Céline Sciamma, en feu et en flammes

Prix du scénario à Cannes, Portrait de la jeune fille en feu est officiellement sorti sur les écrans français le 18 septembre 2019. À l’occasion de l’avant-première du film le 19 août dernier à Strasbourg, nous avons rencontré la réalisatrice Céline Sciamma. Un film en costume qui, au-delà de l’époque, regarde l’amour naissant.

Céline Sciamma © Christophe Urbain
Céline Sciamma, à L'Aedaen Gallery à Strasbourg. Photo : Christophe Urbain

Cinq films (dont un court-métrage) en 12 ans : Céline Sciamma prend le temps. Quelques minutes avant l’entretien, sa productrice qui la suit depuis ses débuts, Bénédicte Couvreur, nous dira : « Ses scénarios sont d’une précision infaillible, tout est écrit. C’est la transcription exacte du film » Céline Sciamma pense tout, écrit tout, choisit ses mots, va chercher le geste, surtout le regard, et semble mue par la question de l’intimité et de la construction : de soi au contact de l’autre, de soi au contact de l’inconnu, du nous dans tout ce qu’il suppose d’imprévus.

On ne se souvient plus de manière intacte de son premier film, La Naissance des pieuvres, mais on se souvient de l’empreinte qu’il a laissée : celle d’un film qui allait chercher au plus profond de l’intime les bouleversements laissés par une rencontre. Il y avait déjà Adèle Haenel. Puis, il y eut Tomboy où l’on suivait Laure, enfant qui, le temps d’un été, joue le garçon auprès de ses camarades abordant alors la troublante question de l’identité ou Bande de filles, qui traitait dans le même temps de sororité et de déterminisme social – ancré ici dans la banlieue. Des films qui vont fouiller aux tréfonds de leurs personnages.

Pour Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma va plus loin et choisit de s’inscrire dans un autre temps, le XVIIIe siècle. Elle raconte l’histoire d’amour passée entre Marianne (Noémie Merlant), artiste-peintre, et Héloïse (Adèle Haenel), son modèle. Un film qui prend le temps de raconter l’amour qui se construit, l’amour qui brûle et l’amour qui reste, autant que la liberté qui, contrainte dans une chambre, s’exprime avec force. Un film qui raconte toute la complexité humaine et toute l’application de sa réalisatrice.

Le film s’ouvre sur la question du regard : les élèves de Marianne, l’artiste-peintre, regardent leur professeure pour la dessiner. D’emblée, on saisit que cette question-là est centrale dans le film, jusqu’à quel point ?
Le film porte sur le regard à tous les niveaux. Il est très joueur avec la question du regard : sur les personnages, sur le cinéma, sur l’acte même de regarder. L’enjeu dramaturgique est de faire le portrait de quelqu’un [Marianne est embauchée par la famille d’Héloïse pour faire son portrait avant qu’elle ne se marie, ndlr], sans oublier que c’est un film d’amour. Il dit qu’aimer quelqu’un c’est le regarder : tomber en amour, comprendre, vivre cet amour. C’est un film qui pose la question politique du regard, qui a envie de proposer de nouvelles solutions, de nouvelles expériences, de nouvelles sensations sur la question d’un regard féminin. Il y a une forme de manifeste autour de ça. Comment collabore-t-on ? Comment se regarde-t-on mutuellement ? Ça peut sembler ne pas concerner l’œuvre comme résultat, mais je crois que les films ressemblent à la façon dont ils sont faits. Il y a un dernier regard qui est très important dans cette matrice du film : celui du spectateur. J’ai l’ambition de m’adresser, de convoquer un spectateur qui questionne son propre regard et le met en jeu le plus possible. Tout ça dans la perspective de ne regarder que des sujets, pas comme thématiques, mais comme objets. Un spectateur sujet, des comédiennes sujets, que tout le monde soit dans cette intelligence-là, dans ce rapport-là.

Comment travaillez-vous le sous-texte en général ? Comment le suscitez-vous ?
En ayant une pensée pour le spectateur, en le rendant actif. Je me pose toujours la question de la place que je lui laisse : il faut lui rappeler qu’il est au cinéma aussi. J’ai envie que les gens pensent à quelqu’un, qu’ils aiment pendant le film. La question : comment fait-on communauté autour d’un film ? est très importante. Pour moi, le cinéma, c’est ça. Laisser de la place au spectateur, c’est ça le sous-texte. Le sous-texte, c’est le vôtre ! Pour y arriver, il ne faut pas saturer l’espace de choses trop explicatives, laisser toujours place à la surprise des échanges. On est soi-même questionné, et si on se questionne, on cogite. Il y a des films qui mettent des claques, qui donnent envie de pleurer, de trembler… Je n’ai pas envie de mettre des claques aux spectateurs. J’ai envie de leur poser la main sur le front.

Comment vous êtes-vous efforcée de regarder vos comédiennes, Adèle Haenel et Noémie Merlant ?
Il y avait une double dynamique particulière. Je regardais quelqu’un que j’ai beaucoup regardé, que je connais très bien, Adèle Haenel [en plus d’avoir tourné dans Pauline, court-métrage et La Naissance des pieuvres, long-métrage, tous deux de Céline Sciamma, Adèle Haenel a un temps été la compagne de la réalisatrice, ndlr] ; c’est en quelque sorte un regard qui pouvait se passer de regards puisqu’il y a une historicité. Et en même temps, je regardais quelqu’un que je ne connaissais pas : Noémie Merlant. Elle me regardait aussi, regardait forcément Adèle qui joue le rôle d’Héloïse, qu’elle doit peindre. Il y avait une forme de circulation très horizontale entre nos regards, avec par moment des choses assez énigmatiques. Il y a eu cette triangulaire, entre nous, et parfois même quadrature avec Claire Mathon, la cheffe opératrice.

Portrait de la jeune fille en feu est un film en costume, ce qui peut être étonnant au regard de votre travail qui est extrêmement contemporain : autant sur les questions qui l’animent que dans le traitement de l’image. Qu’est-ce qui a impulsé ce film : la question de la femme en tant qu’artiste ou la question de l’époque ?
Au départ, c’était vraiment l’envie de faire un film d’amour. De mêler un dialogue amoureux à un dialogue de création. C’était intime, offert. L’envie de montrer une artiste au travail, dans les différentes couches de son artisanat, de documenter. La peinture est évidemment cinégénique et a tout à voir avec le cinéma : le cadre, la lumière, une silhouette, un personnage, une focale. J’avais envie que ce soit le passé, parce que j’ai beaucoup travaillé sur l’histoire de l’art du point de vue féminin. Cette période très précise de la deuxième moitié du XVIIIe siècle est bourrée de possibles, d’opportunités pour les peintres femmes. J’avais accès à un corpus très large et très émouvant d’images produites par des femmes. Mais à la fois, je n’avais pas envie d’utiliser cette période pour une pure question de genre, cette période est déjà extrêmement racontée. On ne sort pas des Lumières, de l’Histoire de la France. Ce qui m’intéresse est ailleurs. On fait toujours comme si les droits des femmes sont en progrès constant : la façon dont elles travaillent, dont elles s’expriment. Ce n’est pas vrai et on s’en rend compte en allant voir ailleurs, ou dans un autre temps. On vit aujourd’hui un moment culturel, voire civilisationnel, très important mais il n’en est pas décisif pour autant. Il y a toujours une variable d’ajustement. On voit bien d’ailleurs qu’en France, il y a plus de féministes que l’an dernier, c’est un signe, ou que le droit à l’avortement est remis en question dans de grandes démocraties. C’est en m’appuyant sur les travaux de Séverine Sofio, sociologue de l’art, que j’ai pu raconter ce moment, ces personnages. Ça me semblait avoir toute son actualité. Cette tension de regarder dans le passé était comme une injonction à faire l’objet le plus contemporain possible. Le but était d’éviter de faire dans la crinoline et la bougie – qui est d’ailleurs l’endroit où l’on gagne des galons de cinéastes…

« Il faut sortir des questions d’amour heureux ou de tragique et regarder les amours vécus, leur grande résonance, les modifications qui se font en nous. »

D’ailleurs les costumes, le décor apparaissent comme secondaires, ce qui compte, c’est l’intimité entre ces deux femmes.
J’étais complètement obsédée, animée, par l’idée de travailler fort à la reconstitution de leurs corps, de leurs cœurs, de leurs désirs, en évacuant quasiment le cadre – pas le cadre historique parce qu’il est là, il est pesant, il existe. Mais je ne voulais pas montrer leurs restrictions, ça a déjà été fait. Il ne fallait pas perdre de temps à ça. Je voulais raconter de façon insulaire tous leurs possibles, toute leur dynamique. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas les opportunités de s’exprimer qu’on n’a pas les idées. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas vivre les histoires d’amour qu’on n’a pas le feu au corps. C’est cette vitalité-là qui m’importe.

Dans ce film, on voit la construction de l’amour dans l’échange, dans le temps, c’est assez rare. Ce temps, vous l’avez voulu diffus : pourquoi ?
Il y a cette convention au cinéma : on aime la comédie sentimentale ou romantique de l’évidence. Les personnages sont en général très bien faits de leur personne et super disponibles pour le coup de foudre en permanence. Moi, j’avais envie de raconter, de chroniquer même, pas à pas, avec patience, en travaillant la question de la frustration du délai. Ce ne sont pas purement des questions de précision, mais : qu’est-ce que tomber amoureux ? Qu’est-ce que la dynamique d’admiration et d’échange intellectuel, de sens, de déplacement, de décalage ? Dans le film, les moments de bascules ou de sidérations amoureuses sont des moments de pensées. On aime et on pense ensemble. C’est pour moi un plaisir de cinéma et même, une politique de l’amour, une ambition. Le film a vraiment envie d’observer un amour qui naît, qui s’exprime, qui vit, mais aussi le souvenir d’un amour, puisque le film est au passé [le film est construit comme un flashback : à partir d’un tableau retrouvé évoquant l’amour vécu entre Marianne et Héloïse, on replonge dans leur amour passé, ndlr]. La dialectique de ces deux temporalités nous propose une philosophie : quelles traces l’amour nous laisse-t-il ? Que s’apporte-t-on intellectuellement ? Il faut sortir des questions d’amour heureux ou de tragique et regarder les amours vécus, leur grande résonance, les modifications qui se font en nous. Comment se fait la promesse de nos curiosités futures pour d’autres personnes, pour la beauté, pour l’art, pour la musique ? Comment les amours sont matricielles ? Mes plus grandes émotions de cinéma sont souvent celles-ci ; des amours comme émancipatrices.

On voit que la liberté s’exprime pour elles dans la chambre. Mais dès lors qu’on sort de cette chambre, elles reviennent dans une forme d’anonymat, d’invisibilisation de leurs existences et de leur amour aussi. Cette tension est cruciale dans le film…
Bien sûr. Et cette tension est présente dans tous mes films. Pour moi, ce qui est essentiel c’est de montrer les coulisses des filles, les regarder dans leur solitude, partager leur solitude. C’était déjà le cas avec La Naissance des pieuvres : que se passe-t-il dans les vestiaires, dans les coulisses, quand ces femmes sont seules ? La question du maintien – peut-être même la question de la hiérarchie de classes – disparaît quand elles sont entre elles. Partager leur intimité, c’est d’emblée produire de nouvelles images dans le passé et le présent, même si ça avance beaucoup et que ces questions sont aujourd’hui posées, articulées et montrées. Oui, on a des exemples de plus en plus inspirants, beaux et réconfortants, de modèles de femmes fortes ; mais qu’est-ce qu’on a manqué de représentation de nous-mêmes ! Dans Portait de la jeune fille en feu, on est dans la mondanité de cette époque, donc forcément dans des formes de convention. La chose la plus bouleversante dans mes recherches était le corpus de ces peintres femmes : ces images produisent d’autres postures ; il y a des femmes qui sourient, on voit leurs dents. Ce sont ces images-là qui m’ont manquée. En coupant les femmes de la littérature et de la peinture, en ne leur donnant pas l’occasion de s’exprimer, en invisibilisant les artistes qui ont réussi à prendre la parole, on nous coupe de notre intimité. Le film cherche à réparer ça et à nous créer un peu de mémoire.

Vous n’avez pas attendu l’ère #metoo pour interroger les libertés des femmes, leur intimité et leur sexualité. Là, Portrait de la jeune fille en feu résonne fort avec ces questions-là, est-ce que le fait d’entrer en résonance avec l’actualité vous a questionnée ?
Non, pas du tout. Ça m’a encouragée : parce que cette actualité est brûlante pour les ignorants. Quand je dis « ignorants », il n’y a pas de mépris de ma part. L’ignorance est tout à fait excusable, sauf quand on a les moyens de la dépasser. Pour moi, c’est l’écoute qui s’est libérée, pas la parole. J’ai la chance d’évoluer dans des communautés de femmes où on partage les histoires et où connaît l’histoire : les livres, on les a lus. Donc j’étais plutôt encouragée par le fait que ça devienne un moment culturel : ça veut dire que la bataille peut être menée encore plus frontalement. J’étais absolument portée, y compris parce que j’étais moins ignorante. La pluralité des paroles comme retour d’expériences, les nouvelles arborescences de réflexion engendrées et l’accès à de nouveaux textes, rendaient tout vivant.

L’amour, le regard, la création, ce portrait que vous dessinez semble prendre source dans vos préoccupations intimes. S’il n’est pas question d’aborder votre vie privée, je trouve que la question de ce qu’on met de soi dans une œuvre est passionnante. Jusqu’où êtes-vous allée ?
Assez loin. Je n’ignore absolument pas que mon histoire avec Adèle Haenel [révélée par Adèle Haenel elle-même lors des César 2014 durant lesquels la comédienne fait son coming out, ndlr] – qu’il s’agisse de nos collaborations, d’amour, d’amitié – existe dans l’espace public. Pour moi, on met de soi partout. En plus, c’est vraiment un film “cerveau” parce qu’il est concentré : il se passe quasiment dans une seule pièce, il réfléchit à lui-même, il est très dialogué. Les personnages expriment leurs sentiments, leurs émotions. Il est proche de moi, au présent. Là est peut-être la grande différence avec ce que je faisais avant : c’est un film avec des personnages adultes qui raisonnent ensemble. On est moins dans la découverte de soi. Il y a une actualité intime forte, avec une tension : montrer ce qu’on veut être et pas forcément ce qu’on est.


Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma
Propos recueillis le 29 août à L’Aedaen Place, dans le cadre de l’avant-première de Portrait de la jeune fille en feu aux cinémas Star


Propos recueillis par Cécile Becker
Photo Christophe Urbain