Edward Hopper, peinture cinématographique

Avec Andy Warhol, Edward Hopper (1882-1967) est sans doute l’un des artistes les plus connus, après avoir basculé dans l’imagerie populaire, voire les produits dérivés. La dense et passionnante exposition nous faire découvrir la richesse et la complexité de son œuvre.

Illustrateur de formation, Edward Hopper a le don d’échauffer les esprits, d’électrifier les âmes mélancoliques et, surtout, de délier les langues, acides ou amoureuses. Après une rétrospective retentissante au Grand Palais en 2012, c’est au tour de l’élégante Fondation Beyeler de présenter les peintures, aquarelles et dessins de celui qualifié de « mauvais peintre » par Greenberg en 1945. L’exposition bâloise, dont les œuvres sont principalement issues de la collection du Whitney Museum of American Art, New York, se penche sur des facettes méconnues de son travail. À Bâle, ne cherchez pas l’iconique Nighthawks (1942), mais apprêtez-vous à découvrir un Hopper peintre des collines de beurre, de l’eau immobile, des forêts mystiques et d’une modernité figée.

La Belle Époque
Si les premières réalisations de l’artiste, dont son travail d’illustrateur commercial, ne sont pas présentes, les commissaires Ulf Küster et Katharina Rüppell ont pris soin de constituer un parcours aéré retraçant celui du yankee. L’exposition réunit ainsi soixante-cinq œuvres réalisées entre 1909 et 1965, un panorama plus ou moins constitué par thématiques : les paysages terreux, mouillés, ferroviaires, iconiques ou encore sur papiers.
La première salle de l’exposition offre l’opportunité de contempler Railroad Sunset (1929). La composition est découpée horizontalement, le ciel multicolore occupe les trois-quarts de la toile, uniquement tranché par une bande sombre : les rails d’une voie ferroviaire. Du côté gauche, la voûte céleste est sciée verticalement par deux formes sombres, une tour de signalisation et un poteau, à peine réchauffés par la chaleur du soleil couchant. Le dégradé du ciel, d’un bleu timide à un jaune verdâtre presque sale, trouve son paroxysme en un rose rendu vibrant par le contraste des collines vertes qu’il borde. Le génie d’Hopper semble se lire dans l’usage de couleurs trouvant leur superbe uniquement dans l’ensemble.

Edward Hopper, Cape Ann Granite, 1950, huile sur toile, Collection privée © Heirs of Josephine Hopper / 2019, ProLitteris, Zurich
Edward Hopper, Cape Ann Granite, 1950, huile sur toile, Collection privée © Heirs of Josephine Hopper / 2019, ProLitteris, Zurich

Sa compréhension de la lumière et des couleurs est (bien évidemment) nourrie de ses références françaises. Au début du XXe siècle, il séjourne pendant plusieurs mois en Europe et réalise trois trips marquants au cœur de Paris de la Belle Époque. Il y découvre Courbet, Cézanne (à qui il reproche la « minceur » de ses toiles), Marquet, Sisley, Renoir ou encore Pissarro, mais mène une vie jugée solitaire, puisqu’il ne fréquente pas les ateliers d’artiste, mais leur préfère les cafés et les rues de la capitale. Il peint la Seine, et déploie ses jeux de lumière au sein de compositions de plus en plus travaillées. Mais le Paris qu’il aime est encore celui du siècle précédent, celui qui n’a pas connu la guerre, la grande.

«Toute la réponse est là sur la toile. […] L’homme est le travail. […] Si on pouvait le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de peindre. »

En 1910, le francophile dit adieu à la lumière du vieux pays et revient à New York, où il retrouve son sujet de prédilection : le quotidien américain et l’immensité de ses paysages. Après un séjour dans le Maine où son attrait pour les côtes rocheuses voit le jour, il peint Square Rock, Ogunquit (1914). L’océan, évidemment bleu marine, semble avoir été solidifié sur la toile. Les roches qui l’entourent, comme barrière de protection contre l’entité chaotique, contre le calme avant la tempête, forment un amas mou, dont la texture évoque la Motte de beurre (1870) d’Antoine Vollon. Square Rock donne à voir le temps de gestation passé à penser la peinture, cette dernière est lente, fine, apathique dans le geste.

Sa retranscription de l’immensité bleue, se retrouve dans l’huile sur toile 5 A.M (1937), où l’océan s’est transformé en sables mouvants d’un bleu azurin presque aussi clair que celui du ciel. La toile représente un phare, perdu sur un rocher au milieu de l’eau, et la côte, sur laquelle la cheminée d’une usine scinde le ciel. La présence métaphorique de l’ère industrielle est à peine représentée par des masses et des volumes inaccessibles et déconnectés de la nature. Le détail superflu est définitivement banni. Ses peintures, précédées de très nombreux croquis préparatoires de l’ordre du storyboard, sont similaires à des prises de vue cinématographiques.

Edward Hopper, Soleil au balcon, 1960. © Whitney Museum of American Art, New York

Etat de stase
En 1915, Hopper se met à la gravure, avec succès. Ses sujets restent les mêmes, architectures ferroviaires et bâtiments vernaculaires, mais il les enrichit de la présence de modèles féminins et, ainsi, d’une dimension de fantasmes et de romances. Ces figures, engagées dans des dynamiques relationnelles incertaines, dévoilent le caractère moderne, propre au film noir, qui fera sa marque de fabrique. Et si Hopper est désigné comme étendard de l’art moderne américain, ce n’est pas un hasard. À la sortie de la Seconde guerre Mondiale, questionné sur son style, il décrète : « On peut dire que l’art d’un pays est à son apogée lorsqu’il reflète au plus près le caractère de son peuple. » Cette citation, marque le désir d’un retour à l’américanité pure des Roaring Twenties, ébranlée par la Grande Dépression. Dans ce contexte d’insécurité nationale, peu avant la guerre froide, Hopper est un peintre, américain, (est-il nécessaire de spécifier blanc et masculin ?) ayant vécu en France, qui, au lieu d’imiter l’art français (alors référence de la peinture), revient au pays pour se dévouer aux paysages américains.

« On peut dire que l’art d’un pays est à son apogée lorsqu’il reflète au plus près le caractère de son peuple.»

En accord avec une société américaine détachée d’un art baroque victorien à l’esthétique saturée, les scènes dépeintes par Edward Hopper font jaillir l’art de la banalité du quotidien. En exaltant le commun d’une Amérique figée dans le temps, et en proposant des œuvres où l’imagination du spectateur est convoquée (peu importe son statut social), il touche toutes les sphères de la société. La représentation de cette mélancolie nationale a participé à la (re)construction d’une mythologie américaine, plongée dans un état d’incertitude parcouru par l’impression constante d’observer et d’être observé. Peut-être l’artiste, prédisait-il déjà l’omniprésence d’écrans et de caméras au sein de nos quotidiens. Dans les années 1930, l’âge d’or du cinéma Hollywoodien, ses autofictions nationalistes inspirées par sa cinéphilie, représentent l’état de stase qui caractérise le modernisme.

À la fin des années 1930, il délaisse la peinture en extérieur pour son atelier où il s’appuie sur la synthèse d’images mémorisées pour peindre. Des aquarelles et dessins exposés à la Fondation Beyeler, une conclusion s’amorce rapidement : Hopper est meilleur dessinateur que peintre. Cependant, s’il perd en technique lors du passage d’un médium à l’autre, il gagne en émotions. Et sa retranscription de la réalité, bien que moins exacte au sens photographique strict, est de l’ordre de la perception, de l’expérience de la réalité. « Mais s’il était un meilleur peintre, il ne serait probablement pas un artiste à ce point supérieur », avait ajouté Greenberg, le perspicace.

Edward Hopper, Cape Cod Morning, huile sur toile, 1950, © Smithsonian American Art Museum.
Edward Hopper, Cape Cod Morning, huile sur toile, 1950, © Smithsonian American Art Museum.

Mysticisme végétal
Dans les années 40, l’artiste est d’ores et déjà, considéré comme gloire nationale et « pionnier d’une nouvelle voie », celle du réalisme américain. La qualité énigmatique de son œuvre est fortement accentuée par le personnage hopperien. Songeur et peu bavard, lorsqu’il consent à répondre aux journalistes, c’est ainsi : « Toute la réponse est là sur la toile. […] L’homme est le travail. […] Si on pouvait le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de peindre. » Déterminé à trouver sa voie en tant qu’artiste made in USA, il défend son individualité, une autre facette acclamée par la société américaine : « J’ai toujours voulu être moi-même. […] C’est MOI que je cherche. » L’historien de l’art Lloyd Goodrich, raconte : « Hopper était célèbre pour ses silences monumentaux ; mais comme les espaces dans ses images, ils n’étaient pas vides. Quand il parlait, ses mots étaient le produit d’une longue méditation. Il avait des choses perspicaces à dire, exprimées laconiquement, mais avec poids et exactitude, et prononcées dans un lent monotone réticent. »

Si le vide suggère l’absence de la présence, le vide hopperien suggère une présence invisible, masquée, cachée. Sa capacité à investir la scène la plus banale d’une tension sous-jacente, se retrouve particulièrement dans Road and Trees (1962), toile réalisée à la fin de sa vie. Toute en horizontalité, la composition extrêmement épurée, presque abstraite, transcende le paysage : une forêt dense faite d’un camaïeu de verts, une route fine, simplement grise, un ciel bleu couleur mer azurin.

Edward Hopper, Road and trees, 1962 © Whitney Museum of American Art, New York

Le format donne l’impression d’observer le paysage depuis une fenêtre de train, ou de voiture, comme le faisait Hopper lorsqu’il voyageait en compagnie de son épouse, Jo, peignant depuis la banquette arrière. La forêt de bord de route n’est en rien silencieuse, en rien banale, l’invisible frémit derrière la végétation, prêt à jaillir, attendant que la barrière entre le réel et le reste ne fléchisse. Que la toile se craquèle, fasse éclater le cadre doré qui maintient le châssis, comme pour l’auréoler d’une présupposée aura divine, fabriquée par de maigres siècles de civilisation.

Hopper admirait l’écrivain transcendantaliste Ralph Emerson et son courant de pensée faisant de la nature le symbole de la vie spirituelle, comme élément de proximité avec Dieu. L’environnement de la ville y est considéré comme moralement malsain, source de dépérissement de l’homme civilisé. Au cœur de ses peintures au récit mystique, quasi-dystopique, la mélancolie d’Hopper témoigne des blessures et des changements identitaires et sociétaux qui se sont opérés au XXe siècle.

À la Fondation Beyeler, l’exposition se clôt sur la black box dédiée au court-métrage du réalisateur Wim Wenders. Two or Three Things I Know About Edward Hopper est un hommage donnant Hopper comme l’inspirateur inspiré du 7e art. Certes, le court-métrage 3D a le don de nous immerger, littéralement, dans les toiles du peintre, certes encore, l’esthétique y est impeccable et les images fort agréables à contempler (c’est du Wenders, après tout). Mais ce fanfilm reste très anecdotique. Quelques secondes de prolongation inutiles à la fin d’un match déjà gagné. Malgré ce beau, mais frustrant instant de cinéma, l’exposition est fascinante. N’en déplaise à Greenberg, si le « provincial » de la figuration réaliste a su se faire une place de choix dans notre imaginaire collectif, c’est parce que ses moyens étaient ceux d’un artiste resté si fidèle à sa vision du monde hanté par la mélancolie, qu’elle a traversé les décennies. À défaut de pouvoir affirmer le comprendre lui, c’est un peu plus de nous-même que sa lumière éclaire.


Edward Hopper,
exposition jusqu’au 17 mai à la Fondation Beyeler, à Bâle


Par Aude Ziegelmeyer