à la fois pour le festival et les artistes invités : quatre jours, quatre ou cinq spectacles et plusieurs temps d’ateliers et de médiation payants ou gratuits regroupés à la Petite France entre la cour de l’école Saint-Thomas (où sera installé le village Mini Musica), le TJP Petite Scène et l’église du Bouclier.
Du théâtre musical avec Chewing gum silence, un micro-opéra avec Mon navire sur la mer, un spectacle de jeux vocaux et poétiques avec Comme c’est étrange, le spectacle Bibilolo à cheval entre l’opéra contemporain, la performance machinique et le théâtre d’objets mais aussi des récitals à écouter en famille… les propositions sont foisonnantes.

Mais aussi : des réflexions politiques

Bien évidemment, nous ne serons pas exhaustifs mais l’on ira aussi voir Four For, spectacle présenté en collaboration avec Le Maillon, qui nous propose de rentrer dans l’esprit du compositeur Morton Feldman pour aborder la question de la mort et de la fin de vie autant que Fremdarbeit de Johannes Kreidler qui, en partant de la construction d’une œuvre musicale porte un regard sur la délocalisation du travail et le statut d’auteur. Enfin, on retrouve Julius Eastman (l’année dernière Musica avait déjà présenté Gay Guerilla) et sa pièce Femenine datant de 1974 reconstruite à partir des partitions retrouvées et qui aborde la binarité des identités de genre.

Matière à écouter, à dépasser et à penser, l’édition 2020 promet d’être riche. On ne pensait pas le dire un jour, mais, oui, décidément, vivement la rentrée !


Festival Musica, du 17 septembre au 3 octobre 2020, à Strasbourg et ailleurs
Billetterie ouverte uniquement sur Internet jusqu’au 25 août avant l’ouverture au public du nouveau QG du festival, place Saint-Étienne


Par Cécile Becker