L'incandescence du désir

La vie est bien trop courte pour la tiédeur et l’ennui. Thésarde en littérature amoureuse, Anaïs porte des robes à fleurs, elle pétille, rayonne, court et parle sans arrêt. Véritable tourbillon en soif d’absolu, elle suit ses pulsions et impulsions avec désinvolture, choisit le désir à la raison et se laisse entraîner dans des courses éperdues d’un amour à l’autre, dans une quête effrénée de bonheur et d’intensité. Présenté à la Semaine Internationale de la Critique au Festival de Cannes, le long-métrage Les Amours d’Anaïs aborde la force du désir à travers l’histoire d’une amoureuse passionnée, désarmante de sensibilité, dont le cœur s’emballe tour à tour pour un éditeur, puis pour sa femme. Rencontre avec la réalisatrice Charline Bourgeois-Tacquet lors de sa venue à Strasbourg.

Après vous être penchée sur les obsessions amoureuses dans Pauline asservie, vous abordez ici le thème du désir. En quoi ce sujet vous inspire-t’il ?

Je suis fascinée par les mécanismes du désir, je les trouve mystérieux et magiques. J’avais envie de faire un film sur la force qui en découle et la manière dont il fonctionne comme un moteur dans une vie. Je parle du désir au sens large. Il se trouve que dans le film il se précise, devient amoureux et érotique. Lorsque c’est le cas, j’ai l’impression qu’il n’y a plus aucun obstacle, qu’on avance aveuglément. Je voulais montrer ce personnage d’Anaïs dont la principale caractéristique est sa capacité à suivre son désir. Quand elle rencontre Émilie, elle a envie de la connaître, elle ne sait pas pourquoi. Elle a l’intuition qu’elles ont des choses à faire ensemble, elle fonce vers elle, plus rien n’existe et j’avais envie de montrer cette force.

Charline Bourgeois-Tacquet
Les amours d'Anaïs, premier long-métrage de Charline Bourgeois-Tacquet, fut sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes en 2021. © Grégory Massat

Anaïs est une dilettante, elle ne se fie qu’à ses désirs et impulsions sans réellement prendre en compte les gens autour. Au premier abord, son personnage peut paraître égoïste et agaçant, cependant au fil du film on sent que sous cette facade d’insouciance et de légereté, Anaïs cache quelque chose de plus profond.

C’est un personnage très libre qui a cette soif d’intensité, cette envie d’absolu. Sa manière de réagir aux difficultés de la vie, aux épreuves qu’elle traverse, c’est d’être constamment en mouvement. Constamment dans l’action, de ne jamais s’arrêter parce que sinon elle s’écroulerait.  Ça lui donne, comme le dit son amoureux à un moment, un côté bulldozer. Ça peut être un peu violent pour son entourage, mais ça ne signifie pas qu’elle est trop légère, trop superficielle, trop égoïste, ça veut simplement dire que c’est sa manière de se battre face à l’adversité.
Au fur et à mesure que le film avance, on a accès à son intériorité dans sa relation avec sa mère. Dans une lettre qu’elle lui adresse, on réalise qu’elle a conscience de ce qu’elle est et de ses limites. On avance vers sa profondeur. Quant à sa rencontre avec Émilie, c’est une sorte d’éducation sentimentale, je pense qu’elle découvre des sentiments, qu’elle éprouve des choses nouvelles.
On découvre la trajectoire de cette jeune femme qui est très agitée au départ et qui se calme, mûrit et peut mieux faire face à la gravité. J’ai la sensation qu’à la fin du film, elle est plus capable, ça se voit aussi dans le rythme. Les choses se calment. 

Dans ce film, Anaïs enchaîne les courses éperdues à pied, à vélo, dans la rue, dans les escaliers. Mais après quoi court-elle ?

Elle est guidée par son désir, mue par son élan vital, par cette folle énergie dont on ne sait pas vraiment d’où elle vient mais qui est une manière de survivre. Et puis elle a au centre de ses préoccupations de trentenaire, cette interrogation sur l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? Comment vivre l’amour ? Est-il possible de vivre à deux ? Elle rencontre un vieil éditeur, se rend compte qu’il est en couple et peut-être qu’elle essaye de saisir quelque chose de cette vie conjugale commune. Tous azimuts, elle pose des questions sur le couple, même à sa propriétaire : « Comment faites-vous pour vivre avec votre mari ? » Elle a ce questionnement et elle a certaines particularités, par exemple elle n’aime pas dormir avec quelqu’un, elle n’est pas sûre de vouloir vivre à deux … Je trouvais intéressant de poser ce genre de questions pour pulvériser un peu les diktats sociaux selon lesquels lorsqu’on a trente ans il faudrait vivre en couple et faire un enfant. 

Elle ne veut pas entrer dans les cases induites par son âge. Vous avez donné à votre personnage principal le même prénom que celui de l’actrice qui l’incarne. Pourquoi ?

Il y a deux raisons. La première c’est que je ne voulais pas prendre un prénom qui soit marqué socialement. J’avais une liste de trois prénoms assez peu portés et qui ne sont pas vraiment associés à un milieu. Puis lorsque j’ai su qu’Anaïs Demoustier incarnerait le personnage ça m’a amusé de brouiller un peu les frontières entre le réel et la fiction. C’était une petite facétie de ma part, mais le personnage tel que je l’ai écrit est plus inspiré de moi que de l’actrice.

Les amours d'Anaïs
Anaïs Demoustier se retrouve dans les bras d'un vieil éditeur interprété par Denis Podalydès. © Carl Colonnier

Le rôle n’a donc pas été écrit pour l’actrice.

Ce projet existait avant le court-métrage qu’on a déjà fait ensemble donc non je n’ai pas imaginé le personnage en pensant à elle, mais plutôt en partant de ma vie, de ce que j’ai vécu et de ma personnalité. Mais il se trouve qu’Anaïs Demoustier et moi-même nous ressemblons beaucoup, on a les mêmes problématiques. Elle aussi se pose des questions sur l’amour, le couple et vit à mille à l’heure. On se ressemble et le personnage lui va bien.

Empêtrée dans les difficultés financières et les questions existentielles, Anaïs trouve refuge dans les bras de Daniel, un éditeur marié de l’âge de son père. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre rencontre avec Denis Podalydès ?

Lorsque j’ai fait le casting, j’ai pensé à lui parce que je savais qu’il apporterait cette intelligence et cette distance amusée qu’il a dans ses rôles. Il est drôle et c’était important que le personnage puisse nous amuser et aussi nous toucher. Denis a cette capacité à faire affleurer la fragilité d’un homme et ses faiblesses, on a de l’indulgence pour lui. Je savais qu’il avait une gamme de jeu très large et qu’il allait être subtil. On aurait pu ne pas aimer le personnage, se dire que c’est un mec un peu lâche et s’arrêter là-dessus. Je ne voulais surtout pas ça, je voulais sauver le personnage pour ne pas qu’on croit qu’Anaïs est déçue par les hommes.

La passion auprès de Daniel n’est pas telle qu’elle l’attendait.

Pendant la première partie du film, Anaïs est plutôt l’objet du désir des autres. Elle termine une histoire avec Raoul, elle ne sait plus trop pourquoi elle est avec lui, puis elle rencontre Daniel et c’est lui qui vient vers elle. Elle se laisse porter par cette rencontre sans vraiment savoir, mais en espérant au fond d’elle qu’elle va vivre une grande histoire. Mais la passion n’est pas telle qu’elle l’attendait, elle est extrêmement déçue. Suite à cela, elle bifurque. Tout d’un coup son attention est attirée par quelqu’un d’autre et là il se passe quelque chose de l’ordre de l’absolu en elle. En plus, elle n’avait pas du tout prévu d’être attirée par une femme, c’est totalement nouveau pour elle et peut-être qu’il se passe enfin ce qu’elle espérait. Quelque chose de très fort, de très intense. 

Au fil du film, Anaïs développe une sorte de fascination pour Émilie, la femme de son amant. Elle dit se reconnaître dans les livres de l’écrivaine, pourtant on remarque que les deux femmes ont une manière bien différente d’aborder la vie. L’une est dilettante, l’autre très disciplinée.

Lorsqu’Anaïs lit les livres d’Émilie, elle dit : « Tout ce qu’elle écrit, j’aurais pu l’écrire, on dirait que c’est moi. » Évidemment, elle projette quelque chose, elle fantasme quelque chose, ce qu’elle trouve dans les livres d’Émilie, c’est le même appétit de vie que le sien, la même soif d’intensité, toute cette gamme de sentiments qui m’intéresse. Cependant, elles ne sont pas au même âge de leur vie, elles ne se sont pas accomplies de la même manière, Anaïs n’a encore rien fait, elle ne sait d’ailleurs pas ce qu’elle veut faire et ce qu’elle veut être alors que le personnage d’Émilie au contraire est une femme puissante. Il y a entre ces deux femmes, une forme de transmission qui m’intéressait. Anaïs vient réveiller Émilie qui s’était un peu endormie dans sa vie bourgeoise aux côtés de cet homme avec qui elle n’a plus trouvé la passion depuis longtemps. Anaïs vient la perturber. Et à l’inverse, Émilie montre un chemin à Anaïs en lui disant : « Tu ne peux pas organiser toute ta vie autour de l’amour, il faut que tu te construises et que tu construises quelque chose. » Depuis quasiment 2000 ans, on élève les hommes en leur disant qu’il faut faire carrière et on élève les femmes en leur disant qu’il faut vivre un grand amour. Je trouvais ça pas mal qu’une femme rappelle à une autre femme que l’amour ce n’est pas tout dans la vie. Il y a aussi le travail, l’accomplissement. Le fait qu’elles soient différentes permettait ce rapprochement entre les deux, cette transmission. 

Effectivement Émilie souffle à Anaïs qu’elle devrait faire quelque chose de toute cette intensité, de cette soif de vivre. Sublimer cette énergie.

Je trouve que c’est très généreux de la part du personnage d’Émilie de dire : « Tu peux t’autoriser à t’accomplir, à transformer tes expériences en quelque chose d’artistique par exemple. »

Les amours d'Anaïs
Au fur et à mesure qu'apparaît un désir charnel entre Anaïs et Émilie, les décors du film se font plus sauvages. © Les Films Pelléas

Au fur et à mesure qu’apparaît un désir érotique et charnel entre Anaïs et Émilie, les décors du film se font plus sauvages, les séquences extérieures se multiplient.

Pour moi, c’était très important que le film se passe en été. Qu’il commence à Paris et qu’il y ait une sorte d’ouverture au fur et à mesure qu’on avance. Un premier déplacement vers la campagne en Bretagne, vers la nature verdoyante. Puis une ouverture encore plus importante lorsqu’on est au bord de la mer. Je savais que la sensualité dont j’avais besoin à ce moment de l’histoire passerait aussi beaucoup par les paysages, par la nature et la lumière estivale. Personnellement, je trouve l’été très érotique, donc oui c’était voulu et dès l’écriture j’avais tout organisé pour cette progression. 

Dans votre film, vous octroyez également une place importante à la littérature, au monde littéraire. Émilie est écrivaine, son mari éditeur et Anaïs fait une thèse à la Sorbonne. Les références sont nombreuses et votre scénario très dialogué. C’est un domaine qui vous est cher ?

Oui, c’est un choix arbitraire d’avoir placé cette histoire dans ce milieu que je connais bien. J’ai fait de longues études de lettres, j’ai travaillé dans l’édition un peu par hasard, ça ne m’a jamais fasciné mais je connais bien cet univers puisque j’y ai passé trois ans. Je voulais que les personnages aient un rapport très intime à la littérature. Je trouvais ça beau que l’histoire d’amour commence par des affinités plutôt intellectuelles, par une reconnaissance, une projection de deux intelligences et qu’ensuite ça devienne aussi physique. Et pour mon premier film je n’avais pas envie de devoir m’attaquer à un milieu que je ne connaissais pas.

Le parcours d’Anaïs a beaucoup de similitudes avec le vôtre. Est-ce que dans votre rapport aux désirs vous avez aussi pour habitude de suivre les vôtres ?

Oui, à commencer par le désir de cinéma. Je viens d’une petite ville de province, je voulais être actrice, puis je me suis retrouvée dans un vrai travail salarié, mes parents étaient très contents sauf qu’il y avait cette envie de cinéma qui restait au fond de moi. J’ai tout quitté sans réfléchir et en étant totalement inconsciente car je n’avais aucun plan B. Je me suis projetée dans le vide. Donc oui j’ai des points communs avec le personnage. Je ne peux pas résister au désir quel qu’il soit parce que justement comme Anaïs, je sais que la vie est courte et que c’est trop précieux. On ne sait pas pourquoi ça nous tombe dessus, on ne sait pas si ça se reproduira donc il faut y aller. 

À la fin du film, Anaïs dit qu’il serait criminel de renoncer à une passion. Selon vous suffit-il d’embrasser son désir pour forcer le destin ?

Oui complétement. Je pense que c’est le seul vrai guide qu’on peut avoir dans la vie. Les questions de compétence et de talent sont très secondaires par rapport à la question de l’envie.


Les Amours d’Anaïs, de Charline Bourgeois-Tacquet, sortie le 15 septembre 2021.


Par Emma Schneider
Propos recueillis le 6 septembre dans le cadre de l’avant-première des Amours d’Anaïs, au cinéma Star St-Exupéry de Strasbourg.