On voit que la liberté s’exprime pour elles dans la chambre. Mais dès lors qu’on sort de cette chambre, elles reviennent dans une forme d’anonymat, d’invisibilisation de leurs existences et de leur amour aussi. Cette tension est cruciale dans le film…
Bien sûr. Et cette tension est présente dans tous mes films. Pour moi, ce qui est essentiel c’est de montrer les coulisses des filles, les regarder dans leur solitude, partager leur solitude. C’était déjà le cas avec La Naissance des pieuvres : que se passe-t-il dans les vestiaires, dans les coulisses, quand ces femmes sont seules ? La question du maintien – peut-être même la question de la hiérarchie de classes – disparaît quand elles sont entre elles. Partager leur intimité, c’est d’emblée produire de nouvelles images dans le passé et le présent, même si ça avance beaucoup et que ces questions sont aujourd’hui posées, articulées et montrées. Oui, on a des exemples de plus en plus inspirants, beaux et réconfortants, de modèles de femmes fortes ; mais qu’est-ce qu’on a manqué de représentation de nous-mêmes ! Dans Portait de la jeune fille en feu, on est dans la mondanité de cette époque, donc forcément dans des formes de convention. La chose la plus bouleversante dans mes recherches était le corpus de ces peintres femmes : ces images produisent d’autres postures ; il y a des femmes qui sourient, on voit leurs dents. Ce sont ces images-là qui m’ont manquée. En coupant les femmes de la littérature et de la peinture, en ne leur donnant pas l’occasion de s’exprimer, en invisibilisant les artistes qui ont réussi à prendre la parole, on nous coupe de notre intimité. Le film cherche à réparer ça et à nous créer un peu de mémoire.
Vous n’avez pas attendu l’ère #metoo pour interroger les libertés des femmes, leur intimité et leur sexualité. Là, Portrait de la jeune fille en feu résonne fort avec ces questions-là, est-ce que le fait d’entrer en résonance avec l’actualité vous a questionnée ?
Non, pas du tout. Ça m’a encouragée : parce que cette actualité est brûlante pour les ignorants. Quand je dis « ignorants », il n’y a pas de mépris de ma part. L’ignorance est tout à fait excusable, sauf quand on a les moyens de la dépasser. Pour moi, c’est l’écoute qui s’est libérée, pas la parole. J’ai la chance d’évoluer dans des communautés de femmes où on partage les histoires et où connaît l’histoire : les livres, on les a lus. Donc j’étais plutôt encouragée par le fait que ça devienne un moment culturel : ça veut dire que la bataille peut être menée encore plus frontalement. J’étais absolument portée, y compris parce que j’étais moins ignorante. La pluralité des paroles comme retour d’expériences, les nouvelles arborescences de réflexion engendrées et l’accès à de nouveaux textes, rendaient tout vivant.
L’amour, le regard, la création, ce portrait que vous dessinez semble prendre source dans vos préoccupations intimes. S’il n’est pas question d’aborder votre vie privée, je trouve que la question de ce qu’on met de soi dans une œuvre est passionnante. Jusqu’où êtes-vous allée ?
Assez loin. Je n’ignore absolument pas que mon histoire avec Adèle Haenel [révélée par Adèle Haenel elle-même lors des César 2014 durant lesquels la comédienne fait son coming out, ndlr] – qu’il s’agisse de nos collaborations, d’amour, d’amitié – existe dans l’espace public. Pour moi, on met de soi partout. En plus, c’est vraiment un film “cerveau” parce qu’il est concentré : il se passe quasiment dans une seule pièce, il réfléchit à lui-même, il est très dialogué. Les personnages expriment leurs sentiments, leurs émotions. Il est proche de moi, au présent. Là est peut-être la grande différence avec ce que je faisais avant : c’est un film avec des personnages adultes qui raisonnent ensemble. On est moins dans la découverte de soi. Il y a une actualité intime forte, avec une tension : montrer ce qu’on veut être et pas forcément ce qu’on est.
Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma
Propos recueillis le 29 août à L’Aedaen Place, dans le cadre de l’avant-première de Portrait de la jeune fille en feu aux cinémas Star
Propos recueillis par Cécile Becker
Photo Christophe Urbain