Cloé Korman : la littérature comme expérience politique

Écrivaine, Cloé Korman a publié en janvier son premier essai, analyse percutante à la première personne des logiques racistes et de leurs soubassements.

Entretien publié dans le n°58 du magazine Novo

Portrait Cloé Korman, écrivaine. Photo : Olivier Roller
Photo : Olivier Roller.

À la fin de l’entretien, Cloé Korman glisse : « Je vis la littérature comme une expérience politique. » L’affirmation éclaire avec justesse le travail de l’écrivaine, sa manière de l’envisager comme de le mettre en œuvre. Dans son troisième et dernier roman Midi (dont l’édition de poche est sortie en janvier), son essai Tu ressembles à une juive ou dans les deux ouvrages publiés chez Médiapop, La Courneuve, mémoires vives et Dans la peau d’une poupée noire, elle met au jour les mécanismes de domination, d’oppression comme de manipulation. Cela sans jamais oblitérer la puissance de la littérature, ni la considérer comme subalterne au propos.
Cette capacité à relier engagement et force poétique s’incarne avec un brio rare dans Midi. Claire, médecin, se confronte à son passé et affronte enfin la mort quinze années auparavant d’une fillette maltraitée – mort qu’aucun adulte n’a pu ou voulu empêcher. Récit solaire, Midi dessine avec subtilité les processus de domination, la violence sociale comme les responsabilités collectives (des questions qui résonnent avec force à l’aune des affaires Adèle Haenel/Christophe Ruggia et Vanessa Springora/Gabriel Matzneff).

Dans l’essai Tu ressembles à une juive, l’écrivaine part de deux phrases. L’une est celle d’une femme lui reprochant de ne pas célébrer le repas de Pessa’h, la Pâque juive : « Si tu vas dîner seule au lieu d’être avec nous, tu n’es pas vraiment juive. » L’autre est celle de sa grand-mère la mettant en garde contre ses cheveux lâchés : « Tu ressembles à une juive. » Se saisissant de ces déclarations balançant entre réprobation et injonction, Cloé Korman part de son expérience personnelle (celle d’une femme ayant grandi dans une famille juive sans religion ni foi) pour interroger avec acuité le racisme dans la France contemporaine, ainsi que les rouages pervers isolant l’antisémitisme du racisme.

« L’expérience romanesque est une expérience de métamorphose. »

Comment est né Tu ressembles à une juive ?
En mars 2019, j’ai publié un article dans AOC [quotidien d’auteurs en ligne, ndlr], dont le thème était L’antisémitisme est un racisme. Lorsque mon éditeur l’a lu, il m’a encouragée à le développer sous la forme d’un livre. Dans ce premier texte, je réagissais à une série accablante d’actes antisémites qui venaient de se produire : l’arbre du souvenir d’Ilan Halimi [jeune homme juif torturé et assassiné en 2006, ndlr] scié en février 2019, une croix gammée taguée sur un portrait de Simone Veil à Paris, les quenelles pratiquées dans des manifestations de Gilets Jaunes, les profanations dans les cimetières juifs de Herrlisheim et de Quatzenheim en Alsace
Mais je cherchais aussi à formuler certaines impasses dans le débat public : après les menaces de mort et insultes antisémites à l’encontre du philosophe Alain Finkielkraut, le gouvernement a proposé que le mot « sioniste » soit qualifié d’insulte antisémite et donc interdit par la loi. En outre, ce dernier cas était tristement ironique, car je considère aussi Alain Finkielkraut comme un pompier-pyromane, dont la carrière médiatique est marquée par ses propos équivoques, voire carrément racistes, à l’encontre des Noirs, des Arabes, des musulmans et des habitants des banlieues. Le discours public était piégé par l’identification entre la judéité et la défense de l’État d’Israël, ainsi que par une négligence coupable vis-à-vis de l’expression du racisme, de tous les racismes, en France. J’ai senti que l’espace de la parole publique était piégé, au point qu’on ne pourrait bientôt plus s’exprimer sur ces sujets. Ce piège rhétorique pervers fait qu’aujourd’hui, si l’on exprime son désarroi au sujet de l’antisémitisme, on peut se retrouver identifié à une attitude communautariste, et se voir reprocher de ne pas s’occuper d’antiracisme. Et en tant qu’écrivaine, je dois me battre lorsque je sens qu’un tel climat de censure se met en place.

Passer à l’essai en tant que romancière a-t-il suscité chez vous des scrupules ?
Il m’a fallu surmonter une inhibition, quitter une forme de tranquillité, le goût de l’anonymat et de ne pas parler de soi. Mais la demande de mon éditeur est une marque de complicité intellectuelle qui engage, et cela m’a encouragée à prendre la parole. N’étant pas politologue, je me suis dit que la forme de l’essai me permettrait de partir de mon expérience : celle d’une femme ayant grandi dans une famille juive, romancière, faisant écrire des adolescents en banlieue parisienne et enseignant dans un collège de Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Mon récit est à la première personne, il passe par la sensation physique du racisme et de la ségrégation spatiale. C’est une chose qui s’éprouve physiquement lorsqu’on va dans les banlieues, et c’est également pour cela que j’ai choisi de l’ancrer dans des lieux : cela fait partie de la physicalité du récit.

Tout en puisant dans votre expérience, ce livre est très vaste dans ce qu’il embrasse…
J’ai voulu écrire depuis là où je suis dans la société, convaincue que cela ne réduirait pas le champ des sujets. Ce livre se fonde sur deux enjeux : le racisme et les conditions de la parole en démocratie. Face à la violence des propos que l’on entend actuellement et à leur caractère univoque et agressif, j’ai voulu montrer qu’on pouvait produire un discours net et mobilisateur, pour engager à l’action celui qui le reçoit, tout en étant nuancé, en intégrant la contradiction, le dialogue. À titre d’exemple, j’aborde la question de l’antisémitisme issu des populations noires, arabes et musulmanes, en faisant le constat que cet antisémitisme existe, transmis notamment par l’histoire du Maghreb, mais en montrant qu’il est aussi honteusement généralisé et instrumentalisé dans des stratégies racistes, par des acteurs politiques et médiatiques qui cherchent à caricaturer et à faire exclure les personnes noires, arabes et musulmanes. 

“Pour unir les luttes, il faut d’abord assumer de regarder pourquoi elles sont désunies.“

Cela relève de manœuvres de division, cette fabrication d’un facteur de discorde procède d’une malhonnêteté habile, en ce qu’elle utilise en les déformant des faits réels. Or, pour unir les luttes, il faut d’abord assumer de regarder pourquoi elles sont désunies. Et puis il y a là aussi une hypocrisie permettant de ne rien dire de l’antisémitisme blanc, aux racines anciennes et qui s’illustre amplement dans la France d’aujourd’hui. Pour rappel, pendant la campagne présidentielle de 2017, Marine Le Pen au micro de RTL a rejeté la responsabilité de la France dans la rafle du Vél’d’Hiv, les tombes juives profanées en Alsace l’ont été par des mouvements néo-nazis dont la sociologie est blanche ; le cas de Yann Moix [auteur de caricatures et textes antisémites, ndlr], en septembre, s’ancre dans une bourgeoisie blanche, etc. Enfin, si j’ai écrit ce livre, c’est aussi que j’ai peur : le racisme officiel touche aujourd’hui de très grandes démocraties comme les États-Unis, l’Inde et le Brésil.

Portrait Cloé Korman, écrivaine. Photo : Olivier Roller
Photo : Olivier Roller

Votre livre est construit sur l’évocation de différents lieux, comment avez-vous construit ce cheminement ?
Il y a le quartier de Belleville à Paris – où s’entendent, se côtoient et s’opposent différentes populations –, Bobigny où j’enseigne, La Courneuve où j’ai mené des ateliers d’écriture en tant que romancière, et Drancy. Je voulais placer Drancy au centre du livre, car ce lieu constitue le cœur de la haine raciste de l’État français pendant la guerre. On parle beaucoup de la Shoah, mais la limite de ce terme est qu’il masque ce qui s’est concrètement passé. L’organisation, les lieux, les moyens réels qui ont constitué la responsabilité de l’État français dans le crime génocidaire sont en fait assez mal connus. Drancy, en tant que lieu, a mis beaucoup de temps à être reconnue officiellement : il a fallu attendre 2012 pour qu’un chef d’État français, François Hollande, vienne sur place pour rappeler le souvenir des personnes qui y ont été internées, et peu de personnes connaissent la réalité de la cité de La Muette. Ces bâtiments d’habitation qui ont été la plaque tournante de la déportation en France – sur les 73 000 juifs déportés de France, 67 000 l’ont été depuis Drancy – sont désormais des HLM habités. Penser que ces murs, qui ont été témoins de l’horreur, sont aujourd’hui un lieu résidentiel pour les plus pauvres de notre société, qui sont souvent aussi majoritairement des personnes noires ou arabes subissant le racisme et l’exclusion, crée un court-circuit terrifiant dans l’imaginaire historique.

Y a-t-il des écrits qui vous ont inspirée ?
J’ai cherché une forme qui ne soit pas théorique et ne constitue pas un discours autoritaire, qui soit souple, au plus proche de mon expérience personnelle. Pour parler d’oppressions, je recherchais une écriture qui ne soit pas elle-même normative et je pensais à Une chambre à soi de Virginia Woolf qui est un grand texte féministe, de par son propos sur l’intimidation intellectuelle des femmes mais aussi grâce à sa forme.

« Pour parler d’oppressions, je recherchais une écriture qui ne soit pas elle-même normative. »

Woolf pense en marchant, elle suit le fil de son argumentation en décrivant des atmosphères, en racontant des scènes auxquelles elle assiste et en imaginant des fictions. Ces souvenirs des écrits de Woolf essayiste ont été ravivés par la lecture d’un autre ouvrage, Les Argonautes de Maggie Nelson, paru en français en 2018. Écrivaine et universitaire américaine, Maggie Nelson fait le récit très personnel d’une période de son couple, où elle-même est enceinte tandis que sa compagne change de sexe. Le couple se retrouve dans un moment de transformation physique radicale, et l’essai est à la fois extraordinairement conceptuel et physique. Ces deux écrivaines, dans deux époques différentes, ont un positionnement très féminin dans leur parole, elles abordent certaines formes de violence sans produire une théorie autoritaire, mais en lestant cela de leur expérience sentimentale et sensorielle. Elles m’ont donné un élan, une grande liberté. Ça a ouvert le champ et changé certaines habitudes : pour mes romans, je passe beaucoup de temps à chercher un matériau, à l’assembler pour ensuite le métamorphoser dans la fiction ; avec l’essai, c’est beaucoup plus spontané.

L’écrivain Georges Perec, que vous citez, a beaucoup écrit à partir de lieux…
Avec d’autres écrivains comme Franz Kafka, Georges Perec témoigne de l’expérience de la judéité dans son caractère diasporique et intellectuel. Ils racontent l’expérience d’être dans le commun, notamment dans le commun de la langue, tout en s’y sentant étrangers et sans pour autant pouvoir se rattacher à une origine. Perec parle très bien de ce double bannissement dans son texte Ellis Island. Il évoque là une solitude qui est aussi une matrice de littérature, car elle forme une expérience minoritaire et une distance critique.

« Le racisme vous assigne à une place
et va tout faire pour que vous y restiez. »

Ces écrivains font résonner particulièrement ce qu’il y a d’étrange dans toute coutume, dans toute habitude collective, et ils renvoient la norme dominante à son arbitraire et à sa propre étrangeté. L’un des livres de Perec qui m’a le plus marquée est W ou le souvenir d’enfance. Là, Perec raconte comment, enfant, il imagine de façon fantasmatique des lieux d’internements, de massacres et de tortures. Il opère un montage entre ces scènes de violence et la disparition de sa mère pendant son enfance – internée à Drancy, puis déportée à Auschwitz. Cette composition entre la vision fantasmatique de la violence, telle qu’il l’a imaginée enfant, et l’histoire de son oubli de ses parents forme un mouvement que je partage dans mon travail, depuis mes romans qui parlent d’exils, de bannissements, de persécutions, jusqu’à des représentations plus directes de mon histoire familiale, marquée par le génocide des juifs en Europe.

Comment se situe la littérature dans le combat contre le racisme ?
L’expérience romanesque est une expérience de métamorphose. Écrire des romans est une façon de permettre à d’autres de bouger, se métamorphoser. En traversant des mois et des années dans la proximité d’un personnage, on se transforme aussi. Le racisme est un désir d’assignation brutal, il vous assigne à une place et va tout faire pour que vous y restiez. C’est pourquoi le romanesque qui permet de se déplacer dans la société bien au-delà de l’expérience directe, de faire l’expérience d’identités qui ne sont pas familières, et de leur complexité, permet de le combattre.

À lire :
Tu ressembles à une juive, ed. Seuil
Midi, éditions Seuil, coll. Points, janvier 2020


Par Caroline Châtelet pour le magazine Novo
Photos Olivier Roller