Le sport à l'hôpital psychiatrique

Le sport hors les clubs
Saison 1 | Épisode 2/4
HÔPITAL PSYCHIATRIQUE

Nouvelle saison, nouvelle série dédiée au sport, cette fois pratiqué dans des lieux qui ne lui sont pas dédiés. Place à l’hôpital psychiatrique de l’EPSAN. Où il sera question de murs, de tchoukball, de solidarité, de psychoses et même d’un buzz mondial.

L’EPSAN

Dans le cadre de la sectorisation en psychiatrie, l’EPSAN exerce ses missions dans le bassin du nord de l’Eurométropole de Strasbourg et sur une grande partie du Bas-Rhin. Le principe fondamental de la sectorisation est le refus de la ségrégation du malade mental (volonté d’intégration, de maintien ou de réintégration, continuité des soins, avec la même équipe soignante…). Actuellement, l’EPSAN initie un projet global de réorganisation de l’offre de soins psychiatriques, qui comprend la construction d’un nouvel hôpital de 140 lits dans le quartier de Cronenbourg, et la réorganisation du site historique de Brumath qui accueillera à terme 112 lits de psychiatrie générale. Il serait malhonnête de feindre la surprise : quand on franchit la porte du gymnase de la Robertsau, point de chute du jour pour une séance dédiée au badminton, que l’on voit Philippe Bernard, professeur de sport, dispenser ses consignes à une dizaine de patients attentifs, tout semble normal. Alors, évidemment, se pose la question de la normalité : à quoi s’attendait-on ? Pourquoi cela nous paraît-il “normal” ? Tous ces patients différemment concernés par la psychiatrie ne danseraient-ils donc pas quotidiennement sur les marges ?
Une explication s’impose par sa récurrence : ils sont hors les murs. À chaque fois que l’on posera à un patient la question « Que vous apporte ces séances de sport ? », il répondra instinctivement : « Sortir de l’hôpital, ne plus être entre les murs de ma chambre. » Suivront d’autres réponses, aussi différentes que chaque être est singulier, mais celle-ci sera le trait d’union entre tous. Quand bien même le site de l’EPSAN (Établissement Public de Santé Alsace Nord) est d’apparence agréable, aéré et verdoyant (certes, un peu moins en novembre), il incarne parfois, peut-être souvent, la prison mentale dont chacun tente de se défaire. Alors, chacune des séances de sport hors pavillon, que ce soit au gymnase de la Robertsau ou sur l’ancien site de Hoerdt, est une occasion de traverser ces murs, d’aller voir ailleurs si j’y suis.
« Le cadre joue énormément, confirme Philippe Bernard, qui dirige, au côté de son acolyte Philippe Gsell, le service des sports de l’EPSAN. Quand ils sont hors du pavillon, les patients peuvent se comporter très différemment. Achumawi*, par exemple, quand elle est à l’hôpital, passe ses journées à dormir, sans rien verbaliser, alors qu’ici elle est capable de choses étonnantes. L’objectif est qu’elle puisse prendre conscience du plaisir qu’elle a sur le terrain pour le transposer dans le quotidien. » La sensation de se défouler et d’extérioriser sont d’autres mots qui reviennent très souvent. Même si pour Bahwika*, c’est plus pragmatique : « Être tout le temps à l’hôpital c’est dur, c’est chiant. Je n’ai jamais vraiment fait de sport, à part à l’école parce que c’était obligatoire. Là je suis content, ça me fait sortir, c’est tout. » Son élimination prématurée du petit tournoi de badminton ne l’affectera d’ailleurs pas outre-mesure.
Calapooya*, elle, y met beaucoup de son énergie. À ce point, il n’est pas exagéré de parler de détermination : « J’ai une maladie des os et j’ai fait une tentative de suicide. Le sport me permet d’exister et de rester en vie, sinon à l’hôpital je reste seule, je ne parle à personne. Dans ma vie d’avant, j’étais éducatrice sportive et j’ai fait du judo à bon niveau. J’ai besoin de ces séances ! Ça me permet aussi de sortir toute l’adrénaline que j’emmagasine. » Puis elle repart défier le très remuant Dakota*, qui a eu l’outrecuidance, sur l’exercice précédent, de mettre à mal le sacro-saint professeur. « C’est un groupe qui couvre des sevrages addictifs, des schizophrènes, des tentatives de suicide, des toxicomanes. Ces séances de sport se font sur prescription médicale, ils sont tenus d’y participer, précise Philippe Bernard. 70% des hospitalisations sont des SL (soins libres), 20% sur demande d’un tiers, les 10% restant le sont sur décision de justice. En sport, on peut avoir les trois en même temps. » Voilà pourquoi il est important de donner les moyens à ce service de mettre en place ses projets. Pour cela, les deux Philippe s’astreignent à une grosse part administrative : « On dresse des statistiques. Par exemple, on a recensé 5 374 prises en charge depuis le 1er janvier, ce qui est conséquent. Ces chiffres nous permettent de justifier des demandes de subventions pour le service des sports. »

Salarié de l’EPSAN depuis 2005, professeur à la faculté en STAPS filière APA (Activités Physiques Adaptées, en hôpital psy, en foyer, en géronto, en addicto…), Philippe Bernard a vu assez de cas pour ne plus s’en émouvoir comme au premier jour. On peut appeler cela une carapace. Ce qui frappe très vite, à le voir en action, c’est son attention ; il guette les petits comportements discrets, ceux qui disent tout du quotidien. Et bien sûr, il ne boude pas son enthousiasme à chaque progrès démontré par l’un de ses patients. Ne plus s’émouvoir n’est pas ne plus ressentir, simplement « j’ai pris l’habitude de voir la détresse ou la souffrance chez les gens, je ne m’y fais pas, je ne m’y ferai jamais, mais j’ai appris à vivre avec ». Ce qui lui permet de maintenir une intransigeance équitable, celle-là même qui donne à chaque patient l’impression d’être “comme vous et moi”. Me revient alors à l’esprit cette citation de Thomas Fuller, ad hoc : « Tout le monde a son grain de folie, sauf vous et moi, et parfois je me demande si vous ne l’avez pas aussi. » À méditer après en avoir souri.
Philippe Bernard s’est évidemment fixé un cadre, notamment par souci d’équité : « J’adapte la pratique du sport non pas à la pathologie mais au besoin de la personne. Par exemple, les schizophrènes se distinguent par des troubles de coordination (latéralisation et dissociation de ceinture, coordination jambes / bras). Le psychotique a des problèmes de schémas corporels et la pratique du sport peut être thérapeutique. Certains psychotiques sont délirants ; là, je travaille en balnéo avec un patient persuadé d’être hémiplégique alors que ce n’est pas le cas. Dans l’eau, il peut retrouver des sensations et prendre conscience qu’en réalité, son corps fonctionne. Et, bien évidemment, on peut aussi retrouver le même besoin dans plusieurs pathologies. »
À cet égard, le tchoukball est un sport aussi complet que curieux et réjouissant. On le découvre lors de notre deuxième séance d’observation. Créé par un médecin suisse, désireux d’envisager une pratique échappant aux multiples traumatismes, puis approfondi en prison pour son caractère non-violent, le tchoukball est un micmac de volley, de hand, de pelote basque et de trucs qui n’existent que dans les dessins animées. Faisant l’éloge du fair-play (les deux équipes s’auto-arbitrent), excluant le contact, il permet de creuser plus loin, plus vite, plus fort, les bienfaits de la solidarité. Pour Kayapos*, malgré la confusion, c’est même carrément le buzz Internet de demain ! « C’est intéressant, je ne connaissais pas. C’est innovant et intéressant. Avant je faisais un peu de sport, un peu de tout. Mais pas à haut niveau. Bientôt je vais sortir, enfin je sais pas quand. J’ai un travail, parce que en France y’a pas de CDI, que des CDD. Au tchoukball y’a pas de contact, chacun respecte l’autre, c’est appréciable. Faut regarder sur Internet hein, ça va faire le tour du monde dans les prochains jours, ça va faire un buzz. C’est c’mme ça qu’on dit ? »
Kayapos* était de retour à l’EPSAN depuis deux jours. Quatre jours avant, il était sorti, parce qu’il allait mieux, il allait bien, même. Et puis la société n’a pas mis 48h à se refermer sur lui, comme un piège à loup. Retour à la case entraide, pour s’aguerrir, encore. Puis retour au terrain, où il est temps de faire les équipes, comme à l’école :
« On va faire 4 équipes de 3. Navajos*, vous commencez ?
— Ok, on va voir si je sais compter comme ça. »

Les matches sont intenses, les joueurs s’encouragent et crient même leur joie quand Zapotèque*, habituellement peu réactif, marque deux buts coup sur coup. Un peu comme Zidane en 98. De son côté, Maleku* savoure : « J’ai des antécédents cardiaques, alors pour moi c’est surtout important d’un point de vue physique. Avant je faisais de la course à pied. J’ai fait Courir en Tête d’ailleurs cette année [une manifestation de solidarité organisée par l’EPSAN dans le cadre de la lutte contre les maladies mentales]. » Physiquement, Navajos* aussi en a besoin : « C’est intense ! Ça travaille les réflexes. J’essaye de faire toutes les séances. Faut faire des activités, faut pas rester dans son coin. En vrai, c’est bien le sport, surtout pour un fumeur comme moi. Je suis allé à l’hôpital de moi-même, ça n’allait pas, j’étais déprimé jusqu’à tenter de me suicider. J’ai toute une équipe qui est là pour me soutenir, je crois que c’était le meilleur choix. Et puis aussi faut s’entretenir, pour pas prendre trop de poids ! »
C’est effectivement un autre enjeu essentiel de ces séances. Le traitement médicamenteux génère une importante prise de poids car les anti-psychotiques coupent le sentiment de satiété. Ce qui crée un cercle vicieux terrible : le patient va mal > il prend le traitement > il grossit > il va mieux psychologiquement mais il a grossi > puisqu’il va mieux il arrête le traitement pour freiner la prise de poids > il sort, se sent mal dans la société aussi parce qu’il a du mal à appréhender son corps qui a changé > il est susceptible de replonger.
Dernière séance d’observation, en balnéothérapie, où l’on rencontre Atzinca*, dont le corps et l’esprit ont été meurtris. Atzinca* a reçu trois balles, tirées depuis la carabine de son mari jaloux : une dans la tête, une dans la nuque, une dans le dos. Les dégâts, qu’ils soient psychologiques ou physiques, sont immenses. En chaise roulante, les membres atteints, le corps abîmé, les névroses à vif, Atzinca* est en vie, farouchement, pour ses trois enfants, pour ses huit petits-enfants. Philippe Bernard était déjà là quand elle a été accueillie à l’EPSAN. Le lien qui les unit est fort, invincible, on le sait au premier regard :
« Ça vous apporte quoi ce que l’on fait ensemble, Atzinca* ?
— Ça fait du bien dans les jambes.
— Vous avez l’impression d’avoir progressé ?
— Je sais pas.
— Souvenez-vous : au début, est-ce que vous arriviez à marcher ?
— Non.
— Et maintenant ?
— Oui.
— Donc ?
— J’ai progressé.
— Y’a pas de honte à dire qu’on progresse.
— On essaye ! »
Philippe Bernard vouvoie tous ses patients, souvent pour préserver une distance, pour ne pas « se faire bouffer ». Ici le vouvoiement a la couleur du respect.
« On va dans la flotte ?
— Oui ! »
Chaque immersion dans l’eau est un grand saut. Et dans la piscine, Atzinca* marche, sans sa chaise, avec l’aide a minima de Philippe. Marcher, juste marcher ; avec la même émotion qu’un premier pas sur la lune.
« Ça vous fait quoi comme sensation de marcher ?
— Ça me fait du bien.
C’est-à-dire ?
Ça me redonne confiance en moi. »
La confiance pour remède à la peur, au doute, au délire d’un monde qui s’écrase sur vous jusqu’à vous rendre fou.

*à la demande de l’EPSAN, le nom des patients a été changé afin de préserver leur anonymat. Il en va de même pour le traitement photographique.

Psychologie + boxe = psychoboxe

« En fait, la psychoboxe est une psychanalyse où le divan est remplacé par un ring, explique Philippe Bernard, qui co-dirige le service des sports de l’EPSAN. Ça concerne surtout les patients qui ont des problèmes de violence. Lors de cette thérapie, il y a trois personnes : le patient, le médecin et moi. Je monte sur le ring avec le patient, je place des objectifs : de frappes, de mouvements, d’enchaînements. Souvent, quand le patient est violent, il a tendance à ne pas respecter les consignes. On peut alors stopper le combat et à chaque interruption on se réunit autour d’une table et on essaye de comprendre pourquoi il s’est comporté ainsi. Mettre son corps en action l’aide à mettre des mots sur le mal qui le ronge, ça change les perspectives. »


Par Romain Sublon
Photos Pascal Bastien