Blues trottoir

Trop souvent réduites à leur profession, les prostituées sont avant tout femmes, parfois mères. Dans la continuité de son court-métrage La Contre-Allée, déjà avec Laure Calamy, la réalisatrice Cécile Ducrocq brosse le portrait de Marie, prostituée et fière de l’être fréquentant les trottoirs strasbourgeois depuis 20 ans. Une femme du monde aborde la prostitution sous un angle où distinction est faite entre les filles exploitées par des proxénètes et celles qui exercent leur activité en toute indépendance, se revendiquant ni victimes, ni coupables. Marie est seule et mère d’Adrien, adolescent en pleine période de révolte qui se fait virer de son BTS cuisine. Déterminée à ce que son fils puisse se réaliser, elle décide de l’inscrire dans une école de cuisine réputée, qu’importe le prix à payer. Une course contre la montre s’engage pour récolter l’argent nécessaire avant la rentrée. Mais sur les trottoirs, face à la concurrence de réseaux de prostitution, les fins de mois sont difficiles. À l’encontre de ses principes, Marie va se résoudre à travailler dans une maison de passes en Allemagne, dans l’espoir de pouvoir offrir un avenir à son fils.  Rencontre avec Laure Calamy à l’occasion de la sortie d’Une femme du monde.

Une femme du monde
Le personnage de Marie est le prolongement de celui que Laure Calamy incarnait en 2014 dans le court-métrage La Contre-Allée.

Le personnage de Marie est-il un approfondissement de celui de Suzanne que vous incarniez en 2014 dans le court-métrage La Contre-Allée ?
Complètement. La seule différence, c’est que Marie a un fils, un adolescent. Le court-métrage s’intéressait à Suzanne, une prostituée confrontée à la mondialisation à travers la concurrence de la prostitution de réseaux, qui est un lieu d’exploitation, d’esclavage de femmes venues d’Afrique. Dans Une femme du monde, le sujet principal c’est l’histoire d’amour entre cette mère et ce fils. 

Quel travail avez-vous entrepris pour incarner ce rôle ?
Cécile a été voir comment ça se passe dans des bordels comme celui où le personnage de Marie travaille dans le film. Elle a été marquée par la rencontre avec Marie-France, une prostituée à Saint-Denis, qu’elle m’avait présentée au moment du court-métrage. Dans la chambre où elle accueillait ses clients, cette dernière avait une photo de son fils et d’un coup Cécile s’est demandé : « Comment fait-on quand on est prostituée et qu’on a un enfant ? » Naïvement, elle n’y avait jamais songé. Quant à moi, la prostitution est un sujet qui m’a toujours intéressé, les archétypes de prostituées au cinéma m’ont toujours plu, j’adore Mamma Roma, Les nuits de Cabiria de Fellini et surtout j’avais lu Grisélidis Réal en 2004. 

Au début du film, on vous voit noter des commentaires sur vos clients dans un carnet, comme le faisait Grisélidis Réal dans son carnet de bal.
Grisélidis Réal écrivait les goûts de ses clients ainsi que des petites notes sociologiques sur chacun d’eux. C’est très intéressant à lire et surtout j’adore sa correspondance avec Jean-Luc Hennig. Elle a ensuite écrit un roman, intitulé Le noir est une couleur où on voit toute son épopée. La prostitution d’une femme qui est à son compte et qui, au début fait ça parce qu’elle est dans la merde, mais pour qui finalement la prostitution va devenir un militantisme, un combat révolutionnaire. Elle a fait partie des prostituées qui, dans les années 70, se battaient pour obtenir des droits. Je trouve qu’elle parle extrêmement bien de ses rapports avec ses clients. Elle explique, qu’avec beaucoup d’entre eux, il y a des échanges, c’est-à-dire de la tendresse possible, des rires, du sourire… C’est ce qu’on ne nous montre jamais. Je ne dis pas que c’est le cas avec tous, mais c’est quelque chose qui revient et elle a un large panel de clients, beaucoup issus de l’immigration turque, mais aussi des bourgeois, des gens de tous âges. C’est assez passionnant et ça nous aide à comprendre le point de vue que défend le STRASS (Syndicat du TRAvail Sexuel en France, ndlr) ou d’autres, la volonté de donner plus de droits aux prostituées. En France, la loi est hypocrite : on peut se prostituer mais les clients sont pénalisés, ce qui amène à de la clandestinité et de la précarité, ce qui rend les situations dangereuses. En Suisse, où les prostituées ont beaucoup plus de droits, tout se passe mieux. 

Une femme du monde
Le film Une femme du monde se passe entre les trottoirs de Strasbourg et les bordels en Allemagne.

Dans le film, l’enjeu de Marie n’est pas de sortir de la prostitution mais d’offrir un avenir à son fils.
J’ai l’impression qu’on ne l’a pas vu tant que ça au cinéma, Marie ne veut pas sortir de la prostitution, elle aime son métier. On en pense ce qu’on veut mais elle en a fait ce que décrit Despentes, une sorte d’empowerment. Quel que soit le passé des gens, il faut reconnaître la liberté de chacun et chacune à faire ce qu’il veut avec son corps du moment qu’il n’est pas contraint. Ce qui est intéressant, c’est que ça touche aussi aux questions des femmes à disposer de leur corps, ce corps qui reste malgré tout extrêmement public vis-à-vis de l’opinion et sur lequel il y a souvent un regard moral, comme par exemple en ce qui concerne l’avortement. Comme disent les travailleurs du sexe : « Si je veux louer mon corps, c’est mon droit le plus absolu ». Et surtout gagner sa vie avec, car je pense que c’est ça qui dérange énormément. 

Marie le revendique : ni victime, ni coupable.
C’est ce que j’aime. Le film n’est pas misérabiliste, ce n’est pas une victime et ce n’est pas non plus le regard glamourisé de la pute, ni de la boîte à fantasmes. Marie est une femme comme une autre, qui a un métier singulier mais si on va par là, il y a plein d’autres métiers qui sont très particuliers. Être gynécologue, médecin légiste ou thanatopracteur... Marie est une femme qui revendique qu’on la laisse faire ce qu’elle veut. 

Marie est une femme et une mère avant tout, mais beaucoup de regards la renvoient à son statut de prostituée.
En tout cas à l’impasse que ce statut génère pour un tas de choses. Une prostituée ne peut pas faire de prêt car elle n’a pas de bulletins de salaire. Marie n’a pas droit à la Sécu… Son choix de vie, elle ne veut pas le faire subir à son fils, lequel est au courant depuis toujours du métier qu’elle fait. D’ailleurs, on sent que tant qu’elle reste dans la chose qu’elle lui a décrite, c’est-à-dire une femme qui pratique ce métier librement, ça ne se passe pas si mal.  Là où ça commence à se passer mal, c’est justement quand, pour lui payer cette école, elle va vers une prostitution qu’elle n’aime pas, puisqu’elle est à la solde du taulier qui tient le bordel. Elle ne veut pas qu’il subisse les conséquences et donc elle veut vraiment le sortir du déterminisme social qui dirait : « Si je suis fils de pute, forcément je vais avoir un destin misérable, raté et je ne vais rien faire de ma vie. »

Pour payer une école à son fils, Marie est prête à aller à l’encontre de ses principes.
Complètement, il y a un côté sacrificiel. Comme le dit Cécile, c’est l’endroit où elle culpabilise. Elle veut le mieux pour son fils, ça va tourner à l’obsession, elle va se mettre en danger et ne va pas voir que son fils commence à faire son chemin par ses propres moyens.

Une femme du monde
Dans Une femme du monde, Marie va se mettre en danger pour payer des études de cuisine à son fils.

La marginalité de la prostituée vient moins de son expérience de vie que du regard que la société lui porte. Le film parle aussi des droits bafoués des prostituées. N’ont-elles le droit d’exister qu’en marge de la société ?
Elles n’ont pas de fiches de paye, ni la Sécu. Si elles se font emmerder ou violer dans le cadre de leur travail, les flics ne se déplacent pas. Quand les gens parlent de métier dangereux, c’est cette précarité, cette clandestinité qui créent la dangerosité. Elles sont obligées de se cacher par cette loi qui poursuit le client, elles n’iront pas en prison, mais le client oui, donc pour pouvoir exercer leur métier il faut se cacher. C’est comme les travailleurs du BTP qui ne sont pas déclarés ou les travailleurs clandestins qui n’ont aucun droit. Il y a de la dangerosité, des accidents du travail, parce que c’est précaire. Bien sûr on peut tomber sur le cinglé de service. Quand on voit le nombre de féminicides, en tant que putes ou en tant que non-putes, ça rééquilibre les chiffres sur ce qu’on risque. La prostituée qui exerce en indépendante a les cartes en mains, c’est elle qui donne les règles, qui dit : « Ça va se passer là, ça va être tant, ça je ne le fais pas, ça oui. » Elle mène le jeu au sein du déroulé de la passe. C’est elle qui va maîtriser. 

Dans le film, on découvre une relation parfois de rivalité entre les prostituées mais surtout de grande solidarité.
Il y a une relation de rivalité seulement lorsque c’est au sein du bordel. Dans le bordel, les nanas sont soumises à faire du chiffre, à avoir le plus de clients possibles. Elles ne sont plus indépendantes, elles sont en concurrence les unes avec les autres. Elles dépendent de la bonne volonté du taulier. En dehors, il y a de la solidarité. Et en ce qui concerne les réseaux de prostitution, ce n’est pas de la rivalité, c’est simplement de la contestation. Dans ces réseaux, les prix sont cassés, c’est de l’esclavagisme. 10 euros la passe, qu’est-ce que ça veut dire ? Forcément si des filles le font à 10 euros, ça porte préjudice à toutes les autres. C’est invivable. C’est l’ »ubérisation » de la prostitution.

Au début du film, le fils de Marie a une attitude assez égoïste. Son comportement découle aussi d’un très grand manque de confiance en lui. Puis, il y a un point de bascule lorsqu’il rend visite à sa mère dans le bordel.
C’est un ado en crise, comme tous les ados. On voit bien qu’il n’y a pas trop de père. Lorsqu’il va voir sa mère dans le bordel, soudainement il se rend compte des sacrifices qu’elle fait pour lui. Elle le met presque en position d’être un ersatz de mac. La voir dans ce bordel va être un déclencheur. On voit bien qu’il a un grand manque de confiance en lui. Marie est un pitbull, elle ne va rien lâcher. Son fils va s’ouvrir et s’épanouir dès qu’il va être reconnu et mis en valeur. 

Marie est un bulldozer, mais est-ce que ce n’est pas aussi le fait d’être prostituée qui l’oblige à se battre tout le temps ?
Elle a un métier pas facile et je pense qu’il y a une dureté qui en découle. Elle n’est pas née avec une cuillère en argent dans la bouche, elle a dû se battre. J’aime bien qu’on ne sache trop rien de son passé, je trouve ça assez beau. Heureusement qu’elle a ses copines du STRASS, sinon on voit une grande solitude. Elle est dure, dure avec elle-même. Il n’y a jamais de douceur, ni de je t’aime. On sent que ce n’est pas son endroit, ça n’a pas dû être le sien en tant que petite fille non plus.

Pourquoi Cécile Ducrocq a-t-elle choisi Strasbourg comme ville de tournage ?
Elle cherchait une ville frontalière. Strasbourg, c’est aussi la ville qui avait été choisie pour tourner le court-métrage La Contre-allée. 

Dans son livre Baise-moi, Virginie Despentes dit d’une prostituée dont elle conte l’histoire : « Quand elle va travailler, elle a toujours la même tenue, comme si elle avait réfléchi à quel costume endosser. » C’est le cas de Marie et de sa veste dorée ?
Marie porte sa veste dorée comme une armure et une espèce de réflecteur qui attire la lumière de jour comme de nuit. Je trouve ça assez beau. C’est une belle de jour, une belle de nuit. Sa veste dorée attire le client et, en même temps, c’est son armure d’or.


Une femme du monde, de Cécile Ducrocq, sortie le 8 décembre 2021.
Propos recueillis le 7 décembre dans le cadre de l’avant-première du film à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.


Par Emma Schneider