Tomi Ungerer,
la langue ré-inventée

Zut avait rencontré Tomi Ungerer dans les locaux de son éditeur Diogenes, à Zurich, à l’occasion de la réalisation d’un hors-série que l’équipe lui consacrait à l’automne 2011 : nous avions parlé dessin, littérature et (dés)espoir.

Tomi Ungerer, dessinateur, portrait à Strasbourg. © Pascal Bastien
Tomi Ungerer, dessinateur, portrait à Strasbourg

Tomi Ungerer ne s’interviewait pas, il s’écoutait. Nous avions beau tenter de lui poser la moindre question, l’homme l’avait déjà largement anticipée, comme il anticipait toutes les questions à venir. En témoigne cet échange vif, au cours duquel il se révéla, pour ceux qui en doutaient, un homme de mots autant que d’images.

Nous avons sous les yeux un exemplaire de Die Hölle ist das Paradies des Teufels (L’enfer est le paradis du diable), un recueil de pensées et de notices que vous avez publié en 2008. On sent un vrai plaisir dans ces formes écrites, courtes.
J’aime les aphorismes, tout comme j’aime raconter des histoires. Il ne faut pas oublier que mon grand luxe dans la vie, c’est d’écrire et de parler dans trois langues. Ajoutez à ça ma passion pour les mots. Je pense toujours aux mots qui attendent, j’ai là des longues queues de mots qui attendent d’être utilisés pour trouver une nouvelle vie dans une phrase, dans une nouvelle interprétation. J’ai toujours un calepin sur moi et je note tout. Une de mes dernières : qu’est-ce que c’est pour un Alsacien que les premiers pas de l’enfant ? C’est le “bas-âge” piétonnier [le “passage” avec l’accent alsacien, ndlr]. J’utilise beaucoup les accents des langues. Ce que je n’exprime pas en dessin, je l’exprime en phrases et vice versa. J’ai tout de même la chance d’illustrer mes propres histoires.

Êtes-vous en train d’écrire ces jours-ci ?
Je suis rentrée récemment des États-Unis [où il s’est rendu au cours de l’été, ndlr]. En général, il me faut une semaine pour me remettre mais j’étais obsédé par l’écriture d’un livre sur le brouillard qui constitue mon hommage à l’Irlande. J’ai travaillé huit heures par jour ; ça sera à nouveau un livre complètement différent. Pour moi, chaque livre est un défi, et il faut que j’expérimente un nouveau style. Là, c’est un conte sur le brouillard et la pluie, entre réalité et fiction. J’imagine de la pluie, j’imagine que chaque goutte que j’entends tomber le soir sur mon velux est une lettre de l’alphabet. Quand les gouttes se réunissent, elles forment des mots, et les mots dégoulinent dans la rigole, puis dans la rivière, et finissent en roman fleuve. Comme je suis très visuel, j’utilise en fin de compte un langage imagé. Le livre sortira l’année prochaine.

Une chose nous a paru étonnante récemment. Vous n’aviez pas conscience de votre statut d’artiste…
Alors là, je connais déjà la question, et les gens me croient pas : toute ma vie, j’ai vécu avec un complexe d’infériorité qui est une chose typiquement alsacienne. Après la guerre, à force de vous faire appeler “sale boche”, vous vous posez la question de votre identité. Moi, j’en ai plusieurs.
À l’époque nazie, à l’école, j’étais un petit nazi. Avec mes copains, dans la rue, j’étais un Alsacien et à la maison j’étais Français avec une mère chauvine. Alors qui suis-je et quoi ? Ça donne ce « caméléonisme », comme je le dis parfois. Être alsacien nous permet de nous adapter où que nous allions, parce que s’adapter c’est aussi adopter.
Pour répondre à votre question sur le sentiment d’infériorité, je ne peux regarder mes premiers livres que depuis trois ans : je revois avec plaisir ces dessins qui présentent la fraîcheur de l’innocence. Et puis, il y a eu cet instant de l’ouverture du Musée : je me sens comme un fantôme dans son opéra. Avec cette ouverture, j’ai eu le sentiment de tirer un trait sur ma carrière artistique et, en tirant ce trait, j’ai pris de la distance. Pour moi, d’avoir une exposition, de voir mes dessins accrochés au mur, c’était comme une torture : ça n’était jamais assez bien, tout devait être corrigé. Finalement, je reconnais que dans l’ensemble, ça va dans tous les sens, mais prendre ainsi des libertés, ne pas être l’esclave d’un style, c’est quelque chose d’important pour moi. La rencontre avec Werner Spies [journaliste, historien d’art et critique d’art allemand, ndlr], a été déterminante, il m’a convaincu de l’ampleur de mes productions… Je suis arrivé à m’accepter et je me sens libéré. Tout ce que je fais en ce moment – mes collages, mes objets ou mes sculptures –, j’en suis très content. Je n’ai jamais autant pris de plaisir dans ma vie qu’à mon travail en ce moment.

Cette prise de conscience est récente, et pourtant votre œuvre parlait pour vous…
Oui, mais quand vous regardez mes premiers livres, au niveau du dessin c’est inégal – ça m’a toujours dérangé –, même si je reconnais que dans certains livres comme Slow Agony, ou Warteraum ou mes dessins sur Hambourg dans Les Anges de l’enfer, c’est quand même plutôt fignolé… Quand je revois ces livres, je me dis que j’ai dû avoir plusieurs vies… J’ai expérimenté des techniques pendant cinquante ou soixante ans, mais cela fait seulement dix ans que je contrôle mon artisanat… J’ai passé toute ma vie à me perfectionner dans le dessin aussi bien que dans les écrits. Quand je voyage, je le fais avec mes dictionnaires, et ça pèse lourd. Parfois, quand je suis dans l’avion, je lis un dictionnaire. Alors, j’ai passé toute ma vie à étudier. Je ne suis pas allé à l’université, mais ma passion c’est la lecture. J’ai été éduqué par la lecture. Dans l’éducation, il faut développer la curiosité. En accumulant une masse de connaissances, on compare, et c’est là que les idées viennent.
Après la guerre, le professeur moquait notre accent, et nous demandait de le perdre avant de nous intéresser à la littérature. Et pourtant, j’avais l’amour de livres qui n’étaient pas au programme : j’achetais les classiques Garnier avec les annotations. Je lisais déjà couramment le vieux françois, pas seulement Ronsard et Du Bellay mais aussi Clément Marot, sans doute parce que j’y trouvais des choses assez salaces… Pour ce professeur, nous étions des riens du tout. Il faut voir qu’on a perdu deux ans à l’arrivée des Allemands. Il a fallu apprendre la langue en trois mois. Après ça, on pouvait être arrêté et mis en prison pour un « merci » ou un « bonjour »… Donc, je sais qu’on peut apprendre une langue en trois mois avec le couteau sous la gorge, s’il le faut. En fin de compte, c’est une très bonne technique. Peut-être que si les Allemands et les Français revenaient tous les trois mois, nos enfants parleraient plus de langues ? La libération, c’était le plus grand rêve, mais aussi la plus grande désillusion de ma vie. Je me suis senti trahi dans mes espoirs. Depuis, j’ai fait du doute une religion. Mon doute est un doute ouvert, je me dis : pourquoi pas ? Tout est acceptable, mais tout se questionne. Il ne faut surtout pas d’espoir : « don’t hope, cope ». Il ne faut pas espérer mais prendre la situation en main. Il n’y a pas de traduction en français. C’est bien pour cela que j’invente des mots. En allemand, c’est facile, on prend deux mots et on les colle ensemble. Je construis un vocabulaire de bricoleur.

« Je n’ai pas été marqué par une université, je me suis fait moi-même, j’ai laissé libre cours à toutes mes curiosités. »

Ce vocabulaire, vous le construisez sur la base de la collection impressionnante des livres que vous avez réunie, dont une partie a été cédée au Musée.
Oui, ça, c’est une bibliothèque visuelle. J’ai tout donné parce que ça peut servir aux étudiants. J’ai collectionné toute ma vie des choses qui sortaient de l’ordinaire. En Amérique, j’avais un abonnement à la revue spécialisée des croque-morts. Il y a une collection de revues médicales tout à fait étonnante. On oublie, quand on parle de littérature française par exemple, la littérature scientifique ou médicale : c’est un bijou. Il y a Jean-Henri Fabre pour les insectes ou les premiers volumes de la Revue des hôpitaux de Paris, avec la première utilisation du daguerréotype pour les cas médicaux. Lisez un peu la conférence du docteur Carnot sur le torticolis congénital. Vous allez me dire que je suis pédant, mais ça n’est pas ça du tout. Là, vous lisez un français sublime : c’est de la littérature dans son état pur. Je n’ai pas été marqué par une université, je me suis fait moi-même, j’ai laissé libre cours à toutes mes curiosités, à la minéralogie par exemple. Quand je faisais de l’auto-stop, je mettais un marteau dans le rucksack et je revenais avec un sac plus lourd… Lors de mon premier voyage, j’ai ramené des supers magnétites de Laponie. Dans ce sac, je transportais toujours un livre avec moi : les poèmes de Mallarmé.
Ce qu’il faut, c’est cultiver la passion. En Irlande, les jeunes sont élevés avec l’amour de la lecture. Mon fils, à l’âge de 14 ans, part au ski avec Ulysse de James Joyce. Pour les Irlandais, c’est normal. Eux aussi, ils lisent de tout, ça rapproche une famille, toute la famille lit les mêmes bouquins. Alors, à Noël, mes fils m’offrent des bouquins, mais c’est pour les lire avec eux ensuite.

Vous citez Mallarmé et Joyce, ce sont deux personnes qui ont inventé une langue…
Oh oui, absolument, et puis il y a tous les oubliés. Mes influences étaient énormes. Quand j’étais jeune, j’aimais Alfred Jarry. On peut aussi parler de Victor Hugo… La préface des Misérables, on devrait l’apprendre par cœur dans chaque école : « Tant qu’il y aura des injustices, etc. » Ou alors L’Homme qui rit, toujours de Victor Hugo. Là, on est déjà dans le surréalisme. De même, l’influence de La Rochefoucauld est énorme pour le choix de mes propres mots. Quand je dis que j’aimerais que mon arrogance soit aussi forte que ma modestie, c’est presque du La Rochefoucauld.

Sont-ce des ouvrages que vous relisez aujourd’hui ?
Il y a des livres de chevet pour la vie : je parlais d’Ulysse, mais l’une des plus grandes influences, ce sont définitivement les journaux de Jules Renard. Je reprends les classiques : l’année dernière, j’ai relu les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. C’est phénoménal, phénoménal d’intégrité et d’honnêteté intellectuelle ! Pourquoi on ne lit plus Anatole France ? L’Île des pingouins, c’est quand même tordant : ce pauvre moine irlandais qui atterrit aveuglé sur une île et qui prend les pingouins pour des êtres humains et décide de les convertir. Au niveau de la satire, on a rarement fait mieux !

Why Not Eyes to Cry With, extrait de Slow Agony, 1981-1982 / Musée Tomi Ungerer - Centre International de l'Illustration
Why Not Eyes to Cry With, extrait de Slow Agony, 1981-1982 / Musée Tomi Ungerer - Centre International de l'Illustration

Et puis ma grande passion reste Céline, vraiment. Je dois dire que mon plus grand choc littéraire français, ça a été Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. À la Pléiade, on peut lire les Lettres de Céline. Je possède une édition originale de Bagatelle pour un massacre que j’ai trouvée à l’âge de 17 ans sur les quais à Paris. Ce pamphlet antisémite, c’est à vomir ! C’est immonde de haine, mais je reste fasciné. Pourquoi ? Tout simplement par je me pose la question : d’où vient la haine ? En quoi devient-elle une source d’inspiration ? Par ailleurs, je dois dire que je garde un faible pour les journaux intimes, les récits de voyage et les correspondances. J’ai l’impression que les écrivains s’y révèlent beaucoup plus. C’est le cas pour le Journal de Gide, ses carnets de voyage au Tchad ou au Congo. J’apprécie sa manière de se soucier du droit des hommes. Ses écrits contre le colonialisme français par exemple sont courageux. Et puis, évidemment, il y a Camus. S’il y a un personnage littéraire auquel je m’identifie, c’est quand même le docteur Rieux dans La Peste de Camus : il faut se battre dans la vie, simplement pour la seule bonne raison de se battre.

Vous évoquiez le doute comme une religion. Ce culte vous permet de bousculer bien des certitudes.
J’en suis arrivé à ce que toutes mes mares soient bourrées de pavés. Si on vit dans une société obscène, on ne peut que la décrire avec obscénité. Je crois que je suis percutant. Je suis très souvent nourri par la colère et, plus que cela, le dégoût.

Quelles sont les choses qui vous insupportent ?
On vit dans une société de consommation qui a été tellement pervertie ! On s’imagine qu’on peut tout acheter, la consommation a pris le dessus sur la conscience humaine. Littéralement, les gens se replient sur le prix des produits. On devient soi-même un produit de consommation, ce qui constitue une grande catastrophe. En plus de ça, on a en face de nous un monde qui crève de faim avec le mondialisme bancaire, ça c’est de l’obscénité ! Et c’est très difficile à combattre. Un livre ne va pas changer les choses. D’ailleurs, ceux qui achètent un bouquin ont en général la même opinion que son auteur. Sur le plan mondial, depuis une dizaine d’années, on joue aux apprentis sorciers, quittes à sombrer dans l’irréparable.

Quels sont les espoirs ?
Peut-être que l’espoir, c’est la misère. À l’époque nazie, quand nous avions les fascistes sur le dos, nous ne nous disputions pas, parce que nous avions tous les mêmes problèmes. Si nous avions aujourd’hui tous le même problème à affronter, peut-être pourrions-nous nous éloigner du matérialisme. Là, l’éducation joue un rôle plus important que jamais ! Il faut préparer les jeunes aux difficultés qui vont survenir. L’avenir, c’est la transmission. C’est pour ça que je veux enseigner le respect de la nourriture et de la nature dès le jardin d’enfants. On me reproche parfois d’être un prophète de malheur, mais je me renseigne sur le monde qui m’entoure, je suis juste réaliste.


Par Emmanuel Abela, Cécile Becker et Bruno Chibane
Photo Pascal Bastien

Tomi Ungerer, Impressions, Regards, Fragments,
le hors-série n°1 de Zut
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