Ceux qui sont simplement là

Entre danse, théâtre et performance, Nathalie Béasse invente au plateau une écriture toute singulière. Devancés par des titres oniriques et poétiques, ses spectacles sont des tableaux habités qui explorent les limites et les glissements du réel. Ils bousculent les codes et les hiérarchies pour une approche plus sensible du monde. Le Maillon à Strasbourg nous invite à passer dix jours et trois spectacles en sa compagnie.

Comment décririez-vous votre travail ?
Avant d’être du spectacle vivant, c’est une expérience sensorielle et émotionnelle. Une sorte de fresque en mouvement. Mon travail est très pictural, il part de la couleur, de l’espace, du son, du mouvement, plus que d’un texte, et tente d’ouvrir d’autres portes, celles de son imaginaire, de son intérieur, de permettre un autre rapport à la perception. Le public doit débrancher de son rapport à une narration classique, accepter de ne pas comprendre, de ne pas être sur l’autoroute. Il peut alors entrer dans un autre monde, une autre manière de comprendre les choses. Mais c’est très écrit, très dirigé, c’est de la broderie. Tout est cousu délicatement, chaque mouvement raconte quelque chose, chaque chose est à sa place. 

De quels thèmes parlez-vous ?
Ce qui m’intéresse, ce sont les va-et-vient entre l’imaginaire et le réel, se plonger dans l’imaginaire et se réveiller pour voir comment cette plongée modifie la réalité. La vie peut basculer à tout moment, à partir de petites choses, très quotidiennes. Une bouteille qui tombe d’une table peut tout changer… 

Quels peuvent être les points de départ de vos spectacles ?
Mon travail part parfois d’une image, de gens autour de la table ou sur une balançoire, d’une comptine, d’un jeu dans une cour de récréation et les fils se tirent au fur et à mesure. 

Nathalie Béasse - Le Maillon
Nathalie Béasse est à l'honneur du 16 au 26 mars au Maillon. © Carole Bellaiche

On y chute beaucoup, les acteurs comme les objets et les décors…
Derrière la chute, il y a le burlesque, la fragilité, la méchanceté aussi. Comme les enfants qui vont tomber et après éclatent de rire. J’essaye beaucoup de réactiver l’enfance, avec pas grand’ chose, des bouts de bois et des morceaux de terre… C’est pour ça aussi qu’on construit, déconstruit beaucoup dans mes spectacles, comme des tours de Kapla. 

Vous ne travaillez que rarement à partir d’un texte : quelle est pour vous la place des mots ?
Quand j’ai commencé à faire des spectacles, il n’y avait pas de mots du tout. Je n’étais pas à l’aise avec ça, j’étais dans un rapport très pictural, chorégraphique. À chaque fois que je tombais sur un poème, un texte de théâtre, j’avais impression qu’il ne disait pas assez de tout ce que j’avais envie de dire. Que si je ne mettais pas de mots, on pouvait comprendre plus de choses. J’avais impression que les mots allaient simplement illustrer ce que j’étais en train de montrer. Puis je suis arrivée à des poèmes amérindiens très proches de ce que je voulais raconter, et j’ai commencé à glisser de la poésie dans mes spectacles. Et, au fur et à mesure, quelques extraits de Shakespeare. J’avais envie d’affirmer les choses : quand on passe par les mots, on affirme les choses ! Maintenant, j’essaye de frotter le silence, le son, les mots, dans un rapport non d’illustration, mais très charnel, physique. Je les prends comme un mouvement plus que comme un sens, alors je choisis toujours des textes très ouverts, poétiques, métaphoriques. Et je suis de plus en plus à l’aise avec ça. C’est une matière en plus à malaxer. 

Il y a aussi une réelle dimension plastique dans vos spectacles, une esthétique très précise et très cohérente.
Oui, il y a une palette assez éteinte au niveau des couleurs, comme si le temps avait fait son travail. Les matières sont importantes, la laine, le velours… J’ai fait les Beaux-Arts, je suis très sensible à la peinture, au cinéma, au montage. Ma manière de travailler et mon vocabulaire sont plus proches des arts plastiques et du cinéma que du théâtre. Je travaille un spectacle comme une peinture qu’on équilibre au fur et à mesure, avec une couleur, un objet, et les scènes se montent comme au cinéma. 

Vos couleurs et vos matières sont très organiques : on pourrait les trouver dans la nature.
Il y a beaucoup de couleurs terre, beaucoup de verts. La nature est très forte dans mon travail. Qu’est-ce que ça veut dire, la forêt ? Il y a ce rapport au conte, à leur cruauté, à la symbolique de la forêt, à l’inconnue, la peur, avancer malgré les ronces, et il y aura toujours une maison éclairée au bout du chemin. 

Il y a dans vos spectacles une forme d’obstination fragile, quelque chose de l’ordre du « On va y arriver », malgré tout.
On va y arriver : il y a ça dans mon travail. Les obstacles me font avancer, même en création. Ça nourrit beaucoup mon travail, les accidents. Quand ça arrive, cela ne me bloque pas. Je prends beaucoup de plaisir à inventer, chercher, creuser. On ne trouve pas le trésor ? On va en trouver d’autres, plus petits. Arriver à la fin de la création, arrêter de chercher, c’est très compliqué pour moi ! 

Nathalie Béasse Le Maillon
La pièce Ceux qui vont contre le vent sera jouée les 17 et 18 mars.

En dehors du parcours de création, est-ce que ce « On va y arriver » est aussi un sujet ? Ou un motif ?
C’est un motif plus qu’un sujet. Dans un groupe d’individus, quand tous s’arrêtent, il y en a toujours un qui continue. Les bruits des arbres qui tombent, ils sont quatre à danser, à faire toujours le même pas, de plus en plus intensément. Au bout d’un moment, ils finissent par s’arrêter, mais il y en a un qui continue. Cela est aussi une manière d’exprimer des choses au-delà des mots. On peut exprimer beaucoup par la chute, le saut, la persévérance. 

Il est très souvent question d’être ensemble, de solitude, d’essayer de construire un espace où on peut tenter d’être ensemble. Est-ce cela, pour vous, le théâtre ?
Oui, et le confinement m’a fait beaucoup souffrir. Le fait de quitter cet « être ensemble », c’est quelque chose quand on commence à construire un spectacle. Être ensemble physiquement est très important pour moi, j’ai besoin que les gens se touchent, dans la compagnie il y a toujours beaucoup d’accolades. On parle beaucoup de ce que c’est qu’être ensemble, de prendre soin les uns les autres, d’écouter les blessures, les tristesses des gens. 

On a l’impression que votre manière de travailler et ce qui se passe sur le plateau s’inscrivent dans un seul et même mouvement.
On ne fait pas semblant ! On parle beaucoup de ce qui se passe au plateau, entre nous. Ce ne sont pas des choses plaquées le temps d’un spectacle, c’est une sorte de vague qui circule en permanence. C’est pour ça que j’ai choisi ces artistes : nous sommes tous animés par un rapport simple aux choses et aux gens. À partir de là, on peut raconter toutes sortes d’histoires, de façon intègre, avec ce qu’on est. 


Paysage #1 : 10 jours avec Nathalie Béasse, spectacles, rencontres, ateliers, grand entretien, DJ set… du 16 au 26 mars au Maillon à Strasbourg.


Par Sylvia Dubost