Etat de stase
En 1915, Hopper se met à la gravure, avec succès. Ses sujets restent les mêmes, architectures ferroviaires et bâtiments vernaculaires, mais il les enrichit de la présence de modèles féminins et, ainsi, d’une dimension de fantasmes et de romances. Ces figures, engagées dans des dynamiques relationnelles incertaines, dévoilent le caractère moderne, propre au film noir, qui fera sa marque de fabrique. Et si Hopper est désigné comme étendard de l’art moderne américain, ce n’est pas un hasard. À la sortie de la Seconde guerre Mondiale, questionné sur son style, il décrète : « On peut dire que l’art d’un pays est à son apogée lorsqu’il reflète au plus près le caractère de son peuple. » Cette citation, marque le désir d’un retour à l’américanité pure des Roaring Twenties, ébranlée par la Grande Dépression. Dans ce contexte d’insécurité nationale, peu avant la guerre froide, Hopper est un peintre, américain, (est-il nécessaire de spécifier blanc et masculin ?) ayant vécu en France, qui, au lieu d’imiter l’art français (alors référence de la peinture), revient au pays pour se dévouer aux paysages américains.
« On peut dire que l’art d’un pays est à son apogée lorsqu’il reflète au plus près le caractère de son peuple.»
En accord avec une société américaine détachée d’un art baroque victorien à l’esthétique saturée, les scènes dépeintes par Edward Hopper font jaillir l’art de la banalité du quotidien. En exaltant le commun d’une Amérique figée dans le temps, et en proposant des œuvres où l’imagination du spectateur est convoquée (peu importe son statut social), il touche toutes les sphères de la société. La représentation de cette mélancolie nationale a participé à la (re)construction d’une mythologie américaine, plongée dans un état d’incertitude parcouru par l’impression constante d’observer et d’être observé. Peut-être l’artiste, prédisait-il déjà l’omniprésence d’écrans et de caméras au sein de nos quotidiens. Dans les années 1930, l’âge d’or du cinéma Hollywoodien, ses autofictions nationalistes inspirées par sa cinéphilie, représentent l’état de stase qui caractérise le modernisme.
À la fin des années 1930, il délaisse la peinture en extérieur pour son atelier où il s’appuie sur la synthèse d’images mémorisées pour peindre. Des aquarelles et dessins exposés à la Fondation Beyeler, une conclusion s’amorce rapidement : Hopper est meilleur dessinateur que peintre. Cependant, s’il perd en technique lors du passage d’un médium à l’autre, il gagne en émotions. Et sa retranscription de la réalité, bien que moins exacte au sens photographique strict, est de l’ordre de la perception, de l’expérience de la réalité. « Mais s’il était un meilleur peintre, il ne serait probablement pas un artiste à ce point supérieur », avait ajouté Greenberg, le perspicace.