Yelle à l'ère
du changement

Il y a 17 ans, en guerre contre le machisme dans le rap, Yelle lâchait sur MySpace l’explosif Je veux te voir. Sur un rythme électro-pop dansant assuré par Jean-François Perrier, alias Grand Marnier, la jeune bretonne Julie Budet, frange et coupe au carré, adressait d’une voix douce et presque enfantine un clash verbal cru et sans filtres à l’attention d’un membre du groupe TTC. Banco, sa vive répartie exprimée avec dérision fit rapidement mouche et la propulsa sur le devant de la scène, entraînant l’enchaînement de plusieurs albums et collaborations, y compris le pittoresque rap pro-filles Parle à ma main vu plus de 60 millions de fois sur YouTube. Jugée comme vulgaire par certains, la jeune femme s’impose et s’assume, interprétant des paroles libérées qui ne laissent personne indifférent et cela bien au-delà des frontières de l’Hexagone. C’est d’ailleurs ce que défend farouchement le duo : la liberté d’être qui l’on veut, de faire ce que l’on veut. Six ans après son dernier album, Yelle signe son retour sur scène avec L’Ère du Verseau au travers une tournée mondiale. Dans ce nouvel opus au carrefour des mutations, elle explore son rapport à l’autre et à elle-même, au plus près de sa vérité. Rencontre avec le duo d’electro-pop français à l’occasion de leur concert à la Laiterie.

Il existe plusieurs théories en ce qui concerne l’Ère du Verseau, laquelle reliez-vous à cet album ?
Julie Budet :
Nous sommes actuellement dans l’ère du Poisson, une ère marquée par la guerre, par des choses assez violentes et on aimait cette idée d’aller vers quelque chose de nouveau. Une ère plus positive qui remet l’Homme au cœur de la vie, une ère en harmonie avec la nature, plus équitable, plus horizontale. L’état d’esprit général de l’ère du Verseau nous a touchés et nous parle.
Jean-François Perrier :
Selon les astrologues, l’ère du Verseau devrait débuter vers 2160. Une ère charnière où on sortirait de tout ce qu’a établi notre société depuis 2000 ans, de ce système très hiérarchisé, pyramidal, parfois dominé par la religion, le capitalisme…pour arriver à une harmonie entre les gens et la nature. On trouvait cette théorie hyper intéressante, car elle correspond à notre façon de penser. On est pas spécialisés en astrologie mais c’est une idée, un cap qu’on trouve joli. C’est un beau titre qui incite les gens à faire des recherches, il raconte quelque chose et déclenche des discussions.

Yelle à la Laiterie Strasbourg
Le dernier album de Yelle, sorti l'an dernier, s'intitule L'ère du Verseau. © Grégory Massat

Six ans que vous n’aviez pas sorti d’album, comment s’est construit celui-ci ?
Jean-François : Un album c’est beaucoup d’énergie et une grosse implication. Après les trois premiers, on a décidé de se poser un peu, de sortir des titres espacés d’environ six mois et qui nous ont permis de continuer à nous adresser aux gens qui nous suivent, de proposer des clips. On a fait un EP de 4 morceaux qui s’appelle BOPS et une tournée dans des clubs. C’était une formule qui était plus de l’ordre du DJ set amélioré que du concert. Une fois passé ce cycle, on s’est remis dans l’idée de faire un album, on sentait que c’était le moment par rapport à nos envies de tournées. On est allé en studio à Montréal avec en tête de réaliser une chanson en une semaine comme point de départ de l’album. Ensuite, les chansons se sont faites toutes seules, sans qu’il y ait de planning, ni vraiment de structure. Quand on a eu une dizaine de chansons, je les ai mises dans un certain ordre, on trouvait que ça se tenait vraiment bien, que l’album s’écoutait d’une traite, qu’il y avait quelque chose de solide.
Julie : Ça a été assez rapide, il ne s’est écoulé que sept mois entre le moment où on est parti à Montréal et le moment où on s’est dit que l’album était fini. On a compris aujourd’hui que lorsqu’on a l’angoisse de ne plus avoir d’inspiration, il faut que l’on fasse autre chose. Partir, ne pas se creuser la tête, voir des gens, s’ennuyer.
Jean-François : Sachant que dans cet album, on trouve aussi pas mal de morceaux qui étaient en veille. Parfois on réactive des idées laissées dans un coin. Le morceau Emancipense doit être dans mon ordinateur depuis 7-8 ans et on a pu le finir. On ne met jamais des morceaux de côté en se disant qu’on en fera jamais rien,. On fait assez confiance au temps et à sa capacité à faire changer les choses. Parfois Julie écoute un morceau, je suis deux étages au-dessus, j’entends vaguement le son et ça me donne des idées. Il y a des accidents comme ça dans notre fonctionnement qui recréent une spontanéité par rapport à quelque chose qui existe déjà. Les pièces du puzzle se rassemblent. 

Votre album débute avec le titre Emancipense. Ce n’est pas la première fois que vous utilisez un mot inventé pour intituler l’un de vos morceaux. Quelle est votre définition de celui-ci ?
Jean-François : On l’avait déjà fait avec Unillusion sur l’album Safari Disco Club, pour exprimer l’illusion d’être unis. Ce sont des mots qui naissent parfois de l’écriture automatique. On voulait jouer avec la libération du corps et de l’esprit. C’est pour cette raison que le morceau a aussi une liberté dans son nom, il exprime le fait de pouvoir faire ce qu’on veut.

Avec Je t’aime encore, vous abordez votre relation ambiguë au public français. Pensez-vous que des tubes comme Je veux te voir ou Parle à ma main ont pu vous enfermer dans la case tecktonik/chanteuse parodique aux yeux du public ?
Jean-François : Je veux te voir est notre première chanson, le début de notre histoire, c’est complètement du Yelle. Quant à Parle à ma main c’était au départ une invitation de Michaël Youn sur son album et on ne savait pas trop où ça allait. On a toujours assumé ce morceau, même s’il est vrai que certains succès peuvent dépasser un peu ce que tu fais et donc brouiller le signal par rapport à ta présentation. En même temps, ce titre nous a fait connaître. On ne peut pas trop doser les conséquences d’une action comme celle-là. Je pense qu’à partir du moment où on veut tout anticiper, on ne fait plus rien. C’est dans cette liberté qu’on a toujours voulu évoluer. On s’autorise à faire des titres aussi bien avec Michaël Youn que de faire une collab avec Kitsuné. Si des gens nous aiment pour ce grand écart c’est qu’on a touché les bonnes personnes.  On veut un public ouvert d’esprit, qui ne se restreint pas à penser : « Yelle, c’est une meuf qui chante des trucs parodiques, c’est nul.» Si quelqu’un s’arrête à cela, on s’en fout que cette personne ne soit pas dans la salle de concert. En ayant notre liberté, on a aussi ciblé naturellement les gens qui nous écoutent et qui apprécient cet état d’esprit d’ouverture où on s’amuse à faire des choses parfois très fun, parfois beaucoup plus sérieuses ou mélancoliques. On a fait deux dates à La Cigale qui étaient totalement incroyables. Du premier au dernier rang, les gens étaient comme des dingues. Ça nous rassure, nous conforte dans l’idée qu’on est là où on aime être.
Julie : Je t’aime encore raconte ce petit décalage qu’on a pu constater avec certaines personnes, ce n’est pas amer, c’est juste un petit état des lieux. Une espèce de Lettre à France version Yelle avec une petite explication.
Jean-François : Nul n’est prophète dans son pays. On joue beaucoup à l’étranger. Quand on va aux Etats-Unis, on fait 25 villes en 35 jours, ce sont des cadences folles et on a un public très solide là-bas. Au Canada, en Amérique Latine, en Asie du Sud-Est, en Espagne, en Scandinavie… On n’a pas de frustration sur notre développement parce que justement on a la chance de pouvoir nous adresser à tous ces gens  qui ne comprennent pas forcément notre langue et qui ne s’arrêtent pas à une collab un peu étrange.

Yelle à la Laiterie Strasbourg
La tournée mondiale de Yelle est passé par la Laiterie à Strasbourg. © Grégory Massat

Le public international vous a très vite adopté, vous en parlez dans la chanson Mon beau chagrin
Julie : Il y a une intensité qui est difficile à expliquer. Après les concerts, on passe beaucoup de temps avec le public à discuter, à prendre des photos. On a développé une relation particulière avec lui autant ici qu’à l’international et c’est vrai que c’est assez déchirant de partir une fois qu’on a vécu des choses comme ça. Au-delà de vivre de super concerts, il y a aussi les relations concrètes avec les équipes rencontrées sur place. On a vécu de très beaux moments de partage, des rencontres très fortes pendant nos voyages, ce sont à la fois des souvenirs indélébiles et à la fois une sorte de tristesse nostalgique que d’y repenser.
Jean-François : Quand on rentre chez nous, on se demande si ça s’est vraiment passé. On part pendant des mois et lorsqu’on revient, rien n’a vraiment bougé, le voisin est toujours garé à la même place. C’est comme si rien ne s’était passé pendant notre absence. Du coup, on a l’impression d’avoir rêvé et c’est très dur à raconter.

Vous avez sorti cet album dans une période compliquée avec la pandémie. Ce sont des titres assez dansants, ça devait être frustrant de ne pas pouvoir les jouer sur scène.
Jean-François : Ça a été frustrant. On a pris les choses comme une fatalité, on n’a pas senti d’injustice, tout le monde était logé à la même enseigne. On peut aussi dire que ces confinements nous ont fait bénéficier d’une attention qu’on aurait peut-être pas eu en temps normal. On a sorti Je t’aime encore lors du premier confinement et on a bien senti que les gens avaient le temps de l’écouter, de regarder le clip. C’est quelque chose qui bizarrement a pu nous servir, dans le sens où on n’a pas été noyé dans la masse. Il y avait moins de choses à regarder et plus de temps pour faire. Étant donné qu’aujourd’hui l’album a un an, lors des concerts, on s’aperçoit que les gens l’ont bien assimilé, ils chantent vraiment et connaissent les paroles… 

Seize ans après Je veux te voir, vous chantez Je veux un chien. Yelle toujours libre et assumée. Le regard du public a-t-il changé avec les années ?
Julie : Le regard que les gens portent sur les artistes féminines a changé. Quand j’ai commencé, je me suis retrouvée plusieurs fois dans des situations pas très agréables, dans des interviews où on me jugeait beaucoup sur le fait que je sois trop crue, que je parle de sexe, que j’ai une parole libérée. Aujourd’hui, je ne dis pas que c’est gagné, mais c’est plus facile pour les filles de dire ce qu’elles ont envie de dire dans leurs chansons. De pouvoir parler de désir, de sexualité, de plein de choses, sans être forcément jugées. Tout simplement parce que la place des femmes est un peu plus grande dans la société. Pas encore assez, mais on y vient.  

Si vous pouviez organiser votre propre festival, ce serait où et avec quelle programmation ?
Julie : C’est rigolo car on l’a un peu fait. On nous a offert une carte blanche dans le festival Art Rock à Saint-Brieuc. Le temps d’une journée, on a programmé Yseult, Louisahhh, Moussa, Prudence, Moonshine…, proposé des expositions avec deux amis et une espèce de performance au skatepark. C’était un peu expérimental.
Jean-François : C’est un festival qui nous correspond bien. On a joué dans beaucoup de festivals un peu partout dans le monde, dont Coachella qui fait rêver beaucoup de gens. C’est cool parce que t’es dans le désert, qu’il y a des palmiers, mais en réalité c’est une souffrance, il fait 40 degrés et il y a plein de poussière, rien n’est agréable plus d’une demie-heure (rires). Je me suis souvent dit que le festival à Saint Brieuc était le meilleur de tous ceux qu’on ai fait, parce qu’il est à taille humaine. C’est à mi-chemin entre les Transmusicales de Rennes et les Vieilles Charrues et c’est assez intéressant qu’il ait lieu dans la ville, ça le rend mignon.

Vous avez déjà joué plusieurs fois à la Laiterie, quel est votre rapport à cette salle et à Strasbourg ?
Julie : J’ai souvenir d’avoir fait 2h de dédicaces dans le hall. Il y avait une file de gens immense, c’était assez fou. J’ai passé quelques temps à Strasbourg, parce qu’il y a quelques années, j’avais joué dans une série qui était tournée ici. J’ai aussi lié une amitié avec une fan d’ici, je suis contente de la voir lorsque je reviens. C’est une ville dans laquelle on aime venir.


Propos recueillis dans le cadre du concert de Yelle sur la scène de la Laiterie le 1er octobre.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat