L'affaire Maureen Kearney en lumière dans La syndicaliste

Avec son nouveau film, Jean-Paul Salomé met en lumière l’histoire de Maureen Kearney, une syndicaliste du groupe nucléaire Areva dont la vie a subitement volé en éclats après qu’elle ait révélé l’existence d’un accord secret entre l’État français et la Chine concernant un transfert de technologies. Tandis que la pérennité du groupe est menacée, mettant ainsi en péril aussi bien le savoir-faire hexagonal que l’avenir des salariés du groupe, la syndicaliste devenue lanceuse d’alerte, agite cette histoire sous le nez des députés et jusqu’aux hautes sphères de l’État. Des actions et une détermination qui dérangent et provoquent de violentes intimidations jusqu’à l’agression. C’est sa femme de ménage qui la retrouvera, un matin de 2012, ligotée, mutilée, le manche d’un couteau planté dans le vagin dans la cave de sa maison. Dès lors, une enquête est ouverte et débute un combat acharné pour Maureen Kearney, rapidement accusée d’avoir mis en scène son agression. « Elle s’attaque évidemment à un monstre. Il y a des enjeux financiers qui sont considérables. La meilleure manière de la faire taire, c’est de ne pas la croire », explique Isabelle Huppert qui incarne à l’écran le personnage de cette femme réduite au silence. Entretien avec Jean-Paul Salomé, réalisateur de La syndicaliste, qui sort en salles le 1er mars.

Jean-Paul Salomé

En quoi cette affaire vous a-t-elle interpellé au point d’en faire un film ?
J’ai lu le livre La Syndicaliste dans lequel la journaliste Caroline Michel-Aguirre mène une enquête sur l’histoire de Maureen Kearney et je suis resté sidéré en découvrant ce qu’elle a vécu, la manière dont elle a été traité et le courage qu’il lui a fallu pour vivre après ça. Je me suis dit que le cinéma était le meilleur vecteur pour faire connaître cette histoire injustement méconnue.

Comment expliquez-vous que cette affaire ait été si peu médiatisée ?
J’ai une théorie qui a l’air d’être partagée. Cette histoire a commencé sous Nicolas Sarkozy et s’est poursuivie sous François Hollande. La gauche comme la droite ont été impliquées et ce secret d’État ne pouvait servir personne. Je pense qu’en s’en apercevant, les journalistes se sont dit qu’il allait être compliqué de faire mousser cette affaire. Cependant, il n’y a pas non plus eu d’omerta, des journaux en ont parlé, L’Obs notamment sous la plume de Caroline, qui a écrit le livre plus tard, mais ça n’a pas touché le public. Chaque soir, après les avant-premières du film, je demande à main levée qui connaissait l’affaire Maureen Kearney et je suis extrêmement frappé qu’ils soient si peu nombreux. Ma grande satisfaction est de me dire qu’à la fin de la séance, il y en aura 200 de plus qui sauront qui elle est et ce qu’elle a vécu.

Quel travail avez-vous entrepris pour rendre compte de cette affaire ?
Le livre était extrêmement précis et permettait de synthétiser les faits pour raconter une histoire. On a rencontré Maureen, son mari, sa fille, afin d’essayer de trouver ce qui n’était pas dans le livre, c’est-à-dire comment elle a vécu les choses, ses réactions, les scènes de famille…  Les faits étaient encore très frais, j’ai essayé d’être précautionneux en privilégiant les échanges par mail afin de ne pas être trop intrusif. Les questions par écrit permettaient de lui laisser le temps de répondre, de réfléchir à ce qu’elle voulait me dire. Ensuite, soit je retranscrivais ses propos, soit ils stimulaient nos imaginaires et nous faisaient rebondir sur autre chose. C’était une sorte de ping-pong sur la part psychologique et affective du personnage. En ce qui concerne les rouages de l’affaire, 80% de ce que l’on voit dans le film s’est vraiment passé ainsi dans la réalité.

Vous dressez le portrait d’une femme combattante mais fragile. Le combat de Maureen Kearney n’était pas pro ou anti-nucléaire, mais social.
Le nucléaire l’intéressait, elle était attachée à cette entreprise et l’indépendance énergétique française était pour elle un symbole qui avait son importance. Mais ce qu’elle voulait défendre avant tout, c’était les 55 000 emplois en danger. Au lendemain de Fukushima, le nucléaire était totalement dévalorisé, les gouvernements voulaient  s’en débarrasser comme d’un vieux chewing-gum sous la chaussure. Aujourd’hui, on a l’impression qu’il faut revenir au nucléaire. Le sujet est intéressant, c’est la toile de fond du film.

Lorsqu’elle lance l’alerte, la crédibilité de Maureen est remise en cause du fait de son sexe et de sa place sociale.
« Tu n’y connaîs rien » lui dit-on. Elle n’a pas fait les grandes écoles comme ces gens-là. Ils l’acceptaient parce qu’ils avaient besoin d’elle, qu’elle maintenait un dialogue social et qu’elle savait autant parler aux employés qu’elle représentait, qu’aux ministres et aux autorités. Elle les combattait mais toujours à la régulière et le jour où elle a gratté trop fort, où elle a franchi la ligne jaune dans ce pour quoi elle luttait, on lui a fait comprendre qu’elle était allée trop loin. Elle a subi tout ça, parce qu’elle était une femme et parce qu’elle n’était pas de leur milieu.

Jean-Paul Salomé
"80% de ce que l'on voit dans le film s'est vraiment passé ainsi dans la réalité", souligne Jean-Paul Salomé. © Grégory Massat.

Suite à son agression, les enquêteurs remettent en cause son statut de victime, car Maureen « n’a pas réagi comme une femme violée ». Était-ce une manière pour vous de montrer les failles du système judiciaire dans ce domaine et de dénoncer les conséquences de la misogynie ordinaire ?
J’ai trouvé fascinant la manière dont les choses ont pu se retourner contre elle, car des hommes ont jugé qu’elle n’était pas une bonne victime, qu’elle n’avait pas eu les bonnes réactions. Mais quelle réaction est-on censé avoir après de tels actes de barbarie ? Personne ne le sait. À l’époque, avec le scénariste Fouad, nous avions vu la série de Gilles Lemarchand sur l’affaire Grégory. Un enquêteur y raconte qu’il avait soupçonné Christine Villemin parce qu’elle portait un pull noir moulant, qui mettait sa poitrine en valeur, quatre jours après l’enterrement de son fils. Je me suis dit qu’on n’était pas très loin du genre de conclusions ahurissantes que l’on trouve dans l’histoire de Maureen.

On le perçoit lorsque Maureen remet du rouge à lèvres après l’examen gynécologique après son agression. Le médecin la regarde comme si ce geste ne collait pas à la réaction d’une femme qui vient d’être violée.
Exactement. Cette scène a été ajoutée au scénario. On en a parlé avec Maureen et à l’inverse, suite à son agression, elle n’a plus réussi à mettre de rouge à lèvres pendant un an. Le rouge à lèvres était quelque chose d’extrêmement important, comme toute son apparence, c’était une sorte d’armure et de carapace pour affronter ces gens-là. Maureen était une tache de couleur au milieu de ces costumes gris. 

Dans le film, vous mentionnez les identités des personnes impliquées dans cette affaire.
À partir du moment où nous racontions l’histoire de Maureen Kearney et que nous voulions la mettre en lumière, il était humainement impossible de la nommer sans nommer les autres. Tous les avocats de ces personnes ont vu le film. Et on attend. Mais il y a une forte pression. 

Pourquoi l’enquête n’a pas été rouverte selon vous ?
À l’issue de son second procès, Maureen a été blanchie mais ce n’est que parce que les carences de l’enquête ont été reconnues par la justice et aucunement son innocence. La seule qui pouvait relancer les choses en faisant appel c’était Maureen. Chose qu’elle a voulu faire à un moment donné, mais le procureur lui a fait comprendre qu’il ne lui ferait pas de cadeau et que si l’enquête était rouverte, elle serait menée par les mêmes enquêteurs qu’auparavant. Rien ne disait qu’à la fin de cette enquête, elle ne reviendrait pas à la première issue où elle avait été accusée d’être mythomane et d’avoir mis en scène sa propre agression. Après tout ce qu’elle a vécu et dans l’état où elle était psychologiquement et physiquement, sans compter ce que ça allait lui coûter, elle a renoncé et personne n’a essayé de savoir ce qui s’était vraiment passé. Mais rien n’empêcherait aujourd’hui que quelqu’un de la justice, des politiciens, des députés, des sénateurs rouvrent l’enquête.

Vous revendiquez le caractère politique de votre film ?
Oui bien sûr. Ce que j’aimais beaucoup c’est que le film commence sur le ton d’un thriller politique avec, en background, le nucléaire et les syndicats, mais que l’agression fait tellement basculer la vie de Maureen que le film bascule avec. Il ne peut plus être le même. Bien sûr, il dénonce les magouilles des uns et des autres, mais le vrai sujet c’est ce qu’elle a vécu et pourquoi les hommes ont eu ce regard sur elle, pourquoi ces doutes, pourquoi c’est parti en vrille ?

L’alerte lancée par Maureen Kearney était finalement justifiée.
Tout ce qu’elle a prédit s’est réalisé. On le vit aujourd’hui avec la perte de l’indépendance énergétique. Les employés ont été licenciés, Areva a été démantelé, des centrales qui devaient être finies ne le sont pas et coûtent 14 fois ce qu’elles devaient coûter. S’il faut en refaire, est-ce que ce sont les Chinois qui vont désormais les construire chez nous, comme ils l’ont fait en Angleterre ? C’est délirant, lorsqu’on sait que nous étions le fleuron de l’industrie nucléaire. Après, évidemment on a le droit de dire qu’on est contre le nucléaire, mais il y avait des choix à faire, on ne peut pas dire que les politiques aient été d’une clairvoyance et d’un courage énorme.

Vous dédiez le film à votre sœur Hélène. Ce que subit Maureen c’est aussi ce que subissent les mères, les sœurs, les filles victimes de la misogynie ordinaire ?
L’histoire de Maureen est venue vers moi. Au début, je ne savais pas pourquoi et finalement je l’ai compris pendant la préparation du film. Ma sœur est morte très peu de temps avant le tournage et il se trouve que j’ai eu confirmation des soupçons que j’avais sur le fait qu’elle ait été agressée sexuellement. J’ai compris pourquoi elle était dépressive pendant des années, pourquoi elle avait ce rapport aux hommes et pourquoi aussi dans son métier de femme dans un milieu très masculin elle s’était fait broyer. Il  y avait dans l’histoire de Maureen un écho très fort de ce qu’avait vécu ma sœur dans un autre registre. C’est cette émotion là que j’ai voulu transcrire dans le personnage de Maureen et aussi dans le regard que je porte là-dessus.


Propos recueillis le 7 février dans le cadre de l’avant-première du film, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.
La Syndicaliste, de Jean-Paul Salomé, en salles le 1
er mars.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat