Scylla, de l'ombre à la lumière

L’ogre au visage d’ange dit-on de Scylla, rappeur belge à la voix rocailleuse et au blase de monstre marin. Derrière cette imposante façade se révèle une sensibilité exacerbée, exprimée à travers des textes intenses où poésie et rimes ciselées flirtent avec un flow acéré dans un univers énigmatique prônant le retour à l’humain. Avec une simplicité désarmante, Scylla maîtrise tout autant la puissance d’un rap sombre et brut que l’aspect contemplatif de titres lumineux aux côtés notamment du pianiste virtuose Sofiane Pamart.

Scylla, la Laiterie à Strasbourg © Grégory Massat
En concert à la Laiterie, le rappeur belge nous présente une musique puissante et sombre. © Grégory Massat

Dans la mythologie grecque, Scylla est une nymphe qui fut transformée en monstre marin. Porter ce nom, c’est assumer votre ambivalence entre force brute et sensibilité ?
C’est comme pour beaucoup de choses dans la vie. On choisit parfois quelque chose sans savoir pourquoi. J’avais 17 ans et Scylla est un nom qui m’a appelé. Je ne connaissais pas plus que ça la mythologie grecque, je savais que c’était un monstre marin et puisque c’est un univers que j’ai toujours aimé, j’ai choisi ce nom. Ce n’est qu’après que l’histoire s’est révélée, que j’ai entendu parler de son association à un détroit dans lequel passaient et s’échouaient les bateaux. Puis j’ai découvert cette histoire de nymphe transformée en monstre, le contraste entre la sensibilité et la force, une certaine forme d’immobilité, de contrôle de soi. Je découvre régulièrement une nouvelle signification de Scylla et elles ne font que me confirmer que j’avais raison de choisir ce nom.

L’ambivalence se retrouve aussi dans vos différents albums. Si Pleine Lune 1 et 2 offraient une immersion dans un univers piano-voix intimiste aux côtés de Sofiane Pamart, à contrepied BX Vice amorçait un retour solo au rap classique avec beats et punchs.
J’essaye de faire de mon mieux pour proposer des choses différentes. Je pense que le fait que je sois tombé dans le rap est dû à l’époque que j’ai traversé. Si j’avais vécu à une autre époque, j’aurais peut-être fait de la chanson française pure. C’est vraiment l’écriture qui me parlait, la création et l’oralité aussi qu’il y a dans la chanson. Je présente à chaque fois un nouvel univers dans lequel les gens vont entrer et apprendre de nouveaux codes, un peu comme dans un jeu. On s’attend à arriver dans un monde et on arrive en fait dans un autre où on doit déchiffrer ce qu’il se passe. Je pense qu’un artiste a cette fonction de bousculer les gens, de les faire voyager.

En 2014, vous disiez : « Avant je rappais de manière thérapeuthique, j’ai commencé à me demander si je ne glorifiait pas mes propres souffrances. Depuis j’ai un peu changé ma ligne directrice, je pars toujours de quelque chose d’un peu sombre mais j’essaye de trouver la lumière qu’il y a derrière. » Sept ans plus tard, où en êtes-vous de ce cheminement ?
Je suis quelqu’un d’hypersensible à la base mais ce ne sont pas des choses qu’on se racontait entre amis. Dans l’univers, la culture dans laquelle j’ai grandi, on ne partageait pas nos profonds sentiments, si tu souffrais tu n’en disais rien, quitte à jouer un rôle. La musique permettait d’exprimer cette sensibilité avec une force qui est propre au rap, surtout au rap des années 90. C’est un rap à la fois brut, rude et assez sensible. C’est au moment où on le confronte à un public, où on est face à 10, puis 100 puis 1000 personnes qui répètent nos paroles, qu’on se dit qu’il y a une responsabilité dans nos textes, qu’on ne peut pas continuer à toujours broyer du noir. À un moment, il faut rendre la lumière plus évidente.

Dans Les contemplations, Victor Hugo écrivait : « Chaque homme dans sa nuit, s’en va vers sa lumière ».
Il faut le vouloir. Je pense qu’on peut se complaire dans sa souffrance. Même dans la littérature, souffrir paraît plus intelligent qu’être heureux. Dans les chansons, c’est souvent celles qui expriment des choses profondes et qui vont être tristes qui marchent le mieux et qui sont les plus fortes. Si tu écoutes les grands noms de la chanson française, Jacques Brel par exemple… Systématiquement, ils vont chercher la grande émotion. On vit dans une esthétique où on peut effectivement essayer de toujours chercher cette souffrance, d’en parler, de l’entretenir et de la cultiver. Mais on peut aussi vouloir s’en écarter…. Les abysses pour moi, c’est descendre dans les profondeurs pour en tirer la lumière car c’est là qu’elle va être la plus évidente. Mon premier album Abysses est très sombre et effectivement aujourd’hui j’ai besoin d’exprimer quelque chose de plus lumineux.

Des abysses vous êtes allé vers la lune. Sofiane Pamart comme une évidence ?
Oui tout à fait. Il m’avait contacté dans le cadre de reprises acoustiques qu’il faisait avec des rappeurs, il avait travaillé avec Nekfeu, Médine, Vald… C’était mon tour, il m’avait sélectionné. On s’est rencontré. Ça ne devait être qu’une collab sur une chaîne YouTube, puis au final on a fait deux albums ensemble. C’était évident.

Dans Seul sur la lune vous chantez : « J’ai enfin quitté la Terre comme j’en ai toujours rêvé… Ramenez-moi parmi les hommes, je ne sais plus où j’en suis, ici j’ai perdu tous mes repères, je me sens vide. »
Seul sur la lune, c’est une façon de personnifier celui qui vise la lune et qui l’atteint, dans le sens atteindre ses objectifs. On regarde toujours ailleurs mais le bonheur était là en fait, sous nos pieds. C’est ce que j’ai voulu dire.

Scylla, la Laiterie à Strasbourg © Grégory Massat
"Souvent je passe par une phase d’autocensure puis je me dis que non, je dois reprendre une liberté de parole", indique Scylla. © Grégory Massat

En mars dernier, vous sortiez Chanson d’amour. Dans la prestigieuse salle du cirque royal de Bruxelles réduite en cendres, vous mettez en scène votre propre mort suivie de votre résurrection. Tel le phénix Scylla qui renaît de ses cendres ?
Le clip peut-être vu de différentes manières, c’est aussi le fait de rester debout dans un monde qui est en train de s’autodétruire. De rester debout et de continuer à chanter l’amour dans ce monde. L’interprétation est ouverte, mais c’est une sorte de renaissance oui, de résurrection. Arriver dans une nouvelle version de moi-même avec ce tatouage énigmatique était une manière d’illustrer l’androïd, d’introduire ce personnage.

Chacun peut se retrouver dans vos textes mélancoliques et introspectifs. Vous posez-vous la question de l’impact qu’ils peuvent avoir ?
Toujours. Mais du coup ça amène de l’autocensure, ce qui ne devrait pas être bon pour un artiste. Souvent je passe par une phase d’autocensure puis je me dis que non, je dois reprendre une liberté de parole. Par contre je me pose toujours la question de l’utilité, de ne pas juste parler de moi pour parler de moi. J’exprime quelque chose, dont je suis sûr que les autres peuvent ressentir la même chose.

Dire les choses, c’est un exutoire plutôt positif que négatif ?
Dans Abysses justement, il y avait un morceau qui s’appelait Douleurs muettes où je parle de la solitude et du fait de ne pas en parler. C’est un piano voix. Lorsque je l’ai sorti je ne pensais pas un instant qu’il allait faire des millions d’écoutes sur YouTube. Le thème c’était : « Je souffre et je me tais ». Beaucoup de gens se sont retrouvés là-dedans. Mais je ne pouvais pas m’arrêter à ce genre de morceaux, derrière il fallait que je relativise en disant : « Ok je souffre mais il n’y a pas que ça. » C’est aussi en me confrontant au public que je l’ai réalisé. Aujourd’hui par exemple, j’ai beaucoup de mal à écouter ce titre. Parce qu’il n’est que dans les ténèbres. Mais effectivement ça a un rôle, il y a beaucoup de gens que ça a aidé.

Quelle serait votre collaboration idéale ?
J’aime bien les collaborations naturelles. Rencontrer l’artiste, découvrir l’humain qui va avec. Que l’histoire soit tout aussi belle que le titre. Je ne crois pas au hasard mais un feat doit avoir du sens. La question des feat se pose à chaque album, mais ça n’a pas de sens de prendre des feat uniquement pour faire des feat. 2pac, Brel, tellement de grands noms sont partis tôt. Ceux qui me parlent le plus sont ceux qui ne sont plus là (rires).

Si vous pouviez donner un titre à votre carrière ?
Quelque chose en rapport avec le graal, je pense. Légende personnelle.


Propos recueillis le 13 novembre dans le cadre du concert de Scylla à la Laiterie.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat