Regards croisés
au TNS

Au TNS, Stanislas Nordey met en scène Ce qu’il faut dire, recueil de trois textes de l’écrivaine franco-camerounaise Léonora Miano. Une performance poétique et politique, portée par trois jeunes comédiennes, où se croisent les voix et les regards sur la question noire, la question blanche, les manières d’y trouver sa place et d’en parler.

Stanislas Nordey
Stanislas Nordey. @ Jean-Louis Fernandez

Pourquoi ce texte, pourquoi aujourd’hui ?
L’écriture de Léonora, je la fréquente depuis longtemps, et je l’ai découverte par ses essais « politiques ». Ces textes-là, elle le performait elle-même. Quand j’étais artiste associé au festival d’Avignon en 2013, je lui avais demandé si je pouvais les mettre en voix. Elle m’a dit qu’elle ne l’accepterait que s’ils étaient dits par des femmes noires, et j’avais compris. Depuis, ils m’ont rattrapé, je lui ai fait mail timide en disant que c’était important. Elle m’a répondu qu’elle était devenue moins dogmatique. Cette envie s’est croisée avec la rencontre très forte des élèves du groupe 44 de l’école du TNS, et notamment trois jeunes comédiennes avec qui j’avais envie de travailler : il y avait là une espèce de synergie naturelle. Enfin, pour la petite histoire, je suis afro-descendant : mon grand-père était Martiniquais et mon arrière-arrière-grand-père a été emmené comme esclave à Pointe-Noire. Cela ne se voit pas mais je le sais. La question noire, la question blanche que Léonora aborde dans ses textes me touche aussi pour ça. 

La forme graphique du texte est très importante : que devient-elle dans la mise en scène ?
Leonora m’a donné des choses à voir, notamment des grandes figures américaines du Spoken Word. Elle m’a aussi raconté comment elle performait. Mais il ne faut surtout pas qu’on copie. Toute la calligraphie, la typographie, on en tient compte : c’est comme une partition, mais on essaye de se l’approprier. Il y aura des transitions musicales entre chaque texte, l’espace sera plutôt performatif, très clair, très lumineux, très coloré. Le spectacle se situera entre performance, tribune politique et concert.

Ce spectacle s’inscrit dans la continuité de votre travail en direction des comédiens issus de la diversité, notamment avec le programme 1er acte*.
C’est important pour moi que sur scène il y ait une représentativité de la France entière. Ici, des comédiennes à la peau noire s’adressent à un public à la peau blanche ; cela m’intéresse car Léonora est dans un rapport fin à cette question-là. Comment échapper soit à l’assimilation ou à l’intégration forcée, soit au désir de revanche ? J’aimais ce chemin difficile, qui conduit aussi Léonora à être attaquée par la communauté noire. Le 1er texte n’est ni provocateur ni agressif mais il titille : c’est vous, blancs, qui nous avez appelés noires, c’est vous qui avez créé ces barrières. Le 2e revisite cette histoire et le 3e propose une utopie, une troisième voie. Le spectacle se termine sur une ouverture, un possible avenir. Ces trois textes n’ont pas été écrits au même moment. Ils représentent presque trois âges de Léonora, trois moments de son chemin, sur lequel elle a bougé. Je trouvais beau qu’il soit porté par des comédiennes jeunes et métisses [Océane Caïraty, Ysanis Padonou, Mélody Pini, avec également le comédien Gaël Baron, NDLR], qui sont à la frontière et peuvent regarder de deux côtés.

TNS
Océane Caïraty, Ysanis Padonou et Mélody Pini. © Jean-Louis Fernandez

À quelles critiques vous attendez-vous ?
Les critiques viendront de personnes très engagées dans certains combats. Il y des gens qui ne vont pas trouver les comédiennes assez noires. Je peux le comprendre : il y a tellement de douleur qu’il faut bien qu’elle sorte. On va peut-être aussi me dire que c’est trop politique. Je suis très engagé dans ma vie mais je ne monte jamais un texte parce que je veux dire quelque chose. J’ai été saisi poétiquement par les textes de Léonora, et il se trouve que ces textes parlent de ça. C’est dans la rue qu’il faut faire avancer les choses, pas au théâtre. 

Que veut dire « faire ensemble » par rapport à ce spectacle ?
Pour le coup, on y est vraiment ! En choisissant ces trois jeunes actrices, je savais que cette question ne pouvait pas ne pas les transpercer. Entre elles, il y a des différences, l’une est très politisée, l’autre pas du tout, la 3e est entre les deux, et chacune porte un regard différent sur cette écriture qui le touche. L’un des enjeux, c’est que le spectacle puisse vraiment leur appartenir. J’essaye de partir de chacune d’elle, et de Léonora. On travaille ensemble sur les costumes, par exemple, car il s’agit là de la représentation d’une femme noire. Par exemple, on était d’abord parti sur des robes très échancrées, or c’est une réponse très sexualisée. Cela pose beaucoup de questions très intéressantes. Sinon, de manière générale, le théâtre paraît assez collectif mais je dis toujours aux étudiants qu’en vrai c’est un métier ultra-libéral. Le metteur en scène décide de tout, choisit tous ses collaborateurs, s’ils le lui plaisent plus ils s’en vont, et il n’y a pas de prudhommes derrière.

Que faut-il dire aujourd’hui, sur une scène ?
Il faut dire ce qu’on a besoin de dire. Si c’est du Feydeau, alors il faut le dire. Malheureusement, je le vois beaucoup dans les projets que je reçois, les metteurs en scène se posent de mauvaises questions. Il y a beaucoup d’autocensure face au marché. C’est sûr qu’il est plus facile de produire Phèdre avec Marion Cotillard qu’avec une jeune actrice, et encore plus difficile si c’est un auteur contemporain. J’incite beaucoup les metteurs en scène à aller au plus près de leur désir, or souvent on ne sent pas vraiment de nécessité… C’est la poétique d’abord.


Ce qu’il faut dire, du 6 au 20 novembre au Théâtre National de Strasbourg.


Par Sylvia Dubost
Photos Jean-Louis Fernandez

* Le programme 1er acte, initié en 2014 par Stanislas Nordey et les Fondations Edmond de Rothschild et de la Fondation SNCF, vise à promouvoir une plus grande diversité sur les plateaux de théâtre. Le programme a permis, en cinq saisons, à 81 jeunes actrices et acteurs de suivre des masterclasses dans des théâtres partenaires avec des professionnels reconnus du spectacle vivant. Plusieurs élèves comédiens de l’école du TNS sont issus de ce programme (lire aussi Zut n°31).