Mad Men : être femmes

Elisabeth Moss dans le rôle Peggy Olson (Mad Men, saison 7, épisode 12) - © AMC

Regarder, lire, apprécier avec ce que l’on est. La chronique Identités en séries, c’est un regard personnel et intime sur la représentation des identités, des sexualités et des genres dans les séries. Troisième épisode : Mad Men, réalisée par Matthew Weiner et diffusée sur AMC.

Il y a des moments où l’on se laisse submerger par ce qui nous dépasse. Où l’incompréhension face aux événements intimes qui nous secouent, à des changements brutaux couplés à une actualité favorable à la conscientisation féminine ; bref, où tous les indices nous forcent à chercher ce “soi” profond, à l’assumer puis à l’affirmer.

De sources concordantes, aux alentours de la trentaine et ce, quelle que soit notre situation, ce passage semble obligatoire et même se transformer, s’agrémenter, se répéter à plusieurs endroits. Se définit-on ? Se redéfinit-on ? Redéfinissons-nous notre rapport à l’autre ? Déterre-t-on une volonté (ou une non-volonté) trop longtemps annihilée ? Par quoi l’a-t-elle été ? Passage douloureux. Chargé en pics – extatiques puis quasi dépressifs –, ces mouvements bouleversants incarnent la force de la vie même.

Affronter, toujours. Se désintoxiquer. Révéler sa vérité. Réanimer (et non pas “se réapproprier”) ce corps, « archive politique de la domination », comme l’énonce si bien la passionnante philosophe Elsa Dorlin. (Re)trouver ces intentions, ces projets, ces idées qui nous redressent. Se faire violence. Libérer la parole…
Les ruptures, dans mon cas, en série, sont parfois nécessaires : rompre avec des schémas passés, rompre avec le silence, rompre les interdépendances, rompre avec l’autre, et au final avec soi-même, pour reconstruire autrement, pour construire mieux. Les féministes disaient « le personnel est politique » , il l’est. D’autant plus que cette expérience, ces expériences se font de plus en plus entendre, et deviennent donc collectives. #metoo, partout.

Ces combats, qui mêlent (re)définition d’une d’identité, affres sentimentales, remises en question professionnelles, sororité, se retrouvent en transparence dans la série Mad Men – ce qui rend la série beaucoup plus fascinante qu’une simple plongée dans le milieu vintage de la publicité américain, ou pire : qu’un simple dressing ou décor à shopper… Les regards, silences et colères de Peggy, Joan et Megan (pour ne citer qu’elles) en disent plus longs encore que leurs mots. Elles ne formulent d’ailleurs jamais vraiment leurs désirs ou envies qu’il nous faut saisir à tous moments en transposant nos propres histoires, mais sont constamment renvoyées à leurs possibilités ou impossibilités par les comportements des hommes alentours.

Sept saisons pour comprendre que le propos de cette série est bien plus la libération des femmes que les multiples descentes de Don, que les femmes ne cessent de rattraper d’une chute inévitable, si elles ne la précipitent pas. Sept saisons pour constater que ce sont elles : secrétaires, femmes, maîtresses, amies, mères et filles qui détiennent le pouvoir, et plutôt que de le mettre au service de la folle machine patriarcale, s’emploient à le retourner en leurs faveurs.

Pour Peggy (campée par Elisabeth Moss, dont on a déjà parlé ici), passée de secrétaire à directrice de la création, il s’agit de gravir les échelons, de se faire entendre, de se faire reconnaître. Sa libération passe par le travail mais se constate dans sa façon d’appréhender les hommes, d’évoluer, même de se mouvoir. Ainsi, nous la découvrirons dépassée par un corps contraint pour la voir sublimée dans cette formidable scène de la saison 7, marchant fièrement vers son nouveau bureau, clope au bec et lunettes de soleil. Apothéose.
Joan, elle, se frottera à cette opposition que nous connaissons toutes et qui se manifeste par le désir d’emprise : censé passé par la force du côté de l’homme et par la séduction du côté des femmes, “outil” de maîtrise valorisé par les regards que l’on pose sur elle. Joan se constituera en objet de désir pour finalement se débarrasser de cet apparat, assumer sa relative solitude et ses propres désirs pour trouver sa liberté.
Megan, l’éternelle amoureuse, apprendra qu’elle n’a besoin de personne pour trouver sa voie et déployer, contre vents et marées, ses talents de comédienne.

Ces femmes, cette galerie d’identités et de parcours, dresse un tableau passionnant des questionnements qui nous traversent. Peggy, Joan et Megan incarnent tout ce qui se joue en chacune de nous. Elles sont volontaires, libres, et luttent avec leurs propres intimités contre la domination masculine ; contre elles-mêmes, aussi. Mad Men, qu’on se le dise, est une grande série féministe.


Par Cécile Becker