Mali Arun, l'œil de l'Autre

On doit bien l’avouer, on ignorait tout de Mali Arun, vidéaste, cinéaste et plasticienne pourtant installée à Strasbourg, que le Salon de Montrouge a récompensée l’année dernière. À l’heure où elle prépare une œuvre pour le Palais de Tokyo, et à l’aube d’un automne très chargé, elle nous ouvre les portes de son travail et de son parcours.

La première rencontre a lieu au Jardin botanique, où Mali Arun tourne Mutatis, une œuvre cinématographique en réalité virtuelle, commissionnée par le Palais de Tokyo. Par le truchement de cette technologie, elle veut plonger nos sens au cœur d’une végétation luxuriante, regorgeant de trésors cachés. Quelques jours auparavant, on découvrait tout juste son travail, son univers un peu étrange, qui témoigne d’une totale maîtrise esthétique. Et on se demandait comment il avait pu nous échapper. On pense à Clément Cogitore, originaire du même coin du 68, lui aussi installé par la suite à Strasbourg, lui aussi Lauréat du Salon de Montrouge (en 2011). Cette jeune artiste (elle a 32 ans), Colmarienne à la base, aux origines chinoise, turque et allemande, mêle avec assurance et justesse fiction, cinéma documentaire et art vidéo. Sortie des Beaux-Arts de Paris en 2013, où elle est formée dans l’atelier de l’artiste belge Michel François, elle séjourne un an en Chine puis à Bruxelles, et navigue aujourd’hui entre Strasbourg et Paris. Elle déploie la particularité de son regard à travers un large panel de médiums avec une belle cohérence d’intention. Ses photographies, installations, courts et longs métrages, elle les pense pour « approcher les autres… les êtres, les histoires, les éléments, qui font vie ». Que ce soit dans l’immanquable documentaire La Maison (meilleur film de la compétition internationale Burning Lights du festival Vision du réel), le court-métrage Nacht Wald, Feux ou encore Paradisus, elle veut laisser la vie « bousculer les histoires, prendre sa place, envahir l’espace ». « La question du regard est toujours compliquée, avoue-t-elle. Le mieux, c’est d’être au plus simple, au plus honnête, au plus sincère. » Et de conclure que, pour elle, faire des films, « c’est un état de présence dans le monde ».

Mali Arun a mis au monde Mutatis sous l’impulsion du Palais de Tokyo, pour son nouvel espace du Palais Virtuel, qui doit faire se rencontrer réalité virtuelle et art contemporain. Une œuvre réalisée en co-production avec la société de production strasbourgeoise Seppia (qui a également produit Braguino de Clément Cogitore). Son titre latin signifie, à peu de chose près, « ce qui devait changer » et désigne une « subtile forme de fatalité », s’amuse-t-elle. Une vidéo de 10 minutes, à découvrir sous casque VR, qui propulsera le spectateur au cœur du Jardin botanique de Strasbourg, de nuit. Un havre de paix transfiguré, où des figures préraphaélites d’Ophélie sont découvertes par « des êtres un peu étranges, fantastiques, entre police judiciaire et personnages de SF ». Une fois les femmes rassemblées, des lumières émanent de leurs corps, « des métaphores de leurs âmes, qui vont envahir le spectateur et polliniser l’espace du jardin », nous conte la vidéaste. Niveau sonore, « des sons naturels et primaires rappelant une jungle se mêleront à des bruits industriels, électroniques, aux textures numériques ».

L’usage de la réalité virtuelle et de ses capacités immersives bouleverse notre perception de l’art, ce qui n’effraye pas l’artiste, qui profite de cette nouvelle opportunité pour créer « avec un médium peu développé par les artistes, un peu réservé au milieu des nouvelles technologies ». Son défi principal, outre les soucis techniques qu’occaionne l’utilisation de drones pour les vues aériennes du Jardin botanique, consiste à donner un véritable aspect cinématographique à la réalité virtuelle. Si certains sont dubitatifs face à son utilisation dans l’art contemporain, il est indéniable que son potentiel créatif élargit encore le champ des possibles pour l’art et la vidéo. Plus encore, on trépigne à l’idée de vivre cette VR version Mali Arun. À travers son objectif, elle donne à voir la perméabilité entre différents mondes, différents codes, différentes temporalités, différentes cultures, sans jamais leur retirer leur unicité. Son travail sur la porosité des frontières humaines semble dénoter d’une nécessité pour les artistes d’aujourd’hui et de demain de fabriquer une mémoire collective multiple. On ne peut qu’y être sensible.


Mali Arun 
Mutatis, 16.10 → 5.01 | Palais de Tokyo, dans le cadre de l’exposition Futur, ancien, fugitif – une scène française
Biennale Jeune Création Européenne, 12.10 → 3.11 | Beffroi, Montrouge
Regionale, 21.11 → 19.01(œuvres exposées au CEAAC, à la COOP, au HeK de Bâle, au Projektraum M54 de Bâle)


Par Aude Ziegelmeyer
Portrait Christophe Urbain