Mélo pour une fin de vie

Dans De son vivant, Emmanuelle Bercot suit les derniers mois d’un homme atteint d’un cancer du pancréas. À 40 ans, Benjamin (incarné par Benoît Magimel) pense avoir la vie devant lui mais le diagnostic est sans appel, la maladie le condamne. Quelques mois à vivre, un an au mieux, quatre saisons qui défilent pour se préparer à l’inéluctable. Basculer du déni à la colère, de la culpabilité au sentiment d’injustice puis faire face à la réalité et accepter. De son vivant  raconte l’histoire d’une mère (Catherine Deneuve) qui dans la terrible illogique des choses va devoir affronter la perte de son enfant, mais aussi celle d’un médecin ayant pour préoccupation le suivi du patient dans les meilleures conditions possibles jusqu’à la fin. Professeur de théâtre, Benjamin se prépare à mourir en laissant derrière lui « un bureau propre » et transmet dans ses derniers instants un hymne à la vie qui vient résonner en chacun d’entre nous.

De son vivant Benoît Magimel
Professeur de théâtre, Benjamin se prépare à mourir en laissant derrière lui « un bureau propre » et transmet dans ses derniers instants un hymne à la vie. © Laurent Champoussin

Dans De son vivant, vous mettez en scène un homme dont le diagnostic d’un cancer le confronte à sa mort imminente. Qu’est-ce qui vous a conduit vers ce sujet ?
Emmanuelle Bercot : Je voulais écrire un mélo sur une mère qui perd son fils. Dans l’ordre inverse de la logique. J’ai pensé au cancer car c’est quelque chose qui touche beaucoup de gens, j’y ai été confronté dans mon entourage. Un homme de quarante ans, si il ne meurt pas d’un accident, fatalement ça ne peut quasiment être que du cancer. Ensuite, j’ai fait la rencontre du Dr Gabriel Sara qui joue dans le film et qui a apporté une dimension supplémentaire à ce projet à travers son travail auprès de ses patients. Le film n’était plus simplement l’histoire d’une mère et de son fils mais racontait également comment un médecin les accompagne pour traverser l’inacceptable. On sait tous qu’on va mourir un jour, mais là Benjamin sait quand il va mourir, il sait que sa maladie est irréversible. Comment peut-on faire face à ça ? On se pose parfois la question de : « S’il me reste six mois à vivre, qu’est-ce que j’en ferais ? ». Je n’avais pas envie de raconter l’histoire d’un mec qui soudainement va faire des choses dont il a toujours rêvé, partir en voyage… J’avais envie que ce soit une expérience métaphysique et que ce soit son expérience intime, son chemin vers la fin.

Quel travail avez-vous entrepris pour aborder ce sujet fort sans basculer dans le documentaire ?
E.B. : D’une façon très simple, le film est archi-documenté parce que toutes les scènes de consultation sont véridiques, elles sont basées sur des choses que j’ai observées. En revanche, j’ai tout de suite décidé de ne pas faire un film réaliste dans le sens où on ne voit pas d’actes médicaux. Benoît maigrit au fur et à mesure du film mais je ne voulais jamais que ce soit compliqué de le regarder. J’évacue toute forme documentaire à commencer par l’hôpital dans lequel se déroule le film. Il n’est pas réaliste, c’est un hôpital un peu inventé, rêvé on va dire. Je ne montre rien de la maladie qui soit choquant ou repoussant comme ça l’est dans la vraie vie. Le genre du mélo a permis de transcender complètement l’aspect documentaire de ce type d’histoire. Ce film, on peut le voir comme un conte, parce que c’est un peu ce qu’on rêverait de voir. Si l’hôpital pouvait exister sous cette forme ce serait merveilleux.

Comment aborde-t-on ce genre de rôle ?
B.M. : Il n’y a pas de films qui arrivent par hasard. Parfois, il y a des films qui arrivent dans votre vie à un moment où vous y trouvez des résonances personnelles. Lorsqu’Emmanuelle m’a proposé ce film je me suis dit : « Il va m’arriver une merde. C’est prémonitoire, je vais choper un cancer. » Première partie de tournage, j’ai perdu une vingtaine de kilos et je commençais à avoir des douleurs dans le dos. Je suis allé voir les symptômes du cancer du pancréas sur internet et j’étais persuadé qu’il allait m’arriver des bricoles. J’étais dans un sentiment introspectif hyper compliqué, je n’étais pas bien, fermé aux autres. C’est bouleversant une histoire pareille, c’est frontal, vous ne pouvez pas vous débiner. Puis, avec la pandémie, le tournage s’est arrêté. On s’est retrouvé six mois plus tard, j’ai recommencé un régime et je me suis aperçu qu’il ne m’était rien arrivé, je n’avais pas attrapé de maladie. Du coup, j’ai abordé la deuxième partie du tournage dans la bonne humeur. C’était très joyeux et on s’est bien marré. C’est comme ça qu’il faut faire les choses, trouver du plaisir dans des scènes où on a l’impression que c’est douloureux. Ça n’enlève rien à la force des choses. Vous pouvez vivre les choses dans la douleur d’une manière très introspective et puis vous pouvez le faire aussi d’une autre façon. Quand j’ai lu pour la première fois le scénario, je me suis écroulé, c’était la première fois que j’étais aussi ému à la lecture d’un scénario. J’étais très en colère aussi. Quand on a 40 ans et qu’on vous annonce que vous avez un cancer incurable, que c’est un cancer injuste, on ne peut être qu’en colère. Ce sont des rôles qu’on est obligés de tirer vers soi pour pouvoir les comprendre. Savoir comment on réagirait face à ce genre de choses, on ne peut pas aller le chercher en écoutant des malades, ça ne sert à rien de faire ce genre de travail, c’est trop personnel. Il faut le vivre en se mettant dans cette position. Ça aide à comprendre et à jouer.

Après La Tête Haute en 2015, vous réunissez à nouveau Benoît Magimel et Catherine Deneuve à l’écran. C’est un duo que vous aviez envie de retrouver ?
E. B. : Ce film, je l’ai écrit pour eux. J’avais déjà retrouvé Benoît dans La Fille de Brest, le film que j’avais réalisé après La Tête Haute et  j’avais un désir très fort de les retrouver.
Benoît Magimel : C’est bien de travailler avec des gens qu’on connaît, c’est plus simple surtout quand on a une relation aussi intime. Ce film on l’a tourné en deux périodes, la première partie était pour moi un peu trop introspective, un peu trop douloureuse. Quand on a tourné la deuxième période, ça s’est fait davantage dans la lumière, dans la joie. On est devenu presque des copains avec Gabriel Sara.

De son vivant
Le film raconte également comment un médecin, le Dr Gabriel Sara accompagne les malades pour traverser l'inacceptable. © Laurent Champoussin

Benjamin se sent coupable de son cancer.
E.B. :  C‘est un réflexe. On va se dire j’ai trop fumé, je n’aurais pas dû. Et si on n’a pas fumé, on va chercher autre chose.
B.M. : La culpabilité est là pour tellement de choses. Vous vous faites agresser et vous allez vous sentir coupable. Ce sont des choses inhérentes à l’être humain.
E.B. : Le cancer est une maladie très violente et qui souvent se voit. Les traitements ont des répercussions sur l’apparence. Ma phrase préférée, c’est quand le docteur dit à Ben : « Vous avez honte d’avoir le cancer. » Effectivement, on est dans une société où on a honte d’avoir le cancer, plein de gens ne le disent pas. 

Dans le film, Ben n’en parle à personne à part à sa mère.
E.B. : Il ne veut pas en parler. C’est un des aspects qui n’est pas réaliste dans le film et qui en fait un film qui prend une distance avec la réalité. Il est complètement isolé, on ne voit que sa mère, c’est comme si il n’avait pas d’amis, personne ne vient le voir. Ce sont des partis pris de scénario car on voulait vraiment se recentrer sur ce que lui ressent, profondément.
B.M. : Personne n’a envie d’être jugé, d’être regardé comme une victime.
E.B. : Je me pose souvent la question de savoir si, pour ma part, j’en parlerais ou si je vivrais ça de la façon la plus solitaire possible en épargnant les gens autour de moi. 

Le Dr Sara parle également des patients comme de héros auxquels on aurait tort de répéter sans arrêt : « Bats toi ! ». Il faut parfois accepter de laisser l’autre partir.
E.B. :  Se résoudre à dire à la personne malade : « Si tu n’en peux plus, tu peux t’en aller. » Ne pas la retenir.
B.M. : Souvent les malades se battent aussi pour les autres. Pour la famille, les proches, les gens autour.
E.B. : C’est un des enseignements du docteur dans le film, il faut donner aux malades la permission de mourir. Si on est là à les retenir, à ne pas vouloir qu’ils s’en aillent, c’est compliqué pour eux.
B.M. : C’est encore un autre aspect de la maladie. Ce film est un peu comme un mode d’emploi, il apporte des réponses sur le comportement qu’on peut avoir, la perception qu’on a, la manière de partager la maladie avec quelqu’un qu’on aime. On va tous être confrontés à ça. Demain, dans dix ans. J’ai perdu un copain mais désormais je vois la maladie différemment. Même s’il y a beaucoup de colère face à une forme d’injustice, en ressortant du film, on est heureux d’être vivant.

Le médecin conseille à Ben de « ranger le bureau de sa vie » avant de mourir.
E.B. : Pour le Dr Sara, c’est capital. Mais il ne force pas ses patients à le faire, c’est un conseil qu’il donne. Mais il y a beaucoup de gens aussi qui n’ont pas envie de régler certaines choses parce que c’est trop douloureux. Il m’est arrivé d’entendre des gens dire : « Mon père est mort, on ne s’est jamais demandé pardon. On n’avait pas réglé cette histoire. Si j’avais su… ». Il y a des personnes qui décident de partir en l’état où elles sont et de ne rien régler du tout. Je le respecte aussi. Le personnage de Benoît a un gros dossier à régler et le docteur est au courant. C’est touchant de voir le mal qu’il se donne pour essayer de l’amener sur ce chemin. Ben résiste car c’est quelque chose d’intime qu’il ne verbalisera jamais, en tout cas pas face au médecin. Au final, le peu qu’il avait à ranger, il finira par le ranger, c’est ça qui est beau.

Benjamin est professeur de théâtre. Alors que sa fin est proche, il va adresser une lettre à ses élèves comme un hymne à la vie.
E.B. : Il leur dit de faire ce que lui pensait pouvoir faire et que finalement il n’aura plus jamais l’occasion de réaliser. C’est de la transmission et il essaye de leur insuffler quelque chose que lui-même n’a pas su mener pour sa propre vie.

De son vivant
De son vivant raconte l'histoire d'une mère (Catherine Deneuve) qui dans la terrible illogique des choses va devoir affronter la perte de son enfant (Benoît Magimel). @ Laurent Champoussin

Vous avez fait le choix d’entrecouper le film en quatre parties, rapport aux saisons et aux différents stades par lesquels Benjamin va passer. À l’annonce de la maladie, il sera d’abord dans le déni puis viennent la colère, les regrets et enfin l’acceptation.
E.B. : Au début, déni donc humour. Il esquive. Puis il réalise que c’est réel.

Il dit d’ailleurs à sa mère : « C’est ma maladie, ce n’est pas la tienne. » L’entourage a tendance à s’accaparer la maladie, le chagrin, la souffrance ?
E.B. : C’est la souffrance qui s’exprime. Lors des consultations, j’ai pu remarquer que les gens viennent très rarement seuls, ils sont toujours accompagnés, parfois de toute leur famille. À l’annonce de la maladie, j’ai toujours vu les accompagnants pleurer, alors que le malade lui tient le coup et reste digne. Parce qu’à ce moment, la famille pense déjà à elle-même, à la panique de perdre l’être aimé. Ça m’a frappé de voir à quel point les familles étaient beaucoup plus dévastées que le malade lui-même. Le malade doit faire face, il a toute son énergie concentrée à se battre, s’il a une chance de guérir, ou à accepter l’inéluctable. Dans le film, Benjamin sait quand il va mourir, on lui dit très précisément. Il a le temps de voir venir. C’est comme un couperet.
B.M. : Mais il y a des gens qui déjouent les statistiques. Peu, mais quelques-uns vont bien au-delà des pronostics qu’on leur avait annoncé.

Est-ce que ça vaut le coup de vivre deux mois de plus si c’est dans la souffrance ? C’est ce dont parle le médecin aussi : « On va faire en sorte que votre fin de vie soit la plus paisible possible ».
E.B. : Le docteur insiste beaucoup là-dessus dans son travail. Si il te reste cinq minutes à vivre, il faut vivre cinq minutes, il ne faut pas commencer à mourir 5 minutes avant ta mort. C’est une vraie leçon. C’est quelqu’un qui a un tempérament et une joie de vivre hors du commun. Il a connu la guerre et a failli mourir sous les bombes au Liban, il revient de loin. Il a une nature incroyable, il transforme tout en positif.
B.M. : Malheureusement, la transmission de ce point de vue est très difficile parce qu’il n’y a que lorsqu’on traverse quelque chose de compliqué, qu’on réalise ce que ça veut dire. C’est comme lorsque tu voyages en Inde pendant trois mois, tu es face à la misère, puis tu reviens à Paris et tu repars dans tes petits problèmes, c’est ça qui est terrible. Ça dure très peu de temps. Il faut mesurer ça.
E.B. : Le titre du film est tiré d’une boutade de Coluche qui dit : « Moi je préférerais mourir de mon vivant ». Je pense que le Dr Sara m’a insufflé cet état d’esprit. Il y a plein de gens qui sont déjà morts des années avant de mourir. J’y pense souvent. Non pas qu’il faille faire la fête non-stop, mais il faut essayer d’être un peu joyeux dans sa vie, on se plaint de tout, on perd beaucoup de temps à ne pas vivre. Lorsqu’il ne nous restera plus beaucoup de temps, on regrettera ce temps dont on a pas joui. 


De son vivant, d’Emmanuelle Bercot, sortie le 24 novembre.
Propos recueillis le 2 novembre dans le cadre de l’avant-première du film De son Vivant, au cinéma Star St-Exupéry à Strasbourg.


Par Emma Schneider