Mémoire de guerre de colonisés 

Envoyés en première ligne, leur destin a été occulté des livres d’Histoire. Pourtant 200 000 tirailleurs dits « sénégalais » (en réalité venus de toute l’Afrique) ont combattu pour la France pendant la Grande Guerre. 30 000 d’entre eux sont morts sur les champs de bataille. Avec Tirailleurs, Mathieu Vadepied rend hommage à ces soldats et aborde la Première Guerre mondiale du point de vue de Bakary, un Sénégalais campé par Omar Sy qui s’engage volontairement dans l’armée française en 1917 pour suivre et protéger son fils de dix-sept ans, enrôlé de force.

Dans votre film vous questionnez le passé trouble de la colonisation à travers une histoire intime entre un père et son fils. Pourquoi ce choix ?
Mathieu Vadepied : C’était un choix très mûrement réfléchi. Aborder le récit du côté de l’intime plutôt que de l’histoire un peu écrasante de la Première Guerre mondiale, des colonies… J’ai eu envie d’essayer de faire entrer le spectateur dans l’expérience d’un personnage qui part du Sénégal et devient tirailleur.

Quel travail avez-vous entrepris pour rendre compte avec justesse de la condition des tirailleurs ?
M. V. : On a pris le temps avec le co-scénariste de lire les travaux des historiens, les archives des armées, de regarder les photos, les films… On avait envie de trouver la bonne sensibilité, le bon point de vue, on a cherché tout azimuts… On s’est d’ailleurs noyés plusieurs fois, avant de trouver ce côté universel qui nous a aidé à nous emparer de l’histoire. Ce n’était pas non plus évident de parler de personnages qui ont vécu il y a cent ans, venant du Sénégal, parlant le peul. Il y avait quand même pas mal d’écueils. On s’est demandé où était l’endroit de l’universalité humaine là-dedans. Je pense que l’histoire de ce père et de ce fils a répondu à la question.

Vous abordez un sujet peu exploité au cinéma. Selon vous, la France reste peu encline à se pencher pleinement sur son passé colonial honteux ?
M. V. : Jusqu’à maintenant, oui. Visiblement, il y a eu peu de récits. J’ai cette sensation qu’il y a un endroit un peu déficitaire et qu’il faut des récits pour transmettre, pour que la mémoire existe, que la jeunesse puisse comprendre et que tout le monde ait accès à cette histoire qui n’a pas été racontée pour sans doute de nombreuses raisons.
Omar Sy : Il y a un réel tabou à ce sujet-là. Comme sur toutes les douleurs françaises. On ne connaît pas vraiment les raisons, même si on peut avoir certaines idées. C’est comme les secrets de famille.

C’est un passé honteux.
O. S. : Plus que honteux, je dirais douloureux. Et les douleurs on évite d’en parler. Mais pour que ces douleurs s’apaisent, c’est l’inverse qu’il faut faire, il faut les exprimer.

A contrario de la majorité des films de guerre, Tirailleurs expose peu de scènes crues ou violentes.
M. V. : On a essayé de trouver un juste équilibre pour que les scènes de guerre, la brutalité, la violence, le sang… ne monopolisent pas l’histoire, mais qu’on soit vraiment dans la relation entre Bakary et Thierno, dans ce qui se passe pour eux, ce qui fait conflit entre eux, leur problématique… Le contexte est la guerre mais ce n’est pas un film de guerre.
O. S. : D’autant plus que toute l’atrocité, la barbarie de la Première Guerre mondiale, a été racontée dans beaucoup de films. On a les images en tête, on a enregistré des choses concernant cette guerre. Je pense que la volonté pour Mathieu n’était pas de faire une redite, une revisite de la Première Guerre mondiale, mais plutôt de raconter l’histoire de ces hommes dans cette guerre.

Dans le film vous vous exprimez intégralement en peul. Pourquoi ce choix ?
O. S. : Cela ajoute au côté étrange dans tous les sens du terme. C’est-à-dire étranger au pays, étranger à cette guerre et en même temps étrange dans l’étrangeté de la situation pour Bakary. On a fait ce choix assez vite et naturellement. On avait aussi cette volonté de ne pas avoir de personnage avec un accent. La frontière est là entre Thierno et Bakary. La langue française manque au père et c’est comme cela que son fils va prendre le pouvoir sur lui. Thierno a accès à la langue et donc il a accès à d’autres personnes, il a un échange, il évolue là où son père n’a pas l’outil pour évoluer. C’est là où la cassure se fait. 

Au fil du film, les points de vue et objectifs du père et du fils vont peu à peu diverger. Quand Bakary a pour seule obsession de sortir son fils de cette guerre, Thierno va se trouver galvanisé par son officier supérieur, le lieutenant Chambreau (Jonas Bloquet) et prendra un entrain surprenant au sein de l’escadron des tirailleurs.
M.V. : C’est ce à quoi le film s’attache, ça fait partie du récit organique. Thierno est soudain galvanisé par cette guerre, elle lui sert aussi à grandir, à s’émanciper, à devenir un homme. C’est un support pour quitter l’autorité de son père, on voit bien qu’il est moins conscient que Bakary des conséquences de ce qu’il fait.
C’était un moment important dans l’écriture du scénario. C’est à la fois ce qui se passe d’un point de vue militaire mais c’est aussi une métaphore de ce qui se passe dans la vie, sur un temps beaucoup plus long. Les parents ont l’autorité, puis quand on grandit en tant qu’homme, les choses s’inversent presque.  Les parents vieillissent, ont un peu moins d’outils, d’emprise sur les choses. C’est un mouvement propre à l’humanité, on a trouvé cette espèce de maillage très fort dans la fiction à travers cet aspect militaire où les grades que le fils obtient font que son père va devoir lui obéir.

À l’inverse de la relation entre Thierno et Bakary, le lieutenant souffre de l’indifférence d’un père qui ne sera fier de lui que lorsqu’il sera mort en héros sur le champ de bataille.
M.V.  : Oui c’est l’inverse, deux polarités opposées quasiment. Bakary veut que son fils soit vivant et s’en sorte vivant. Le père de Chambreau malgré lui, presque inconsciemment, souhaite le sacrifice de son fils pour la France, c’est ce qui lui donnera de la valeur. Ce sont des visions croisées.
O. S. : Chambreau le dit dans un échange avec Thierno : « J’admire ce que fait ton père pour toi. » Il le reconnaît, car il est conscient de la relation que lui a avec son propre père.

Dans le bistrot des soldats, la hiérarchie entre les Blancs et les Noirs semble provisoirement disparaître. L’utopie égalitaire, pour mieux manier les tirailleurs ?
M.V.  : C’est à chaque spectateur d’avoir son interprétation sur le niveau de sincérité de Chambreau. Tout est possible. En même temps, il est tellement instable, fragile qu’on peut imaginer que ce n’est pas que du flan.
O. S. : Pour moi ce n’est pas du flan. Il ne faut pas oublier qu’on est en pleine guerre et que dans les tranchées il est compliqué de faire des distinctions. Ils sont tous soldats, ils sont tous logés à la même enseigne, une balle les tuera de la même manière, ils sont totalement égaux face à ça. Et je pense qu’à ce niveau-là, il est très difficile de reprendre toutes les considérations que la société d’avant-guerre imposait. D’ailleurs, on peut remarquer tout ce que le fait de se battre ensemble a amené, changé dans l’esprit des gens après cette guerre.
M.V.  : Tous les gens avec qui j’ai parlé, les militaires, les historiens, les conseillers et Michel Goya qui nous a aidé sur la question militaire… m’ont tous transmis le fait que dans l’armée, il y a peu de considérations en fonction des origines. Une fois qu’on combat ensemble, on est frères d’armes.
O. S. : D’où la précaution préalable, de ne faire des régiments de tirailleurs que de telle ou telle ethnie. Parce qu’on sait qu’une fois qu’on combat ensemble, tout ce qu’on a établi de la société, de la colonisation, ne peut plus fonctionner. C’est pour cette raison que la hiérarchie mettait en place des régiments spécifiques et que les seuls Noirs qu’on pouvait voir dans d’autres régiments étaient ceux qui avaient la nationalité française, donc qui venaient des Antilles. Ou des quatre communes. Justement pour éviter la relation de frères d’armes entre les Noirs et les Blancs.

L’État français a promis reconnaissance et argent aux tirailleurs sénégalais …
M.V. : Ce sont les questions que posent le film. Qu’est-ce qui s’est passé pour eux ? On peut se questionner collectivement et concevoir qu’il y a un endroit où ça a manqué.
O. S. : Il y a un manqué. Il y a eu une promesse non tenue.

Pensez-vous, en tant que réalisateur et acteur, avoir la responsabilité de montrer ou de faire connaître certaines réalités aux spectateurs ?
O. S. : Il y a surtout une volonté de partager une vision de certaines choses, de raconter certaines histoires, certains personnages. Mettre l’éclairage sur ce qui nous touche, nous intrigue. C’est plus une volonté qu’une responsabilité.
M.V. : Je ne sais pas quel effet le film va produire sur les spectateurs, mais j’ai envie de raconter cette histoire spécifiquement et d’assumer ce que je raconte car j’en suis responsable. J’ai l’envie de toucher le cœur des gens et de soulever des questions. C’est une forme d’engagement.


Propos recueillis le 2 décembre dans le cadre de l’avant-première du film, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.
Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, en salles depuis le 4 janvier 2023.


Par Emma Schneider
Photos Gregory Massat