Un amour impossible, de l'urgence

Mis en scène par Célie Pauthe et adapté du roman éponyme par Christine Angot, Un amour impossible donne corps à ses voix.

Un amour impossible Christine Angot Célie Pauthe © Elisabeth Carecchio
Un Amour Impossible, de et adapté par Christine Angot, mise en scène Célie Pauthe. Image de répétitions au CDN Besançon Franche-Comté. Photo : Elisabeth Carecchio

Par quoi avez-vous été animée pour vouloir faire théâtre de ce roman ?
La sensation d’avoir rencontré un grand livre, dévoré en une nuit, qui déposait quelque chose à la fois de très profond, de très universel et d’urgent. Comme il a été urgent de rencontrer Christine Angot puisque ce spectacle a été créé un an et trois mois après ma première lecture et qu’il témoigne de cette même urgence et nécessité de transmettre cette parole. Je crois que le vrai déclencheur est la relation mère-fille à laquelle je me suis véritablement attachée, qui est comme le personnage central. L’impulsion finale s’est concentrée sur les trente dernières pages qui sont déjà, en quelque sorte, du théâtre dans la mesure où l’on rentre dans un dialogue extrêmement serré entre ces deux femmes qui redéplient toute leurs vies à travers cette tragédie qui les a séparées, à savoir le viol de l’adolescente par son père.

En 2000, dans Quitter la ville, Christine Angot déclarait : « Je ne lave pas mon linge sale. Mais le drap social ».
C’est une des très grandes forces de son œuvre : relire cette histoire non pas uniquement à l’aulne du drame privé, familial, ô combien intime, ô combien tu, mais aussi depuis le socle politique et social dans laquelle elle est aussi contenue. C’est en quelque sorte une mise à nu de cette organisation sociale, cette logique de faire qui est au fond un crime de classes. Si Rachel, la mère, n’avait pas été pauvre, juive et seule dans cette intersectionnalité tissée et marquée elle-même par son père d’une humiliation d’une autre sorte, peut-être se serait-elle sentie autorisée à porter plainte, à parler, à dire, à nommer. Comme il est évident que le père de Christine ayant conscience de tout cela se permet d’aller aussi loin. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui un pervers manipulateur, il y en aura malheureusement toujours mais quelquefois la société leur fait un lit et les couvre.

Dans les cas d’inceste, dont on sait que l’on ne s’en remet jamais vraiment, la complicité de la mère, passive ou non, est au moins aussi criminelle. Le propos de Christine Angot peut sembler ambivalent. Si l’on ramenait l’histoire à notre époque, Rachel aurait-elle entamé une action en justice ?
Nous sommes dans les années 60, Rachel sait que le combat est perdu d’avance, que l’impunité est assurée pour le père de Christine. Elle a intériorisé une logique de classes, de domination, dont nous ne sommes toujours pas sortis, avec en plus un sentiment d’infériorité extrême et surtout un manque total de confiance en la justice. Mais oui, aujourd’hui je pense qu’elle aurait tenté quelque chose.

« Elle a intériorisé une logique de classes, de domination, dont nous ne sommes toujours pas sortis. »

Les mouvements comme #MeToo semblent avoir posé un avant et un après.
Je crois que nous vivons à ce sujet une forme de révolution qui, dans des années déterminantes, change jusqu’à la manière dont on se pense dans le monde. Même si en France on est très en retard notamment sur le délai de prescription qui existe encore.

Dans cet impossible, le mot amour fait-il encore sens ?
C’est toute la beauté du livre, avec ce titre gigogne où s’emboîte l’amour entre la mère et la fille. Et la fille pour le père parce que malgré tout elle l’a aimé.

C’est bien le drame des enfants violés. Parce que l’amour du père pour la fille, par définition, il n’y en a pas ?
En effet, c’est d’ailleurs une psychologie qui m’échappe totalement. Ce qu’on entend, c’est l’enfer que décrit Christine chez son père, cet univers carcéral et en même temps bourgeois. C’est d’une complexité affolante puisque la mère sait que financièrement elle ne pourra pas donner à sa fille ce que donne le père et essaie de s’en sortir par une esquive sociale.

Un amour impossible est-il un leg, un viatique ?
C’est un livre que Christine a absolument tenu à écrire du temps où sa mère vivait encore, comme une forme de restitution nécessaire. Il réinterroge le silence de Rachel à travers un prisme sociétal. C’est une littérature qui a aussi pour fonction de raconter d’un point de vue humain ce que la justice n’aurait pas pu faire, c’est un combat, un refus de se laisser enfermer dans un statut victimaire et de démonter les mécanismes et la responsabilité de tout un corps social. Un amour impossible est un travail de désassignation qui fait sa force de déflagration. Oui, c’est un travail sur une très grande douleur qui n’est pas pour en faire un pleur mais une arme, à renvoyer, et à donner au monde.

L’adaptation de Christine Angot est amplifiée par l’incarnation de Bulle Ogier et Maria de Medeiros.
Le fait que Christine fasse elle-même l’adaptation a été un grand cadeau, elle a été bien au-delà de la transposition puisque c’est devenu un livre pour nous. Elle l’a écrit en pensant à Bulle et Maria ce qui lui confère un caractère extraordinaire et particulier. J’ai une admiration immense pour ces deux actrices. Et puis, le théâtre offre ce potentiel de pouvoir déposer tous les âges, toutes les mémoires affectives en une partition. Ici, la tragédie est annoncée en amont et la mise en scène permet de basculer à vue dans plusieurs temporalités vers ce long chemin, cette quête d’amour, même impossible, recherchée entre la mère et la fille. « Trêve de nostalgie, c’est aujourd’hui et maintenant. »


Un amour impossible, théâtre du 14 au 23 mars 2019 au Théâtre National de Strasbourg 


Par Nathalie Bach