Bulle Ogier, la vague absolue

Bulle Ogier à Strasbourg, l’événement est de taille. L’actrice de 79 ans, qui a fait ses armes dans les années 60 avec Marc’O, dramaturge et metteur en scène avant-gardiste, ami de Breton, avant d’être révélée dans La Salamandre d’Alain Tanner en 1971, était de passage au TNS avec Un amour impossible, la pièce de Christine Angot mise en scène par Célie Pauthe.

Photo : Henri Vogt
Portrait de Bulle Ogier en Mars 2019 à Strasbourg

Quand on la voit arriver, en ce début d’après-midi, on repense à la première scène du spectacle, où ancrée dans le sol et statufiée telle une figure de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, elle demande à Maria de Medeiros : « Ça va ? » Derrière ce « Ça va ? » initial, on sent le poids de la culpabilité d’une mère qui n’a su ni prévenir ni dénoncer les viols répétés de sa fille par son père.

Dans la pénombre du petit salon de l’hôtel où nous avons rendez-vous, Bulle se dissimule derrière ses lunettes. Elle a un peu de mal à commenter son rôle, alors elle se défile un peu, répond à demi-mots, on essaie autre chose. Nous prenons conscience – nous le supposions déjà – que ce rôle, bien au-delà des situations malaisées de la pièce, la renvoie à un double rôle non sans répercussions : celui de la fille aimante qui puise encore dans la relation très affectueuse qu’elle entretenait à sa propre mère, artiste-peintre, et celle bien sûr de cette mère privée de son enfant, l’actrice Pascale Ogier, dont le doux prénom vient parfois ponctuer le fil de la conversation.

Bien sûr, nous ne commettons pas la maladresse de chercher à creuser cette voie-là, et l’interrogeons sur sa rencontre avec Christine Angot. Elle nous relate une histoire de boots rose vif en daim qu’elles convoitaient toutes deux chez Yohji Yamamoto à Paris – « Une solde de soldes ! » Christine interroge Bulle qui lui conseille de les prendre. « Nous étions dans un rapport de femmes, se souvient Bulle, un rapport intime. » Il s’avère que chacune a pu partir avec une paire de boots à sa taille. Le plus amusant c’est qu’il y a une suite à cette histoire. « Quand j’ai revu Christine par la suite, elle m’a avoué qu’elle avait tenté de teindre ses boots en noir et qu’elles ont fini par déteindre sur ses pieds. »

D’anecdote en anecdote, on évoque le parcours de cette jeune femme « très rock » – un qualificatif qui lui sied à merveille – qui s’affichait aux côtés de Pierre Clémenti et tant d’autres dans Les Idoles, un film de 1968 demeuré culte. On en arrive à lui rappeler cette citation de Marguerite Duras qui la chérissait pour l’avoir dirigée sur les planches et au cinéma. « Bulle ça n’est pas la Nouvelle Vague, c’est le vague absolu. » Elle reste songeuse un court instant : « Notre relation était quotidienne et privilégiée, elle m’a fait acheter un appartement aux Roches Noires à Trouville pour qu’on soit plus proches. Mais un jour je l’ai contredite et nous avons cessé de nous voir. C’était peu de temps avant sa disparition. Avec elle, soit on était en amour soit on ne l’était plus. »

Le débit de sa voix se fait plus lent, et elle relate la rencontre d’exception qu’elle a provoquée chez elle : celle de Marguerite Duras et d’Éric Rohmer. « Ils étaient très contents de se rencontrer. Ils avaient décidé d’enregistrer une conversation sur la possibilité d’écrire un film pour Pascale [Ogier, ndlr] ; ils sont l’un face à l’autre, l’enregistreur est allumé. » Et là, il se produit l’inattendu : « Qui sonne à la porte ? Une personne qui ne sort jamais : Jacques Rivette ! Cette arrivée a fait que le charme est retombé. Marguerite a commencé à dérailler – elle disait qu’elle voyait le Gange de la fenêtre – et Rohmer n’a pas bien compris qu’elle délirait un peu. » On l’aura compris : le film n’a jamais été écrit.

Un peu plus tard dans la discussion, « Pascale » est à nouveau mentionnée de manière plus grave comme ce « regret » qui restera à jamais l’immense détresse de toute une vie. On mesure dès lors que certains passages de la pièce de Christine Angot entrent en écho troublant avec le poids de ce regret-là… Après une heure d’entretien, il est temps de faire la photo : et là Bulle se transforme, enfile ses magnifiques gants rouges et remonte sur scène. Comme elle n’a jamais cessé de le faire.


Propos recueillis le 19 mars 2019 à l’Hôtel Régent Contades,
à l’occasion de la représentation de la pièce
Un Amour impossible
au TNS


Par Nathalie Bach et Emmanuel Abela
Photo Henri Vogt