Hubert Burda : son rôle dans l'histoire des médias - Photo : Arno Kohlem

L'œil d'Hubert Burda

À la tête d’une importante holding dans le domaine de l’édition, dont le siège est encore et toujours à Offenburg, Hubert Burda a consacré sa vie à l’art, à la presse et à l’innovation. Il évoque avec nous cette région singulière du Rhin Supérieur et son rôle dans l’histoire des médias.

Hubert Burda : son rôle dans l'histoire des médias - Photo : Arno Kohlem

Vous avez appelé la plaine du Rhin Supérieur la « vallée des images ». Pour quelle raison ?
À cause de la force visuelle des œuvres exceptionnelles réalisées ici par des artistes comme Martin Schongauer à Colmar, Hans Holbein l’Ancien à Issenheim, le Maître H.L, auteur de l’impressionnant maître-autel de la cathédrale de Breisach, et évidemment Matthias Grünewald. Enfant, j’allais tous les Noëls voir avec mon père le retable d’Issenheim au musée Unterlinden. Nous y admirions également les gravures sur cuivre de Schongauer, des œuvres déjà étudiées par Albrecht Dürer. Martin Schongauer fut le premier à produire des gravures en grand nombre et à les distribuer commercialement. La question a toujours été la même : comment faire circuler les images ? Jules César fut le premier souverain à faire graver son portrait sur une pièce de monnaie romaine. Tout aussi important fut le travail réalisé par Adolphe Braun, un photographe qui devint mondialement célèbre pour la grande qualité de ses reproductions d’œuvres d’art. Nous avons acheté son atelier à Dornach en 1980. Ces exemples montrent la vitalité et la rapidité de croissance de cette « vallée des images » que représente la région du Rhin Supérieur.

Avec l’utilisation des caractères mobiles dès 1450, Johannes Gutenberg déclenche en Europe une révolution des médias. L’art de l’imprimerie a également été inventé dans la région du Rhin Supérieur…
L’histoire des médias du Rhin Supérieur est écrite par les hommes et les femmes vivant au bord du fleuve. En inventant les lettres mobiles, Gutenberg a joué un rôle déterminant. Tout comme Google ou Facebook aujourd’hui, il a transformé la structure de la communication. Comme le rappelle la célèbre phrase de Walter Benjamin : quand les médias se transforment, la société se transforme. Les médias sociaux comme Facebook, Instagram, Pinterest ou Snapchat participent également au changement.

Il suffit de voir la façon dont le scandale des données chez Facebook ou les derniers Tweets de Donald Trump agitent les esprits. Jamais le pouvoir politique n’a été aussi dépendant des médias qu’aujourd’hui. Pourtant il s’agit de médias-Internet et non de médias-Gutenberg. Mais l’invention de l’imprimerie a elle aussi eu des conséquences : sans Gutenberg, le schisme protestant n’aurait pas eu lieu et Luther n’aurait pas existé. Seule la reproduction lui permit de transmettre sa théorie et de s’opposer à une papauté corrompue par le commerce des indulgences. L’espoir d’une vie après la mort se payait en argent comptant.

En parlant d’argent… Gutenberg était non seulement un inventeur extraordinaire, mais aussi un homme d’affaires astucieux qui fabriqua des « souvenirs » pour le pèlerinage d’Aix-la-Chapelle, un haut lieu du tourisme religieux au nord des Alpes à la fin du Moyen-Âge. Gutenberg serait-il un pionnier de l’économie du divertissement ?
Le succès économique et les idées novatrices se produisent toujours là où se rassemblent des personnes intéressantes en quête de possibles. Europa-Park à Rust en est un parfait exemple. Les visiteurs peuvent y passer une journée distrayante avec des attractions, des spectacles et des restaurants proposant une cuisine internationale. Le public se compose essentiellement d’Allemands, de Français et de Suisses. Ce goût pour le divertissement est une tradition. Les territoires de chaque côté de cette artère dynamique qu’est le Rhin ont toujours été densément peuplés. Pour divertir la population, on organisait des évènements festifs – autrefois, des marchés saisonniers et des bals – tout au long de l’année liturgique.

En 1983, vous quittez pourtant Offenburg avec Bunte, le magazine people qui vient de fêter ses 70 ans, pour rejoindre Munich. Pourquoi ?
Le succès des trois principaux médias du XIXe siècle – la photographie, l’enregistrement sonore et l’image en mouvement – transforma Munich en eldorado de l’économie du divertissement. La division de Berlin après la Seconde Guerre mondiale donna l’avantage à la ville bavaroise. Là, le quartier de Geiselgasteig abritait les studios de Bavaria Film et le Bayerischer Hof accueillait les Bal parés et les cérémonies des Bambis*. La ville n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction. Bunte est entre de bonnes mains à Munich, mais de nombreuses autres publications Burda sont produites avec grand succès à Offenburg, comme les revues Freizeit Revue, Mein schöner Garten ou Lisa.

La nouveauté de Bunte était ses images en couleur. Encore une idée qui est née dans la « vallée des images »…
Bunte était imprimée sur des presses quatre couleurs de Frankenthal près de Speyer am Rhein. Pendant des siècles, le journalisme était uniquement un journalisme de textes, une langue parlée traduite en texte écrit. Le média en cours était celui du journal sans illustrations. Au XVIIIe et XIXe siècle sont apparues différentes techniques comme la lithographie, et puis bien sûr, la photographie et l’impression d’images en noir et blanc. Les médias illustrés racontent des histoires.
Aujourd’hui, Internet prend le relais. En même temps, la parole étouffe de plus en plus l’écrit. Le tirage des journaux et des magazines est en baisse.

L’imprimerie fut inventée à Strasbourg et à Mayence, le tube cathodique à Karlsruhe et Strasbourg, et Strasbourg est le siège de la chaîne de télévision culturelle Arte. Vous possédez des imprimeries à Offenburg et en Alsace. À quel point les échanges franco-allemands sont-ils importants ?
C’est un grand sujet européen. Il n’existe en Europe aucun autre fleuve comme le Rhin, ni le Pô, ni le Tage, ni la Tamise ne forment une limite à ce point déterminante. Avec le partage des territoires à la suite de la mort de Charlemagne, le Rhin se transforma en fleuve du destin ; il suffit de penser à la Première Guerre mondiale. Heureusement, la pensée européenne a résolu ce problème constant qui se rattachait au fleuve pendant des siècles. Mon amour pour la France n’a jamais été terni par cette frontière fluviale. J’ai vécu une année à Paris et ma thèse avait pour sujet les ruines dans l’œuvre d’Hubert Robert. Le XVIIe et le XVIIIe siècles français me sont aussi familiers que l’époque moderne allemande. Les frontières géographiques ont causé beaucoup de dégâts.

Quel est le sens d’un réseau régional dans un monde globalisé ?
L’environnement régional détermine la socialisation secondaire de l’individu après la cellule familiale. Ma région est Offenburg et tout ce qui est autour. Jeune homme, je me rendais aussi facilement à Strasbourg qu’à Freiburg ou Baden-Baden. L’environnement social, la langue et la culture régionale forgent l’identité de l’individu. Et il ne s’agit pas seulement des statues en grès de la cathédrale de Freiburg ou des grands peintres comme Hans Holbein, Anselm Feuerbach ou Hans Thoma, mais aussi de choses ayant trait au quotidien : la cuisine locale, les célébrations, les évènements sportifs, le ski en Forêt-Noire. Ici, chacun se développe en relation avec son environnement. Je ne connais personne qui puisse devenir champion d’Allemagne du jour au lendemain. On joue d’abord en division départementale puis en division régionale… jusqu’au moment où l’on est prêt. Cette évolution est un processus salutaire car l’individu apprend à s’orienter au sein de la communauté et à s’engager vis-à-vis d’elle.

*Récompense artistique créée en 1948 et décernée par le groupe Burda


Par Ute Dahmen
Photos Arno Kohlem