En épigraphe du livre on trouve une citation d’India Song de Marguerite Duras. Quel lien entretenez-vous avec cet auteur ?
Elle fait partie de ces écrivains qui reviennent régulièrement. Ce qui me fascine dans son cycle indien, c’est qu’il a donné lieu à des livres, des scénarios, des films, tout un matériau extrait d’une Inde imaginaire où elle n’a jamais mis les pieds. Elle parvient à nous raconter les bords du Gange en filmant un étang en forêt de Rambouillet. Je trouve ça très fort. Duras était une grande expérimentatrice dans toutes les écritures qu’elle avait à sa disposition. Ses œuvres cinématographiques m’ont beaucoup touchée. Le long travelling dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, quelle beauté !
Votre écriture frappe par sa concision, la justesse de ses images. Elle est entièrement tournée vers les sensations, comme une sorte d’appareil perceptif total. Votre investissement dans d’autres disciplines artistiques vous a-t-il aidé à la préciser ?
Certainement. J’ai dû m’éloigner d’un certain académisme qui correspondait à ma formation intellectuelle, et c’est d’abord auprès du théâtre que cette émancipation s’est produite. J’étais assistante à la mise en scène, un rôle qui me permettait de faire répéter les textes aux comédiens, et donc de travailler mon oreille. Je précise que je suis la fille d’un couple de marionnettistes, et que d’avoir passé toute mon enfance auprès de ces parents artisans et artistes m’a indiqué une pratique possible qui est celle de l’art, de l’engagement du corps.
Puis, je suis partie en Suisse, à Genève, où j’ai côtoyé de jeunes artistes — notamment des photographes autour de l’école de Vevey. Cela a éveillé chez moi un intérêt pour une forme de minimalisme sensible, sensuel, un goût pour la précision.
Je n’ai pas senti très tôt une vocation pour l’écriture. C’est quelque chose qui a pris son temps, qui a mûri au contact d’autres disciplines. Par exemple, les pièces sonores que j’ai réalisé avec Sébastien Roux ont aiguisé ma capacité d’écoute des textes, des mots, des sons en général. J’ai aussi fréquenté des personnes de la danse contemporaine qui m’ont passé commande de textes à un moment où cette discipline se mettait à parler. On m’a proposé d’écrire des choses qui étaient dites sur la scène, et je crois que ce rapport non théâtral, physiquement impliqué dans le texte, comme une forme de partition pour des corps en mouvement, m’a profondément désinhibé. J’ai écrit mon premier roman Les merveilles du monde sous le signe de la photographie et de la Suisse, puisque c’est à Vevey, un été, que j’ai été témoin du phénomène que je décris dans le livre, cet orage dont la violence a brisé les vitres de l’appartement de l’amie où j’habitais et qui a modifié ma perception. J’ai vécu mon engagement dans ce texte comme une sorte de mue, de modification. Soudain j’ai compris que je pouvais tenir un récit qui soit sous l’influence d’une situation physique, sensorielle, optique, tout en étant soutenu par cette amitié photographique que j’entretenais. Je me suis laissé porter par tout cela.
Vous partez toujours d’expériences perceptives ?
Très souvent, oui. Dans le cas du Scribe, un voyage en Inde, une envie de redessiner un paysage qui m’est familier : le cœur de Paris.
La disparition de Paul Otchakovsky-Laurens, votre éditeur, a-t-elle changé quelque chose dans votre manière d’aborder ce livre ?
Sans lui, je n’aurais jamais entrepris un roman sur l’écriture. Mais après son décès, cette question se posait de manière profonde et bouleversante. Je ne peux pas écrire un roman sans qu’il y ait une raison très intime de le faire. Dans le cas du Scribe, ce fut comme si des choses qui depuis longtemps étaient là, en moi, avaient trouvé une occasion d’être écrites. Ceci dit, je redoutais d’écrire une histoire où il soit question d’un écrivain — c’est un tel lieu commun.
« Je ne peux pas écrire un roman sans qu’il y ait une raison très intime de le faire. »
Vous tourniez autour, avec des personnages de photographes, de musiciens ou de sculpteurs dans vos précédents textes.
C’est juste. Je n’ai pas non plus l’ambition de passer en revue tous les arts. Mais je me dis parfois que c’est exactement ce que je suis en train de faire ! [Rires]
Ces personnages étaient déjà aux prises avec des questions d’écriture.
En effet. J’ai cherché ce qui était premier dans l’acte d’inscrire, ce qui précédait ma rencontre avec l’écriture. Qu’est-ce qui la révélait en moi et m’encourageait à poursuivre ? Il s’agit moins d’un roman sur mon rapport à l’écriture que d’un questionnement sur ce geste d’abord lié à l’activité des scribes, qui étaient responsables des poids et mesures auprès des pharaons. J’avais envie de remonter ce fleuve ancien.
Chandra, le protagoniste de ce nouveau roman, pratique les mathématiques comme s’il s’agissait d’un langage, mais aussi d’une activité engageant le corps.
Je crois beaucoup à cet engagement de la main qui va prolonger une pensée, à la pensée qui passe par le corps. Cela me fascine. La neurobiologie s’est penchée sur ce phénomène : ce qui se passe en nous lorsqu’on écrit à la main, ce que l’on perd en ne le faisant plus. Je suis partie de souvenirs d’amitiés avec des mathématiciens. J’étais frappée par leur capacité à être dans un langage. Je trouvais qu’il y avait une grande poésie dans la mise en place de ces raisonnements mathématiques, ces jeux de la pensée, ce goût des formes. J’ai été attiré par ce monde, tout en acceptant de ne pas le comprendre. Le plus important était de lâcher prise, de se laisser guider par cette discipline abandonnée par la littérature. Et cela m’a fait du bien de me mettre dans la peau d’un chercheur. Le Scribe est aussi un hommage à ces années d’étude que j’ai moi-même vécues.
« Je crois beaucoup à cet engagement de la main qui va prolonger une pensée, à la pensée qui passe par le corps. Cela me fascine. »
Tous vos livres célèbrent l’idée d’un travail qui donne forme à quelque chose.
C’est l’idée que toute pensée est d’abord brouillonne, qu’on ne peut pas aller vers des choses qui s’affinent si elles ne sont pas d’abord grossières et pleines d’erreurs. Comment ce sur quoi nous agissons finit par nous agir en retour ? Ce façonnage réciproque des êtres et du monde m’interpelle. Chandra n’est pas un génie d’emblée, la maladresse et le doute l’habitent, mais en même temps il cherche à s’inscrire dans le réel. Je ne voulais pas que les mathématiques isolent ce jeune homme de sa famille restée en Inde, de Paris, de l’amour. Le texte devait accueillir cette simultanéité du monde, cette coexistence de pensées, de pratiques, de vies, sans pour autant être trop touffu ou bavard.
Il y a chez vous un aspect très documenté de l’écriture.
J’aime rencontrer les personnes compétentes dans les domaines que j’investis. J’ai aussi des carnets au long cours, sorte de pierres d’attente où je consigne des bouts de phrase que j’ai lus, des images, des sensations, des accords entre des mots et des adjectifs qui m’intriguent, et qui trouveront peut-être un jour leur place. Parfois, ces notes remettent en marche un drôle de circuit mental et je vois tout se rallumer, à la façon de ces vieux tableaux à diodes du métro que l’on actionnait pour voir s’afficher les différents itinéraires possibles.
Vous pratiquez un art de la notation sensible, du détail, que l’on pourrait volontiers qualifier d’impressionniste. Je suis récemment tombé sur ces mots d’Ernest Hemingway, qui me semblent correspondre à votre positionnement d’artiste face au réel : « Je cherchais à traduire des petits faits qu’on ne remarque pas et qui constituent les émotions […] Ce sont des choses qui vous émeuvent avant que vous sachiez le fond de l’histoire. »
Ça me touche ce que dit Hemingway. Car le fond de l’histoire, qu’est-ce que c’est ? Je redécouvre Sarraute en ce moment. Pour elle, le langage l’emportait sur l’histoire. Et pourtant, ses livres racontent tant de choses sur notre humanité… La vie me fait penser à une partition dont il s’agirait de jouer toutes les notes, avec tous les instruments de l’orchestre. La partition de l’histoire, c’est un ensemble de détails qu’il s’agit de rendre sensible. J’essaye de tordre le cou à cette expression : « se perdre dans les détails. » Je pense que c’est plutôt l’inverse : On se trouve dans les détails. On précise quelque chose pour le rendre lisible et certainement pas pour s’y perdre. C’est le contraire qui me fait violence : la simplification du réel, ou bien l’instrumentalisation d’un personnage pour les besoins de l’intrigue. Me lancer dans l’écriture d’un roman en ayant déjà en tête un « pitch » résumable à quelques idées me paraît inconcevable. Ça n’est pas rendre hommage à la littérature que de la forcer à ce point.
« La vie me fait penser à une partition dont il s’agirait de jouer toutes les notes, avec tous les instruments de l’orchestre. »
Votre prose a sensiblement évolué depuis Les merveilles du monde. J’ai le sentiment que votre phrase charrie encore davantage d’éléments expressifs ou sensoriels qu’auparavant.
Elle témoigne sans doute d’un désir d’accueillir plus généreusement les choses du monde. L’Inde a élargi ma palette. J’y ai trouvé une richesse sensorielle, une plasticité nouvelle. Chaque projet d’écriture permet d’explorer le réel avec une foulée différente. Dans le cas du Scribe, j’ai ressenti une respiration plus ample, plus profonde.
J’ai toujours été frappée par le fait que les grands sportifs ont un pouls qui bat lentement, avec une tension un peu basse. C’est la question de la juste tension. Parfois, démarrer dans le calme permet d’accueillir une grande vitalité. Je pense aussi aux peintres qui, en vieillissant, font des grands formats parce qu’ils ne voient plus grand-chose. Ils adaptent leur langage à l’évolution de leur corps, en fonction de là où ils en sont arrivés dans leur vie.
« Chaque projet d’écriture permet d’explorer le réel avec une foulée différente. Dans le cas du Scribe, j’ai ressenti une respiration plus ample, plus profonde. »
En regard d’écritures presque primitives, Le Scribe met en exergue des langages empruntant des voies nouvelles, à l’image des liens YouTube que s’échangent Chandra et ses amis.
J’ai voulu créer une sorte d’entonnoir qui laisserait entrer toutes les écritures, des plus contemporaines au plus archaïques. J’ai repensé à cette phrase de Barthes : « j’ai une maladie, je vois le langage. » Je me suis dit que j’allais moi aussi me laisser agir par cela. Lorsque je voyage dans un pays où se déploie une écriture inconnue, cela m’obsède. Je retrouve cette euphorie de l’enfant qui apprenant le langage, s’amuse à lire tout ce qui se présente à lui. Pour moi, il n’y a pas d’un côté le Scribe du Louvre, les inscriptions de Restif de la Bretonne, le langage complexe des mathématiciens, et de l’autre les liens YouTube ou les mots que l’on s’échange sur Skype. J’avais envie de mettre tout cela à plat, dans un désir encyclopédique un peu délirant, pour défaire les constructions, les hiérarchies. Donner un coup de sonde dans cette question de l’écriture, et voir ce qui venait. Et j’ai vite compris que c’était la coexistence de tous ces mondes écrits qui m’intéressait, car elle produisait de l’inattendu.
Le roman fait constamment dialoguer deux villes, Paris et Calcutta.
Cela m’a donné l’occasion de déjouer certains clichés. La violence, par exemple, n’est pas forcément là où on l’attend. La pauvreté, les corps malmenés, non plus. Dans ces deux villes résonnent des poussées autoritaires, des tensions économiques ou sociétales de tous bords. S’il y a bien une mondialisation, elle se joue aussi dans la récurrence de ces motifs.
Votre écriture semble ne jamais avoir été autant en phase avec le contemporain.
C’est comme si je m’étais préparé, à la façon d’un sportif, pour tenter de capter ce présent. Le temps était venu pour moi de m’y confronter. Nous arrivons à un moment de notre histoire assez décisif. Je ne sais pas exactement quoi en penser, mais je sais qu’il faut en prendre acte. C’est là, c’est maintenant, et il faut en faire état, sans dramatiser.
D’où la présence dans ce texte d’une certaine forme de légèreté, d’humour ?
Je tenais à ces bouffées de cocasserie. L’humour est très présent en Inde. Certaines divinités arborent un large sourire. Et même au milieu du chaos, le rire n’est jamais loin. C’est une façon de faire face, de réagir, de suspendre le cours des choses. C’est une parade face à la dureté de certaines réalités, quand la pensée ne peut plus rien.
Ce mélange d’insouciance et d’inquiétude m’a fait penser à une figure que vous évoquez au début du roman, le cinéaste Satyajit Ray.
La Trilogie d’Apu a irrigué l’écriture de ce roman, comme une espèce de partition souterraine. Cette œuvre m’a bouleversé. J’ai même fait quelques emprunts de noms d’acteurs de Satyajit Ray pour nommer mes personnages. La modernité de ce cinéaste m’éblouit. Il ose le lyrisme, il n’a pas peur des grandes émotions, et en même temps sa mise en scène est d’une économie extraordinaire. Apu, cet enfant qui dort avec sa mappemonde, je trouve ça très beau. Quand Chandra met dans ses bagages son équerre et ses instruments de géométrie, c’est un hommage direct à cette scène.
Vous êtes en résidence à Besançon à l’invitation du Frac Franche-Comté, qui vous a laissé carte-blanche pour écrire sur une œuvre de votre choix présente dans la collection. Votre attention s’est portée sur une pièce de Dector & Dupuy, La chaise de Pondichéry.
C’est comme si l’imaginaire du Scribe trouvait un écho dans cet objet et me donnait l’occasion de prolonger des questionnements très personnels autour de la question de l’usure des choses, du dessin, du design. J’enseigne dans une école de design et je me dis que ce terme, au fond, accueille un certain nombre de mes préoccupations. Quand je dessine, je me pose toujours la question de l’assise des corps, de leur tenue, de leur inscription dans le monde. Cette œuvre est la réincarnation, dans un autre matériau, d’un des objets les plus communs au monde puisque cette chaise en plastique monobloc dessinée en 1947 a été utilisée depuis par un milliard de personnes. Une chaise qui par ailleurs a été méprisée, bannie de certains lieux car jugée trop laide. Celle qui a intéressé Dector & Dupuy venait de Pondichéry, elle était usée. À leur demande, elle a été refaite en teck par un ébéniste indien, et j’ai été émue par la manière dont ils ont pris acte de cette forme, l’ont élevé au rang d’œuvre d’art susceptible d’entrer dans une collection. Un texte sera édité par le Frac, et j’en ferai une restitution en février prochain, à côté de la chaise en question.
— LE SCRIBE,
Célia Houdart, éd. P.O.L
Par Nicolas Bézard (texte et photo)