Cabinet des Estampes à Strasbourg

Alors que toute l’attention se focalise sur les 20 ans du MAMCS, on oublie souvent qu’au sein des Musées de Strasbourg se trouve un lieu presque secret et pourtant indispensable. Plongée aventureuse dans les collections protéiformes du Cabinet des estampes, une bibliothèque d’images qui recèle environ 100 000 œuvres. Où l’on parle trésor caché, alsatiques et Instagram.

Perchés au-dessus de la place du Château, les locaux du Cabinet des estampes et des dessins (CED) ont le charme des parquets qui craquent. De leurs fenêtres, les immuables figures de pierre de la Cathédrale semblent plus proches que jamais. Il s’en dégage une atmosphère confidentielle et un brin intemporelle. Accessible uniquement sur rendez-vous, le Cabinet fait partie de ces endroits qui laissent présager une expérience atypique.

Florian Siffer, l’attaché de conservation du Cabinet des Estampes et des Dessins, suggère une relation intime à l’image.

Pour qui n’est pas familier avec le concept de Kupferstichkabinett (en version originale), il y a de quoi être surpris. Dans la vaste salle de consultation, on ne dénombre que très peu d’œuvres. Sur les tables, des boîtes empilées et quelques pochettes trahissent l’activité silencieuse des lieux. Nous sommes dans une vaste bibliothèque d’images, un espace de consultation plus que d’exposition. Et justement, l’art graphique se lit presque plus qu’il ne se regarde. Pour apprécier la finesse du trait et la trame du papier, pour en déchiffrer tous les minuscules détails (parfois loupe en main), il instaure un autre rapport au temps. La disposition d’esprit n’est définitivement pas la même que pour la peinture. « Se retrouver à 20 pour voir les bois gravés de Dürer, ça n’a que très peu d’intérêt ! », explique Florian Siffer, l’attaché de conservation. « Au contraire, c’est le genre d’œuvre qui demande une relation presque exclusive, voire intime… »

Les œuvres, qui dorment habituellement en réserve, ne sont donc sorties que sur demande, pour la consultation individuelle ou en petit groupe. Sans oublier les expositions hors les murs qui permettent au CED de rayonner. Le gène de la transversalité est d’ailleurs dans son ADN depuis ses débuts, en 1877, alors qu’il partageait ses locaux avec le musée des Beaux-arts. Aujourd’hui encore, dans le paysage culturel strasbourgeois, « le CED joue un rôle d’intermédiaire. Il entretient des rapports avec les arts décoratifs, l’histoire locale mais aussi avec la tradition strasbourgeoise de l’illustration… Bref, il est une sorte de cousin germain de toutes les collections ! » Des liens de parenté multiples pour une collection « mille-feuille » composée de divers médiums (gravure, dessins et aquarelles, miniatures sur ivoire…), issue de diverses écoles (flamande, italienne, française…) et de diverses époques, depuis le XIVe siècle jusqu’au milieu du XIXe.

Ce fonds protéiforme est complexe à apprivoiser. Déjà, l’estimation du nombre d’œuvres conservées, environ 100 000, est difficile. Il est d’autant plus compliqué d’en avoir une connaissance exhaustive. Inévitablement, reste une part secrète, inexplorée. « C’est très stimulant, parfois on ouvre une boîte et ça nous explose à la figure alors que l’on ne s’y attendait pas ! » Une recherche ordinaire peut vite devenir une chasse aux trésors, « comme cette fois où je suis tombé par hasard sur une œuvre du XVIe siècle dont nous ne connaissions pas l’existence. Une gravure sur bois de Cranach, plutôt rare… ! » Autant d’inconnues qui donnent une aura mystérieuse, presque magique aux collections du CED.

Ces découvertes ou redécouvertes aussi aventureuses qu’inattendues s’expliquent aussi par l’histoire de l’institution. « Mes prédécesseurs ont mis des années à cerner ce fonds, qu’ils connaissaient comme leur poche. Mais à leur départ, toute une part de la mémoire vive du cabinet, qui n’était pas consignée, est partie avec eux. » Il convient donc de nuancer le mythe de la collection insaisissable et la petite équipe du CED se démène pour dompter l’importante masse conservée. Et pour en venir à bout, plutôt que le fouet à la Indiana Jones, rien de tel que l’outil informatique ! « Nous menons une politique d’informatisation des collections assez dense et riche. » Aujourd’hui, un quart des collections est numérisé et mis en ligne.

Qui dit virtuel, dit aussi diffusion et communication. Pour ce conservateur 2.0, actif sur les réseaux sociaux, Wikipédia, Facebook et Instagram font partie du quotidien. Une médiation à distance qui présente un enjeu d’autant plus important que les collections ne sont accessibles qu’à un nombre limité de personnes. Un coup d’œil à l’Instagram du CED permet, en une mosaïque d’images, d’embrasser la richesse du fonds : une version haute en couleurs du Chat Botté côtoie une très sage Allégorie de la Patience à côté d’un fascinant Sabbat de sorcières en papiers découpés. Sur la page Facebook, le conservateur laisse parler sa subjectivité et n’hésite pas à faire des clins d’œil à l’actualité. S’y croisent des univers parfois éloignés, comme cette rencontre improbable entre les mannequins de papier de l’imagerie de Wissembourg et la Fashion Week de Paris. Un bel équilibre entre conservation et regard pop, qui nous invite définitivement à dépoussiérer nos a priori sur les arts graphiques.


Par Mylène Mistre-Schaal
Photos Benoît Linder

Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg
5, place du Château à Strasbourg

Un bref coup d’œil sur les réserves : des dossiers, des boîtes à explorer, une sensation d’infini.

Images d’aujourd’hui

Rien de tel qu’une petite sélection d’images pour nous donner envie d’y voir plus près. Comme on le constate, les gravures et dessins conservées au Cabinet des Estampes racontent quelque chose de notre quotidien. Une sélection de Mylène Mistre-Schaal

Une gravure pour… plonger dans l’imaginaire du XVIe siècle

Datée de 1596, la composition frôle de près l’esthétique de nos BD de science-fiction ! Comme le laisse deviner le personnage central, nous sommes dans l’officine d’un charlatan. Entre ses mains, un urinoir dans lequel se dessine la silhouette d’un bouffon. Et que penser de cet appareil improbable, sorte de filtre distillant les pensées du patient ? Femmes, armes et jeux lui tournent dans la tête en pictogrammes révélateurs ! Issue d’un recueil d’emblème, genre littéraire alors très populaire, cette image est porteuse d’une morale complexe que nous révèle l’adage latin au bas de l’image : « Que par mon art mon esprit tout entier ne soit que sagesse ». Mais qui est le plus fou, du médecin purgeant les âmes, ou du patient ?

Johann Théodor de Bry, série des Emblemata, 44, eau-forte sur papier, 1596

Une gravure pour… tomber sous le charme

Véritable Cluedo visuel, cette gravure sur bois de l’artiste rhénan Hans Baldung Grien est particulièrement troublante. Par son sujet d’abord, évoquant la sorcellerie mais aussi sa composition et la brillante maîtrise de la perspective. Le palefrenier étendu donne de la profondeur à l’ensemble et son immobilité contraste avec le mouvement de la sorcière à l’arrière-plan qui vient de jeter un sort. Sommes-nous témoins des songes étranges d’un assoupi ou face à une scène de crime prise sur le vif ?

Hans Baldung Grien, Le palefrenier ensorcelé, gravure sur bois, 1545

Un dessin pour… toucher du doigt la Renaissance italienne

On reconnaît la touche de Léonard de Vinci dans ce dessin d’une grande douceur unifié par un camaïeu de bruns. Ici, l’imberbe Saint Jean est tiré de son sommeil par son voisin de table qui tend vers lui un index délicat. Cette œuvre est aussi un excellent prétexte pour rappeler que gravures et dessins, en reproduisant les grands chefs-d’œuvre et en les diffusant, ont contribué à la circulation des images en Europe. Ils sont emblématiques des échanges d’idées et d’influences propres à l’effervescence de la Renaissance.

Giovanni Antonio Boltraffio d’après Léonard de Vinci, Tête de Saint Jean, dessin, 2e moitié du XVe siècle

Une aquarelle pour… rafraîchir l’image de l’alsatique

Nous sommes au bord de l’Ill, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le MAMCS. Pour Florian Siffer, cette œuvre illustre bien à quel point « l’alsatique est tout sauf ringard ! » « La vue de Stuntz est à la fois propre à son époque et très actuelle, dans la mesure où ce lieu nous reste très familier. Elle donne de la profondeur à un site où les gens flânent, circulent, sans soupçonner son histoire. Au début du XIXe, les barques à fond plat étaient omniprésentes sur l’eau pour transporter les marchandises, et le barrage Vauban avait une réelle fonction défensive : la ville est littéralement cachée derrière ! »

Stuntz, Les ponts couverts, début XIXe

Par Mylène Mistre-Schall
Photo Benoît Linder