Colors Festival :
le street art rentre dans les murs ?

Après un franc succès en 2019 au Graffalgar avec près de 8 500 visiteurs, le festival d’art urbain contemporain Colors revient à Strasbourg. Cette fois-ci, c’est au Studio 116, un espace d’ordinaire réservé à la danse, que se déroulera le cœur de cet événement gratuit sur quatre weekends, du 4 au 27 septembre. Une programmation parallèle “Hors les Murs” aura lieu dans différents lieux de la ville avec des performances artistiques et des événements ponctuels. L’occasion pour Zut de s’interroger et de questionner les organisateurs du festival et des intervenants sur la place du graffiti et de “l’art urbain contemporain”.

L'artiste et graffeur strasbourgeois Jaek El Diablo en train de peindre une façade du Studio 116 dans le cadre du Colors Festival @ Martin Lelievre
L'artiste et graffeur strasbourgeois Jaek El Diablo en train de peindre une façade du Studio 116 dans le cadre du Colors Festival @ Martin Lelievre / Zut

Lorsque nous arrivons au Studio 116, chef lieu du Colors Festival, tous les murs ou presque ont déjà pris des couleurs. Le lieu fourmille d’activités à quelques jours du vernissage d’ouverture du festival prévu le vendredi 4 septembre, avec un bar et un “pop-store” vendant des risographies d’artistes invités. Une quinzaine d’artistes proposeront une œuvre sur le lieu, dont un tiers d’Alsaciens, un tiers de Français et un dernier tiers d’internationaux. L’objectif affiché par Julien Lafarge, directeur du festival, serait de « valoriser l’art urbain et le graffiti, et de montrer qu’ils ne sont pas réduits au vandalisme ou à la détérioration de bien public. Au contraire, c’est de la valorisation du mobilier urbain » . Issu d’une pratique dans la rue, le graffiti a difficilement fait son chemin vers les galeries, les musées et les espaces artistiques traditionnels. Aujourd’hui, son esthétique est dominante dans le monde de l’art et le courant rejoint une catégorie plus vaste, “l’art urbain contemporain” dont le Colors Festival se veut être un des représentants à Strasbourg.

Cette année, le festival offre une nouvelle fois une proposition éclectique en termes de styles, d’artistes et d’événements dans plus d’une dizaine de lieux différents, dans les rues ou sur les murs de Strasbourg. Vous avez peut-être pu apercevoir des boîtiers électriques repeints, comme celui du musée Tomi Ungerer, ou encore l’immense fresque sur la résidence étudiante « Les Flamboyants » (rue Jean Henri Schnitzler). Ce sont des œuvres des éditions précédentes du festival. « La programmation vient de rencontres que je peux faire en voyageant, explique le directeur artistique du festival, l’artiste Stom500. Il y a l’aspect exposition avec ce qu’on montre au public, mais c’est aussi important pour les artistes de se réunir et d’échanger, ça fait une petite résidence. On ne va pas forcément se mélanger sur les murs, mais il y a des liens qui se créent. »

“On ne fait pas que du graffiti.”

Le festival se veut complémentaire d’autres événements plus axés hip-hop et/ou graffiti comme le NL Contest ou la Block Party. En l’occurence, Colors Festival « ne fait pas que du graffiti, ce n’est pas notre créneau, explique Julien Lafarge. Certains de nos artistes font du graffiti avec le travail sur les lettres et toute la culture qu’il y a derrière. On voulait en avoir, mais beaucoup d’autres s’en détachent, tout en utilisant des bombes. » Parmi les artistes et les styles représentés, il y a des illustrateurs, des graphistes, des artistes travaillant dans l’abstraction, ou le géométrique… « Les gens pensent souvent que dès que tu travailles à la bombe tu fais du graffiti ou du street art. Ce n’est pas le cas. Inversement, plein de graffeurs n’utilisent pas de bombe. » L’art urbain contemporain, le street art ou le graffiti, des catégories artistiques distinctes donc.

À gauche, Julien Lafarge, directeur du festival Colors, à droite Thomas aka Stom500, directeur artistique du festival Colors @ Martin Lelievre / Zut
À gauche, Julien Lafarge, directeur du festival Colors, à droite Thomas aka Stom500, directeur artistique du festival Colors @ Martin Lelievre / Zut

L’art de rue désormais vecteur de tourisme

« Dans les centre-villes il y a beaucoup d’art dans la rue. C’est très recherché aujourd’hui. Certaines personnes ne se déplacent que pour voir ça. C’est important de s’ouvrir à l’art, de le rendre public et de faire réagir dans la ville. »  Après ses succès, le festival continue d’être subventionné et soutenu par la Ville de Strasbourg, ainsi qu’un partenaire plus intriguant, Socomec, groupe industriel indépendant, spécialisé l’énergie électrique. Ce sont d’ailleurs leurs boîtiers électriques qui sont repeints un peu partout dans Strasbourg, essentiellement dans le cadre du Festival Colors. De nouveau boîtiers seront également embellis cette année par les Alsaciens Régis Fauquet, Édouard Blum, Mahon, Léonie Kœlsch, Organe Kauffmann ou Le StudioGraphe. Dans des partenariats similaires, la CTS, ou le CROUS vont voir apparaître certaines œuvres sur leurs bâtiments, comme le restaurant universitaire Paul Appel avec les artistes Grems et Dan23 ou encore AlexOne pour un pilier à Rotonde. Le Festival Colors s’invite même sur les fenêtres du château des Rohan à Saverne mais aussi, à la Foire Européenne.

Le festival Colors, ce n’est pas seulement des peintures sur les murs, des réalisations en live en extérieur et une exposition au Studio 116. Ce sont aussi des événements autour de la culture de l’art urbain contemporain et de ses pratiques. Une table-ronde “Le graffiti est-il condamné à la rue?” aura lieu le 17 septembre au Graffalgar et risque d’être mouvementée. Elle est organisée par le festival et proposée par Antoine Hoffmann, aka Seku Ouane. Cet artiste plasticien, graffeur et chercheur estime que le festival d’art urbain contemporain s’ancre dans « une démocratisation nécessaire du graffiti, permettant de le reconnaître et de le considérer comme un courant d’art à part entière ». Ce qui entraîne une reconnaissance et une rémunération accrue des artistes issus du graffiti. Résultat : le graffiti se voit coté. « Je ne vais pas jeter la pierre à ceux qui font des galeries parce qu’à un moment, un artiste, il doit manger et payer ses factures. » Si Seku Ouane met avant ces points positifs, ça ne l’empêche pas d’avoir une vision critique sur le lien avec les institutions politiques et culturelles. « Ça influence la scène du graffiti et invisibilise certaines pratiques. On va souvent opposer le bon graffeur au mauvais tagueur, ce qui va aussi avoir une incidence sur la réception de la pratique par le public. »

Exemple criant ? Le recouvrement d’œuvres « sauvages » par celles officiellement commissionnées. Seku Ouane cite notamment les fameux boîtiers électriques pour illustrer le propos : « C’est une bonne idée, d’autant que les artistes sont rémunérés. Repeindre le graffiti par le graffiti ? On se retrouve avec untel qui avait des tags sur ce boîtier, et un autre qui est venu repeindre dessus avec un projet payé. Une querelle se met en place entre les formes de graffiti et la discussion est coupée. Une opposition naît : le graffiti et sa fonction décorative et le graffiti comme rapport à l’urbanité et expérience dans l’espace public. » 

La question de la rémunération et de l’appropriation institutionnelle et marchande de cette culture bat toujours son plein, et d’autant plus en 2020. Antoine Hoffmann dénonce une promotion de l’art à deux vitesses. « La ville est contente de faire une belle communication se prétendant “ville d’art urbain” alors que concrètement, on n’y est pas. Tu connais un seul mur autorisé à Strasbourg ? Il n’y en a pas. Il y en a des tolérés, mais on peut t’embêter. Il n’y a pas d’espaces dédiés autorisés à notre pratique et c’est problématique. »  Il admet cependant une plus grande tolérance des pratiques dites vandales et moins de répression qu’au début des années 2000.

Il reste très content de voir un festival comme Colors à Strasbourg : « Ça reste un festival monté par des praticiens. Stom500, il connaît le terrain et le terreau. Il ne va pas œuvrer à une mise en administration immédiate de la pratique du graffiti et de son contrôle, au contraire. » Son seul reproche serait peut être un manque de nouvelles têtes. « Mais c’est aussi les grosses pointures qui font que les gens vont vouloir se déplacer. »

Consensualité et démocratisation, deux facettes d’une même pièce ?

Selon les organisateurs, une œuvre muraliste correspond à deux ou trois jours de travail @ Martin Lelievre / Zut
Selon les organisateurs, une œuvre muraliste correspond à deux ou trois jours de travail @ Martin Lelievre / Zut

Son inquiétude par rapport à la scène française du graffiti serait « de rentrer dans quelque chose de plus en plus consensuel » et de passer à côté des messages politiques. Autour du tag, « il y a toujours la linguistique de la barbarie, comme le terme vandale. Mais la peinture n’a jamais rendu un objet inutilisable. » Pour Antoine Hoffmann aka Seku Ouane, le graffiti dans la rue, même commandité, reste pourtant politique dans son essence dans le rapport qu’il induit au regard. Si le graffiti « entretient un lien, un médium entre deux individus, un artiste et un regardeur dans l’espace public, sa mise en administration de ces dernières années vient à dépolitiser le contenu. On s’oriente plus vers de l’artisanat d’art, à vocation décorative. C’est du “bien fait” qui ne soulève pas forcément de questions. »

Une évolution contre laquelle les organisateurs du festival Colors estiment s’opposer. « On ne fait pas de la décoration, on fait de l’art, affirme Julien Lafarge. Il faut laisser l’artiste s’exprimer. Qu’il y ait un échange avec les commanditaires certes, mais il n’y a pas d’indications de leur part. L’artiste a carte blanche. Ayant choisi l’artiste, on connaît son univers. C’est important pour nous de défendre le travail artistique et non de décoration. Souvent derrière une œuvre, il y a un message, c’est ce qui fait la différence entre l’art et la décoration. »

Des dires des artistes rencontrés, le graffiti semble désormais tirer parti de son institutionnalisation. Un constat confirmé par l’artiste brestois L’Outsider, invité du festival, aux œuvres abstraites proches de l’art contemporain. « On constate qu’un graffeur qui commence maintenant, il a plus ou moins déjà un pied en galerie et un pied sur le mur. Le processus de travail est déjà hybridé. Est-ce que c’est une manière d’annuler le graffiti ? Je ne pense pas, mais il ne faut surtout pas que le graffeur pense que la finalité c’est la galerie. C’est peut être ça qui tend un peu le mouvement. Personnellement, le graffiti est l’essence de mon travail et j’en fais beaucoup, mais j’estime m’être complètement affranchi de ses codes. C’est assez paradoxal. À 14 ans, l’art contemporain me faisait vomir, et heureusement quelque part. Au final aujourd’hui je m’y intéresse, mais c’est aussi par l’affranchissement de ces codes élitistes complètement dénués d’intérêt que j’ai commencé à peindre. »

La plus grand pièce du Studio ouvre sur une arrière cour où se tiendront le bar et un espace de détente @ Martin Lelievre / Zut
La plus grand pièce du Studio ouvre sur une arrière cour où se tiendront le bar et un espace de détente @ Martin Lelievre / Zut

Et la dissidence alors ?

Mathieu Tremblin, artiste plasticien urbain et chercheur invité à la table-ronde Colors, réalise des actions artistiques dans l’espace public « non commissionnées et non autorisées ». Ardent défenseur du tag et des formes attenantes, il considère que c’est à travers elles « qu’on devrait vivre la ville et l’utiliser. Même si ce ne sont pas des « beaux » tags, ils sont le signe d’une volonté marquée d’interagir dans la ville, ce qui est à mon avis un point clé de la pratique du graffiti, c’est dans l’interaction et la conversation avec les autres. »

Pour lui, un festival comme Colors met en relation les acteurs du milieu en faisant vivre l’espace public et en faisant la promotion de l’art urbain et « c’est déjà très très bien. Mais si c’est pour dire « regardez on vous donne un espace de visibilité et vous allez faire du propre là où c’est sale ». Ça induit une forme de hiérarchie par la municipalité. Ça va vers une volonté de contrôle, mais de contrôle en impliquant les acteurs eux-mêmes qui sont censés être les dissidents dans la ville. » Il estime alors qu’il faut se poser une question fondamentale : « Est-ce vraiment une appropriation de la ville par ses citoyens ? En l’occurence, on fait appel à des « professionnels de », donc on soustrait des espaces interstitiels là où il y avait déjà des formes d’expressions. Ces espaces-là ne pourront plus être utilisés par des « non-professionnels » .»

Les œuvres du festival représentent différents courants artistiques, comme ici, d'inspiration de bande dessinée @ Martin Lelievre / Zut
Les œuvres du festival représentent différents courants artistiques, comme ici, d'inspiration de bande dessinée @ Martin Lelievre / Zut

Avec la fresque Tropical Marais réalisée à Schiltigheim par deux artistes locaux, Missy et Stom500, le festival Colors tente justement de mettre en avant des espaces d’échanges avec les citoyens en les faisant contribuer au choix de l’œuvre par un système de vote. Toujours dans l’optique d’échange avec le public, au Studio 116, une médiatrice culturelle fera des tours explicatifs des œuvres plusieurs fois par week-end.

« Cette année c’est d’autant plus important de soutenir le festival, estime Julien Lafarge. On a la chance de ne pas avoir trop annulé/reporté de choses, seules les venues de quelques artistes internationaux ont dû être annulées. On est déjà très content de pouvoir se retrouver. »
Pour retrouver les œuvres muralistes et d’art urbain contemporain du festival Colors, rendez-vous sur leur site web en lien ici.


Festival Colors 2020 powered by Socomec
Du 4 au 27 septembre au Studio 116, 23, rue Saglio à Strasbourg
Vernissage : vendredi 4 septembre à partir de 18h.
Les samedis : 11h-20h – Les dimanches : 11h-19h
Entrée gratuite dans la limite des places disponibles
Port du masque obligatoire (sauf à table dans la partie bar/petite restauration)


Par Martin Lelievre