Anne-Sophie Tschiegg : portrait en pied de lettres

Il y a eu avant, quand elle disait toujours non, et après, depuis qu’elle a appris à dire oui. Depuis la maladie, elle sait que l’essentiel se déplace. L’essentiel est la peinture. Depuis toujours. Et pour longtemps encore. Elle l’espère. Nous aussi. Portrait en pied de lettres d’Anne-Sophie Tschiegg, artiste, sainte ou majorette, pleine de grâce et de vie.

(N.B. On retrouve d’ailleurs son livre Assez flirté, baisser culotte ! (éditions chicmedias) et quelques affiches au pop up de Noël Zut !)

Portrait d'Anne Sophie Tschiegg pour ZUT - Photo : Klara Beck
Anne-Sophie Tschiegg, artiste-peintre © Klara Beck

« Voilà, ça c’est chez moi. Je vous en prie. Loyer peu cher pour les artistes… » C’était déjà il y a quatre mois, fin juin, à Mulhouse, sa ville natale. Anne-Sophie Tschiegg nous accueillait dans son nouvel et vaste atelier, à Motoco, les anciennes usines DMC reconverties en lieu de production artistique. 100 artistes y résident. Motoco pour More To Come. Une affaire à suivre, donc. Elle partage désormais son temps entre ici et Strasbourg où elle habite depuis 30 ans. « Je n’ai pas de frigo. Que voulez-vous boire ? J’ai de la bière qui est encore un peu fraîche. J’ai du vin rouge. Faut que je trouve un tire-bouchon… » La conversation est ouverte.

A comme Ah que la vie est belle !
« C’est surtout ça qui me vient à l’esprit, tout le temps, en ce moment. L’étonnement de ça : la maladie, ça existe ; l’art, ça existe ; mais la beauté du monde en soi, ça existe. Et c’est ça qui me tient, y compris la maladie d’ailleurs. J’ai lu quelque chose qui disait : être en bonne santé, c’est ne pas mourir quand on est gravement malade. Je me sens en hyper bonne santé du coup. Donc : Ah que la vie est belle ! » Anne-Sophie Tschiegg est née en 1966 à Mulhouse. À 18 ans, elle s’installe à Strasbourg. Licence d’Arts Plastiques, premier job dans la pub, affichiste et puis, très vite, la vie d’artiste peintre. Et puis, il y a cinq ans, la maladie. À 48 ans.

N comme Non
« J’ai passé ma vie à dire non, en sale mioche. Et là, depuis quelques années, j’apprends le oui. Le non était une posture bravache, une cotte de mailles. Être un peu punk. C’était une distance que je voulais arrogante, agressive et libre, et qui était avant tout un système de protection très bien rôdé… L’apprentissage du oui est un truc merveilleux. Le oui, c’est l’accueil. J’ai eu besoin de la maladie pour l’apprendre, et je suis ravie d’être passée par ça, c’est une sorte d’épiphanie… Je vais mourir moins conne, et puis aussi, tu descends du cocotier, t’arrêtes de taper sur tout le monde. »

N comme Nom ou Neutre
« Ma mère était prof de dessin, mon père artisan bijoutier. Sorte de bobos avant l’heure, bio compris… Il y a un an, j’exposais à la Foire de Karlsruhe. Il y avait juste mon nom de famille en grand sur le mur. Et là je me suis dit : je quitte mon prénom. Tschiegg c’était comme quelqu’un d’autre : c’était le peintre. Depuis, je ne signe plus qu’avec mon nom. J’ai l’impression d’accéder à une sorte de neutre. J’avais déjà un rapport très affirmé à l’androgynie. Avec ma maladie, le féminin, le masculin, tout ça a dégagé. Il n’y a plus l’ambiguïté d’avant, où je me sentais tantôt fille tantôt garçon. C’est autre chose sans être ni-ni, peut-être le lieu de tous les possibles… »

E comme Elégance
« L’élégance de se tenir dans la vie. Avoir de la tenue. C’est une idée un peu chevaleresque chez moi. Le panache. J’adore les gens qui ont ça. L’élégance est une forme de légèreté à la Sagan, une référence pour moi… »

Atelier Anne-sophie Tschiegg - peinture - Photo : Klara Beck

« Qu’on encule les censeurs. Les censeurs consentants bien sûr. »

S comme Sexe
« Le sexe est un sujet qui m’a toujours beaucoup intéressée, y compris d’un point de vue politique. La réception du cul chez les très jeunes, l’information sexuelle, le respect de son corps, du corps de l’autre, c’est mon dada, ma guerre personnelle… Comment tous ces jeunes qui voient des pornos à 11 ans vivent ça ? Ce qui me tient le plus à cœur, c’est de batailler contre la peur. Quelle qu’elle soit. Je trouve que les relations hommes-femmes sont encore nourries de peurs. Les mecs avec leur queue sont tellement angoissés que leur machin vienne à disparaître ou à fatiguer… Les meufs, elles, ont tellement peur de ne pas faire plaisir aux mecs que même les plus émancipées avouent simuler régulièrement pour ne surtout pas froisser leur partenaire… J’aime le cul joyeux et libre, que tout le monde s’entrecule autant qu’on veut, entre gens d’accord, qu’on fasse toutes les cochonneries possibles, qu’on se pâme et qu’on exulte, oui. Mais surtout que tous ceux qui touchent aux gosses, aux femmes ou aux hommes non consentants, que ceux-là paient le prix fort. Et qu’on encule les censeurs. Les censeurs consentants bien sûr. »

O comme Histoire d’O
« Histoire d’O a éveillé, parfois même structuré la sexualité de beaucoup de gens de ma génération qui trouvaient le bouquin dans la bibliothèque de leurs parents. C’est un chef d’œuvre. Qu’est-ce que c’est le masochisme consenti ? Et Pauline Réage, derrière laquelle on découvre la discrète Dominique Aury : quelle leçon de liberté !… O restera toujours et pour beaucoup de gens. »

P comme Peinture
« Peinture, peinture, peinture, c’est ce qui me tient, c’est ce que j’ai envie de brouter. Me nourrir, regarder, respirer la peinture. Quand je dis Peinture, c’est de Kooning, Munch, Matisse… Per Kirkeby aussi, qui vient de mourir ; j’avais une passion folle pour lui. J’ai des centaines d’admirations et de maîtres. Ça fluctue suivant la problématique du moment. Je dis toujours cette phrase de Monet : Chaque fois que je mets les mains dans ma poche, je trouve les doigts de quelqu’un d’autre. »

H comme Ha Ha Ha
« Ha ha ha comme l’émoticône qui se poile. Je l’utilise beaucoup, je suis très glousseuse. Quant au fou rire, je trouve que c’est comme du cul, c’est… Un vrai fou rire, où tu perds quelque chose dans une forme d’abandon, c’est absolument merveilleux. Rarissime. Les gens avec lesquels j’ai des fous rires sont archi-précieux dans ma vie. Le rire et le sexe sont deux lâcher-prise. Il n’y a rien de plus merveilleux. »

I comme Insolence
« Je viens de Mulhouse. J’en suis partie à 18 ans, en disant bouh, Mulhouse, la lose. En y revenant, je retrouve l’insolence des gens, une insolence de survie, un mélange grande gueule et belle humanité. Une insolence avec du cœur. Les gens ici sont frach mais ils sont… [elle mime une explosion du cœur]. Ici, il n’y avait pas vraiment de classe moyenne. Tu as le bas de la ville avec toutes ces usines, et en haut les patrons des usines et les notables. Mulhouse, c’est le Manchester français. Il y a ici une vraie culture rock, à la différence de Strasbourg. C’est très punk Mulhouse. Vive l’insolence. »

E comme Écriture
« Je me suis rendue compte que la joie d’écrire, les rares fois où on m’a commandé des textes, est plus forte que celle de la peinture, sans doute parce que les enjeux ne sont pas les mêmes et que ça n’est pas mon objet. Mais ça m’habite en permanence. Une jubilation. Mais j’écris comme je parle. Vite. J’ai besoin d’écrire, n’importe quoi, comme ça. Souvent j’arrive ici, j’écris. C’est une espèce de concentration préalable, ça me permet de me rassembler. Mais c’est de l’ordre de l’exercice. Tout le monde écrit. Après, il y a quelques poètes traversés, habités, des poètes quoi. J’ai une dévotion absolue pour eux et le livre est une de mes maisons favorites. »

Atelier Anne Sophie Tschiegg - ZUT - Photo : Klara Beck

T comme Travail
« J’aime bien l’idée du travail, par rapport à la peinture aussi. Au sens « remettre l’ouvrage sur le métier » : la pratique, l’artisanat. Pour moi, ce métier est un artisanat. J’ai beaucoup de difficulté avec les artistes auto-proclamés… Dans mon travail, il y a aussi l’idée du second métier qui est si compliqué : on dit d’ailleurs souvent que c’est vendre qui est un art. Il y a les gens qui te disent j’adore ce que vous faites, ça fait plaisir… Et il y a ceux qui t’achètent une toile. Et là tout à coup ton boulot a une existence autre, parce que quelqu’un a mis la main à la poche pour l’obtenir. À partir du moment où j’ai vécu de ma peinture, il y a une forme de légèreté que j’ai eu l’impression de perdre. Et la maladie m’a redonné cette liberté de ne pas me dire j’ai encore tout le temps, est-ce que ça va plaire ou pas. J’espère m’ensauvager un peu plus et faire une peinture un peu moins civilisée que maintenant : c’est quand même mon but ça. Mais il faut travailler, travailler, travailler. »

S comme Sainte
« Petite, j’étais très mystique, jusqu’à ce que je sache lire. Je disais à mes parents que je ne voulais pas de baby sitter parce que j’étais avec Dieu. Et comme métier, j’aurais bien fait sainte. Mais en même temps j’étais folle des majorettes. Donc j’hésitais entre sainte et majorette. J’ai été élevée dans une école catholique où ma mère enseignait le dessin. J’étais totalement perchée, je parlais à Dieu… À sept ans j’ai perdu la foi. J’avais aussi un grand père yogi, des tantes sorcières, des parents bohèmes, je suis d’une famille assez allumée. À dix-huit j’ai commencé une analyse parce que j’avais la passion et le désir de nommer les choses et que les mondes parallèles me fatiguaient. La maladie m’a fait réaliser que je ne les avais jamais quittés même si j’avais l’impression d’être devenue affreusement cérébrale. Je me méfie du mot spiritualité, mais je ne sais pas comment dire autrement. Tu connais la phrase : la religion c’est pour ceux qui ont peur de l’enfer et la spiritualité c’est pour ceux qui l’ont déjà connu ? »

C comme Couleur
« C’est mon beau souci, comme je dis. Le seul truc pour lequel j’aimerais vivre un peu longtemps, c’est faire des progrès en couleur. Je me dis qu’il va me falloir quatre métempsychoses pour faire juste le tour du jaune. La couleur est ce qui me nourrit, qui me sauve. Quand j’étais complètement malade, je suis restée alitée quatre mois chez moi, après neuf semaines d’hôpital quand même… Rien que de voir les couleurs de mes pulls empilés, c’était comme si j’absorbais la couleur et que cela me réparait. Quand je vois une association de couleurs, ça me prend tout le corps. Dans le travail, je suis désespérée de ne pas y arriver mieux. Mais c’est ce que je cherche, oui, faire des progrès en couleurs. »

portrait Anne Sophie Tschiegg - ZUT - Photo : Klara Beck
Elle est belle, Anne-Sophie Tschiegg. © Klara Beck

H comme Hôpital
« L’hôpital a vraiment été une de mes maisons. J’en ai presque une nostalgie, ce truc infantile où tu es dans un abandon absolu où l’on prend soin de toi, tu ne te soucies plus de rien au monde, les gens font leur métier, tu peux les solliciter librement sans craindre de peser trop lourd, comme pour tes proches. Il y a cette magnifique phrase de Proust que je répète tout le temps : « Quand j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté… » J’y ai rencontré des gens comme ça et j’y ai été très bien. Bon, c’était horrible parce que j’étais totalement buggée. J’ai été opérée à Lyon parce que qu’il y a là le pôle d’excellence des maladies rares du péritoine et que j’avais croisé une chirurgienne atroce à Strasbourg qui m’a fait me dire que je préférais plutôt me coucher par terre et attendre la mort, parce que l’hôpital, ça peut aussi être le cauchemar… L’homme qui m’a opérée, le professeur Glehen, je l’appelle Dieu, en toute simplicité. Forcément. »

I comme Indemne
« J’ai réalisé que, quand on t’enlève tout, quelque chose demeure indemne, l’être ou je ne sais pas comment ça s’appelle. Je ne sais pas ce que c’est exactement, mais il y a un noyau qui fait que quand tu n’as plus rien ça palpite encore. J’avais toujours dit que si je tombais malade je ne me battrais pas. Mais il y a quelque chose en soi qui lutte, ou qui ne lutte pas, justement, qui accepte. J’ai accepté tout de suite l’idée de la mort, ça n’était vraiment pas un problème, la douleur non plus… Je me sens indemne, il y a quelque chose qu’on ne m’a pas enlevé. Pourtant j’ai une vision de l’intérieur de mon corps comme d’un grand vide. J’ai un cœur et des poumons, mais le reste, il n’y a plus grand-chose. J’ai vraiment été délestée. J’ai appris le vide. En peinture j’empile, je rajoute, je rajoute et au bout d’un moment j’enlève, j’enlève, j’enlève. Mais il faut que je sois passée par la surenchère. Délestée et étonnamment indemne, oui. »

E comme Essentiel
« La peinture c’est l’essentiel. Si je ne pouvais plus peindre, là ça serait vraiment très compliqué… Enfin peut-être pas, comment savoir ? Si j’avais su dès le départ les difficultés qui m’attendaient, j’aurais certainement dit autant crever tout de suite. On s’habitue à tout, enfin pire que ça on trouve presque une joie dans la contrainte, dans le fait de parvenir à traverser malgré tout. J’échange beaucoup avec des gens très malades qui m’écrivent, l’important pour moi c’est de leur dire de laisser faire le temps : la situation qui parait insupportable, un mois après on l’a intégrée comme faisant partie de soi, et tout va presque bien. L’essentiel mute, l’essentiel se déplace, c’est cet être que je ne saurais nommer mais qui fait que tant que cette chose là est en éveil, on est en vie. Mais qu’est-ce que c’est ? Simplement le souffle ? Eh bien peut être… Alors peut-être que si je ne pouvais plus peindre, le simple fait de voir la beauté des choses me tiendrait encore. L’essentiel se déplace. Vraiment. Et il se précise, c’est comme un concentré. »

G comme Gueuler
« Mes deux g sont la Suisse. Je suis Suisse. J’ai la double nationalité par mon père. Je vois cette image des deux g côte à côte, presque un peu sexuelle, c’est un truc étrange. Les noms ou les mots avec deux g, c’est très rare, je les repère de loin dans n’importe quelle page. C’est comme une sorte de logo qui me définirait. Comme deux couilles, deux bites, deux trous, enfin je ne sais pas, je n’arrive pas à les – j’allais dire – mettre en bouche, c’est ça oui… Je pense au « gueuloir » de Flaubert. Quand je peins, souvent j’appelle les couleurs. Je ne gueule pas, mais je nomme les couleurs : cadmium, cadmium, cadmium, ah tu es là… Gueuler c’est un truc que j’ai appris très tard. Et j’ai adoré. Parce que j’avais des colères très froides, meurtrières, glacées. »

G comme Grâce et Gratitude
« Il y a beaucoup de choses qui me font gueuler. Tous les abus de pouvoir, sexuels ou pas, tous les endroits où on utilise la peur et où la liberté est entravée, ça me [elle se tort le ventre], tu vois je me chope tout là. Les deux g c’est pour gueuler deux fois. Deux fois plus fort. Cet accablement que j’ai chaque matin en ouvrant Facebook et en regardant ce qui se passe, en écoutant les nouvelles, cette impuissance dans laquelle ça te met, y a qu’un truc c’est de faire un contre feu et de rester en vie et de proposer de la beauté et ha ha ha et liberté… Ma peinture ne gueule pas. Je ne crois pas. Quand je me balade, que je fais des photos, je reçois la beauté du monde en pleine poire. La peinture est une façon de restituer ce que je reçois comme une grâce. G comme grâce et comme gratitude. Oui, je suis à fond dans le g. Le point g. Le point final est un point g. »


EXPO
La couleur est ce qui me nourrit et me sauve

11.01.19 > 02.03.19
Galerie Albert Baumgarten | Freiburg
Anne-Sophie Tschiegg sur Blogspot
> Anne-Sophie Tschiegg au pop up de Noël Zut

Paroles Jean HansMaennel
Musique Roland Anstett
Images Klara Beck