De l'importance d'accueillir
des compagnies en résidence #2

Les résidences d’artistes représentent un espace-temps clef de soutien au processus de création. Dans une dynamique d’échanges et de co-construction, elles font le lien avec les populations, notamment les plus fragiles, mais aussi les jeunes en milieu scolaire jouant un rôle central dans la vie artistique et culturelle du territoire. 

Entretien avec Denis Woelffel, directeur de l’Espace Rohan à Saverne, et Laurent Crovella, metteur en scène de la compagnie en résidence, Les Méridiens

Denis Woelffel, directeur de l’Espace Rohan à Saverne © Grégory Massat

Pouvez-vous me présenter la compagnie les Méridiens, vos projets et vos engagements ?

Laurent Crovella : La compagnie les Méridiens dont je suis metteur en scène est installée à Strasbourg et existe depuis 2004. Le travail qu’on mène est essentiellement de mettre en scène des auteurs contemporains vivants, car nous nous intéressons à la manière dont ils décrivent le monde dans lequel on est. Une autre partie de notre travail est un travail dit d’actions culturelles, on rencontre les différents publics en associant les spectateurs à notre processus de création, en les invitant à des répétitions, mais aussi en conduisant des ateliers amateurs. On ne peut pas avoir de rayonnement si on n’a pas d’ancrage, c’est très important pour moi. Après, évidemment il faut lever l’ancre de temps en temps mais depuis l’origine de la compagnie, nous avons été en résidence dans différents théâtres. Ces lieux deviennent nos maisons. Après une première année de préfiguration à l’Espace Rohan, nous nous dirigeons vers une résidence de trois ans, ce qui signifie que les créations de la compagnie auront lieu à Saverne, les répétitions aussi avec la mise à disposition du plateau et puis toutes les actions qu’on peut mener autour. En collaboration avec Denis et son équipe, nous réfléchissons à comment faire rayonner le théâtre et la compagnie sur un territoire donné.

Denis Woelffel : Une compagnie en résidence marque la présence et la nécessité artistique sur un territoire et auprès des habitants. Nos actions culturelles se déclinent sous forme de rencontres artistiques avec les habitants, autour de projets soit de créations soit d’ateliers-théâtre que Laurent dispense auprès des lycéens. Après, ce sont aussi des choses qui découlent des discussions qu’on a ensemble, de ce qui peut s’inventer pour nous au fil des rendez-vous et des événements qui ont lieu à Saverne.

Laurent Crovella, metteur en scène de la Compagnie Les Méridiens © Grégory Massat

Comment vous-êtes vous retrouvé à vous engager avec la compagnie les Méridiens ?

D.W. C’est parti d’un coup de fil. Pendant le confinement, on était face au néant et on s’est demandé ce qu’on pouvait inventer comme nouvelle forme de partenariat. Avec Laurent, on s’est assez vite rencontré sur des questions d’abord d’exigences artistiques. C’est quelque chose qui lui appartient, je connais le parcours de la compagnie, donc je lui fais complètement confiance. L’autre point, c’était la rencontre avec les auteurs contemporains, c’est très important que le théâtre dit actuel soit au rendez-vous des programmations. Après, il y avait des questions de proximité de territoire. Comment réinvente-t-on la relation au public dans cette période de Covid ? Le théâtre était fermé, Laurent a mis sous forme de lectures théâtralisées le texte Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? de Sylvain Levey et a travaillé avec son équipe afin de la donner en représentation dans les structures scolaires, permettant ainsi des rencontres artistiques, culturelles, de débats et d’échanges.

L.C. On a fait une vingtaine de représentations essentiellement sur le territoire de Saverne. La collaboration avec un théâtre ne veut pas dire qu’on est prestataire d’une demande, on co-construit et on réfléchit ensemble. Il y avait cette période Covid et on entendait partout qu’il fallait se réinventer. Igor Stravinsky a dit : «La nouveauté est une chose ancienne.» Je suis assez d’accord. Réinventer, on le fait à chacun de nos spectacles, on bâtit sur des choses qui nous construisent. Mais le rapport au public étant tellement compliqué en cette période, comment aller à sa rencontre? S’il y avait une réinvention à avoir à mon sens, c’est sur nos modes de production. J’ai réuni 6 comédiens, on a fait trois jours de répétition avant notre première lecture et le fait d’en avoir prévu 20 signifiait qu’on allait retravailler à chaque fois ce texte, aussi grâce aux échanges avec les élèves, à ce qu’ils allaient nous apporter.

Aujourd’hui, la deuxième phase de ce projet est d’aller vers une version plateau nourrie des échanges qu’on a eus et qui sera créée là aussi à Saverne à travers 5 semaines de répétition. Ces 20 lectures préalables ont été une manière d’infuser complètement différente et ce temps qui est un luxe, nous permet d’aller beaucoup plus en profondeur dans le travail, de nous inscrire dans une durée et dans une géographie.

Le titre de la pièce Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? est percutant. Pouvez-vous m’en dire plus ?

L.C. Ce texte écrit par Sylvain Levey s’appuie sur un fait divers réel. En 2014, Breanna Mitchell, une jeune fille américaine de 14 ans, va avec sa classe en voyage scolaire à Auschwitz. Arrivée à l’entrée du camp, elle prend un selfie sur lequel elle porte un joli sweat rose et arbore un grand sourire, elle ajoute en commentaire un émoticône « big love ». Une fois cette photo publiée, la toile s’enflamme avec des réactions de cyber-harcèlement. De retour aux États-Unis, l’histoire a tellement défrayé la chronique que Breanna est invitée sur un plateau télé, le présentateur lui demande : « Si c’était à refaire, est-ce que tu le referais ? ». Et la gamine pas démontée, répond oui. Elle raconte que son père est mort il y a quelque temps, qu’il était un fin connaisseur de l’histoire et du monde concentrationnaire et explique que son selfie est un hommage. La pièce est assez fine car elle pose une double question : celle des réseaux sociaux, de l’image, et celle de la rencontre avec la grande Histoire, ce que ça crée comme décalage. Dans la pièce, un des personnages dit : « Est-ce que prendre un selfie à Auschwitz revient au même que prendre un selfie au Parc Astérix ? ». Ce que je trouve très intéressant c’est que l’auteur pose sa pièce comme une question, il ne dit pas : « Ces jeunes gens sont des crétins, et cette gamine fait n’importe quoi.» Il nous amène à nous questionner sur la mémoire aussi. À la fin de la pièce, Michelle dit : « Le temps efface à peu près tout.» Évidemment, il y a un double sens, puisque ce selfie, vous allez le trouver sur le net. Il est toujours là. Et puis évidemment, il y a la question mémorielle plus large de la Shoah. Est-ce que le temps efface à peu près tout sur cette question ? Ce qui amène des discussions assez passionnantes avec les jeunes gens sur leur utilisation des réseaux sociaux. Leur demandant par exemple après nos lectures : «Est-ce que l’auteur selon vous en rajoute par rapport à ce que vous vivez sur les réseaux, est-ce que c’est à peu près à l’endroit de ce que vous vivez ou en deçà d’une réalité que vous traversez?». Souvent les jeunes nous répondent que c’est en deçà. Il y a aussi les questions du monde concentrationnaire et ce qu’ils en savent aujourd’hui. Je leur raconte toujours une histoire personnelle qui m’a marqué. Mon grand-père avait un copain qui s’appelait Monsieur Arnoux avec lequel il buvait des pastis le samedi soir devant la maison. En troisième, on nous présentait au cinéma Nuit et Brouillard, le film d’Alain Resnais qui a été tourné une fois la libération des camps par les Américains. On prend ça dans la tronche, le film se termine et arrive sur le plateau Monsieur Arnoux. Sur le moment je me dis : « Mais qu’est-ce qu’il fait là ? » Et il soulève sa manche pour montrer son matricule. Là, je peux vous dire qu’il y a quelque chose qui marque !

D.W. C’est ça aussi un travail de territoire et de résidence, on va à la découverte et à la recherche de cette actualité, de cette rencontre littéraire et artistique avec un monde qui bouge. On ne pensait pas que ce texte allait déclencher autant d’échanges et de conversations, notamment avec les enseignants et les élèves. Ce qui est très touchant pour moi, c’est qu’il y a une vraie attente pour que cette lecture théâtrale soit remise au programme de la prochaine édition du festival Mon mouton est lion. On n’est pas seulement en train de poser un acte de création autour de ça, on interroge autrement le processus de création à travers des rencontres plus fréquentes et plus riches avec le public.

Gens du pays © Julie Schertzer

La mise en scène de Gens du Pays a-t-elle également germé suite à des projets scolaires ?

L.C. Le choix de ce texte puise son origine dans un précédent travail qui était la question des Utopies, un projet qu’on a mené de 2016 à 2018, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. Je travaillais à la Comédie de Colmar et j’avais des élèves en option théâtre, tout le monde était complètement secoué. Je me disais, ces gamins ont 18 ans, ils traversent un certain nombre de choses, le monde qu’on leur laisse n’est pas génial. Chômage , attentats, climat… De là je me suis demandé : Quels sont leurs rêves ? Comment voient-ils demain? Et donc m’est venue l’idée de travailler sur toute l’Alsace avec des classes de lycées professionnels et généraux, on a associé deux auteurs à ce travail : Luc Tartar et Daniel Keene. La première année, les jeunes gens écrivaient leurs rêves et mes élèves en option théâtre se saisissaient de leurs textes pour les jouer. La deuxième année, j’ai proposé aux deux auteurs associés de s’inspirer de certains écrits, des rencontres et d’écrire chacun une pièce qu’on est ensuite allé jouer dans toute l’Alsace. Consigne avait été donnée de ne surtout pas faire une photocopie de ce que disent les jeunes gens mais d’essayer de trouver leur propre chemin. Le but était que les élèves voient la distance entre un sujet proposé et l’acte de création. C’était un projet très conséquent et passionnant. Quand on parle d’utopies, forcément on parle aussi de dystopies, de comment on vit aujourd’hui, de comment on se sent. J’ai été frappé par une jeune fille à Mulhouse qui me dit lors du processus : « Moi je suis Française mais je ne serai jamais Française. Il y a eux et il y a nous. » En gros, il y a les Français « de souche » au-dessus et les autres en-dessous. Elle était française d’origine kurde et ses propos m’avaient terriblement secoué. Il y en avait d’autres, essentiellement des jeunes filles dont l’une me dit : « Moi je ne supporte pas la façon dont on regarde ma mère. » Car sa mère portait le voile. Et je me suis demandé : « Quand va-t-on arrêter de poser la question de la nationalité à ces jeunes gens ? ». Au même moment, Marc-Antoine Cyr qui est un auteur d’origine québécoise avec qui j’ai déjà travaillé me dit : « C’est dingue, j’ai écrit un texte qui s’appelle Gens du Pays et qui parle exactement de ça.»

Avec Gens du Pays, vous abordez la question de l’identité à travers l’histoire de Martin Martin.

L.C. C’est effectivement l’histoire d’un jeune garçon qui s’appelle Martin Martin comme s’il s’appellerait Français Français. Il vit seul avec sa mère et le soir, il s’échappe un peu de chez lui et va dans ce que Marc-Antoine appelle poétiquement le territoire des loups. Une espèce de territoire assez indéterminé à la frontière des villes. Derrière ces loups, on peut imaginer des petits dealers et tous les dangers qu’il y a en périphérie des villes. Un jour qu’il est en train de frayer avec les loups, il met le feu à une poubelle et se fait attraper par la police. On va assister à rebours à plusieurs moments. On le voit à l’école, où il a un prof de français qui s’appelle Kevin Kevin, et ce dernier a un grand projet pour sa classe, il veut parler de la diversité culturelle de ses élèves, c’est un projet très généreux. Et en même temps, on le retrouve au bureau de police où il se fait interroger par une « fliquette » qui s’appelle Laurie Laurie. Il n’a pas ses papiers sur lui et elle lui pose tout de suite la question de l’identité. Le môme lui répond : « Je m’appelle Martin Martin » et elle dit : « C’est bizarre parce que tu n’as pas un physique qui ressemble à un Martin Martin.» Il y a une double injonction à ce môme, il est écartelé entre l’école et ce prof ultra généreux mais qui se trompe et la policière qui met en doute son identité. C’est une pièce d’exposition qui pose la question de quand va-t-on arrêter de demander aux gens d’où ils viennent et qu’est ce qui fait l’identité de quelqu’un ? Sont-ce ses papiers, sa couleur ?


Gens du Pays
– Le 30 novembre à l’Espace Rohan de Saverne 
– Le 2 décembre au CSC Sarre-Union


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat et Julie Schertzer

Gens du pays © Julie Schertzer