Maestro(s) : Les non-dits comme partition

Chez les Dumar, le père et le fils sont tous deux de grands chefs d’orchestre. L’un, Denis (Yvan Attal), brillant dans son genre, exalté, non conventionnel est en pleine ascension, l’autre, François(Pierre Arditi), référence dans le milieu achève une carrière internationale et ne cache pas son amertume envers ce fils au sommet de la reconnaissance. Une rivalité qui atteindra son apogée lorsqu’un quiproquo viendra mettre en porte-à-faux des rapports déjà compliqués. Contacté pour prendre la direction de la Scala de Milan, François voit le rêve de sa vie se réaliser, l’apothéose de sa carrière, mais très rapidement Denis apprend que la secrétaire s’est trompée de Dumar. C’est en réalité lui, le fils, qui a été choisi. Comment annoncer à son propre père qu’on va lui voler son rêve ? Dans l’écrin sensationnel de la musique classique, Bruno Chiche explore la complexité des rapports père-fils. 

Davantage qu’un film sur l’univers de la musique classique, Maestro(s) traite d’une relation père-fils compliquée. Pourquoi avoir choisi d’aborder ce sujet ?
Bruno Chiche : J’ai un père qui vieillit et avec qui je regrette de ne pas avoir parlé davantage. J’ai également un fils de dix-sept ans et j’avais envie de raconter les rapports familiaux. Concours de circonstances, mon producteur et ami Philippe Rousselet m’apprend qu’il a une option sur les droits de remake de Footnote, un film de Joseph Cedar qui parle d’un quiproquo mettant en porte-à-faux un fils vis à vis de son père. J’ai vu le film et effectivement il m’a beaucoup inspiré, mais je n’en ai pas fait un remake. Par exemple, les deux personnages principaux de Footnote sont des chercheurs universitaires qui travaillent sur la Torah. Pour ma part, je pitchais à une amie chanteuse lyrique mon scénario à propos de la rivalité père-fils et elle me dit que c’est exactement l’histoire de son beau-père et de son mari. Tous deux chefs d’orchestre, le beau-père rêvait de jouer à Bayreuth et c’est son fils qui a été appelé.  Elle m’a raconté le bordel que ça avait mis dans la famille. Je suis sorti du déjeuner et j’ai réécrit tout le scénario en l’adaptant au milieu de la musique.

Quel travail avez-vous entrepris pour rendre compte avec justesse du milieu de la musique classique?
Bruno Chiche: J’adore la musique classique, j’en écoute beaucoup, mais je n’en avais pas une connaissance encyclopédique. Certaines musiques présentes dans le film m’accompagnent depuis des années : L’Ave Maria de Caccini, la Vocalise de Rachmaninov… J’ai trouvé passionnante l’idée d’apprendre des choses en réalisant un film. J’ai rencontré beaucoup de chefs d’orchestre, des gens comme Alain Altinoglue, Jean-Christophe Spinosi et j’ai beaucoup travaillé avec Anne Gravoin. Le film m’a permis de rentrer dans les coulisses de la musique classique.

Quel rapport aviez-vous à la musique classique avant de jouer dans ce film ?
Yvan Attal : Je n’ai pas grandi dans une famille où on écoutait de la musique classique, j’ai découvert les grands compositeurs plus tard. J’aime la musique classique comme j’aime la pop, le rock ou le jazz, car la musique m’a toujours nourri et Bruno m’a permis de découvrir ce milieu de manière plus approfondie.

Comment vous êtes-vous familiarisé à la gestique du chef d’orchestre ?
Yvan Attal : La gestique est très compliquée si on souhaite être crédible. Au départ, j’ai cru que je pouvais faire n’importe quoi et devant ma grotesque prestation, le chef d’orchestre avec qui je travaillais a ri. Cela demande de la précision, mais pas seulement. Il n’y a pas une seule façon de diriger un orchestre, chaque chef d’orchestre a sa manière de faire, sa sensibilité … C’est un peu comme un metteur en scène : même s’il y a des techniques à connaître, chacun dirige son équipe avec sa propre personnalité. On a commencé à travailler, mais il était très compliqué de comprendre la mécanique aussi rapidement, on a alors trouvé une technique bien plus facile pour moi. Le chef d’orchestre se plaçait à côté de la caméra et dirigeait, tandis que je le singeais, comme devant un miroir. Reproduire ce qu’il faisait demandait beaucoup de concentration. D’ailleurs, c’est un exercice qu’on réalise souvent dans les cours d’art dramatique. Ça m’a beaucoup plu et amusé.
Bruno Chiche : Il existe un livre extraordinaire de Berlioz qui explique les mouvements du chef d’orchestre. C’est comme un langage des signes. La main droite est la main du rythme et la main gauche est la main de l’âme. C’est par cette dernière qu’on véhicule ses sentiments, qu’on parle avec l’orchestre. Dans ce film, le sujet principal n’est pas la musique, c’est la toile de fond, leur territoire. Il n’empêche qu’elle apporte une dimension assez spectaculaire. On part d’une histoire intime, mais l’écrin dans lequel se trouve cette histoire est sensationnel.

Quels orchestres jouent dans le film ?
Bruno Chiche : Trois orchestres ont été formés exclusivement pour le film par Anne Gravoin. C’est le Maestro’s Orchestra [rires].

La collaboration d’Yvan Attal et de Pierre Arditi dans les Choses humaines a-t-elle joué dans votre choix d’acteurs ?
Bruno Chiche : Elle ne m’a pas influencé, mais m’a servi. Yvan et Pierre s’adorent. Pour ma part, j’ai connu Pierre à 19 ans, j’étais stagiaire sur un film de Robert Enrico et j’allais le chercher le matin. Il fumait clope sur clope dans la voiture, c’était une horreur. Je me suis vengé en tournant avec lui [rires]. Plus sérieusement, ça faisait très longtemps qu’on avait envie de travailler ensemble. Quand Yvan Attal est arrivé sur le film, il a fallu lui trouver un père et c’est vrai qu’il existe quelque chose entre Pierre Arditi et lui. Dans le film, père et fils ont un rapport conflictuel et je trouve paradoxal mais très payant que Pierre et Yvan s’adorent dans la vie. Car c’est ce qui existe entre les pères et les enfants, même quand ils ne s’entendent pas, il y a quand même de l’amour qu’on n’arrive pas à exprimer.

Entre Denis et François, plus qu’une rivalité, il existe un vrai problème de communication ?
Bruno Chiche : Denis n’est pas un homme lâche, mais il se retrouve dans une situation malencontreuse vis à vis de son père. Que peut-il lui dire ? « Je vais te voler ton rêve ? Ce n’est pas toi qui va aller à la Scala, c’est moi ? » C’est un enfer, il n’y arrive pas. Yvan Attal a réussi à trouver l’équilibre entre quelqu’un qui a le courage et l’envie d’aller à la Scala mais qui a également l’envie de ne pas y aller parce qu’il se dit : « Je vais détruire mon père. » Ce n’est pas facile de jouer le rôle d’un homme qui flotte.

Denis a-t-il seulement peur de décevoir son père ou également peur de se jeter à l’eau en acceptant de devenir chef d’orchestre à la Scala ?
Yvan Attal : Il y a un peu de tout. D’ailleurs, François prend cet exemple quand il rappelle à son épouse qu’un jour, lorsque leur fils était petit, elle l’a pris et jeté à l’eau pour le débarrasser de sa peur. Il s’aperçoit qu’il a été un père qui peut-être n’a pas donné entièrement confiance en lui à son fils, qu’il l’a peut-être un peu étouffé, à cause du succès qui est le sien. Je peux très bien relier ça à mes propres enfants. Quand je me baladais avec mon fils et qu’à 6-8 ans, il voyait dans la rue de grandes affiches avec son père, probablement, que ça fait quelque chose. J’espère que je n’ai pas à ce point étouffé mon fils, mais on est forcément écrasé par son père. À un moment, il faut prendre sa propre place et  on rêve carrément de prendre la place de son père. C’est compliqué les rapports père-fils, je me demande si ce n’est pas plus facile d’être un fils que d’être un père. C’est d’ailleurs ce qui m’a bouleversé dans le film de Bruno. La musique participe à l’émotion du film mais l’histoire, c’est la relation d’un père et d’un fils et la rivalité qu’il y a entre eux.

Denis veut faire de sa compagne violoniste son premier violon. Davantage que son rêve à elle, c’est son ambition à lui.
Yvan Attal : Parfois, on projette des choses sur les gens, sans se soucier réellement de ce qu’est leur ambition. Denis vit avec cette femme, je crois qu’il l’admire, qu’il est conscient du chemin qu’elle a fait. Mais il veut la pousser plus loin. Effectivement, c’est difficile pour elle, pas forcément à cause de sa surdité, parce qu’on a des exemples de gens qui ont des handicaps et qui ont surpassé d’autres gens qui eux avaient tous leurs moyens. Mais simplement, ce n’est pas son ambition. Il y a des hommes et des femmes qui aiment avoir un conjoint dans lequel ils peuvent se regarder eux-mêmes. Je ne pense pas que ce soit une chose mal placée, mais c’est une manière de fonctionner, on a besoin d’aider l’autre, aussi parce que ça nous rend service. Je ne crois pas beaucoup à l’amour pur. L’amour, ce sont deux névroses qui se rencontrent. On a besoin de l’autre pour une raison particulière et pour se rassurer. Denis ne se soucie probablement pas de son ambition à elle, même si je pense qu’elle peut y croire un instant. Elle aimerait devenir premier violon sur le principe mais c’est aussi parce qu’il la pousse. Elle finit d’ailleurs par lui dire d’une manière très touchante : « Je suis très bien là où je suis, tu me fais chier. »

Vous avez choisi d’élargir les rapports père-fils à une troisième génération. Pourquoi ce choix ?
Bruno Chiche : Évidemment, la relation la plus importante se situe entre les personnages de Denis et François, mais la présence du petit-fils ajoute au scénario.  Il est une courroie de transmission entre son grand-père et son père. On remarque aussi que si les rapports sont très tendus entre Denis et François, c’est parce que François a peur pour son fils, davantage que pour son petit-fils. C’est un film sur la transmission. Maintenant, j’aimerais faire un film qui développe le rôle d’un père avec un fils plus jeune.

François (Pierre Arditi) a un rapport avec son petit-fils qu’il n’a jamais eu avec son fils.
Bruno Chiche : C’est plus facile. Il y a beaucoup de cas comme celui-là. Gisèle Halimi a écrit un livre génial qui m’a beaucoup aidé lors de l’écriture de mon scénario. Elle raconte qu’à l’époque, alors qu’elle menait ses combats pour l’égalité, l’avortement … elle ne s’est pas occupée de ses fils. En revanche, sur le tard elle est tombée en amour pour sa petite-fille. Au point que ses enfants lui ont interdit de voir ses petits-enfants, jaloux de la relation qu’il y avait entre leur mère et cette petite-fille.
Yvan Attal : Mon père n’a jamais été avec moi comme il a été avec son petit-fils. Je pense que toute une vie on essaye de se construire, puis soudain on a un enfant, mais ça ne veut pas dire qu’on doit renoncer à soi. Ce temps passé avec soi-même est au détriment du temps qu’on passe avec nos propres enfants. Quand on fait un métier très prenant, qu’on vit avec passion, on ne voit plus ses enfants. On les abandonne un peu, car on a encore besoin de se réaliser. Mais en revanche, quand d’un coup un petit-enfant arrive, ce n’est pas le nôtre et c’est tellement plus facile.

Doit-on nécessairement aimer la musique classique pour voir votre film ?
Bruno Chiche : Le choix des musiques est particulier. J’ai choisi des musiques qui nous émeuvent, nous touchent et ont un pouvoir un peu universel. Je ne connais pas une personne qui ne soit pas sensible à l’Ave Maria de Caccini. Ce n’est pas un film élitiste sur la musique classique, ce sont des musiques très mélodieuses, très accessibles.


Maestro(s), de Bruno Chiche, sortie le 7 décembre 2022
Propos recueillis le 28 novembre lors de l’avant-première de
Maestro(s), au cinéma UGC Ciné Cité de Strasbourg.


Par Emma Schneider
Photo Jess Bertrand