Tirée du livre de Pauline Guéna, en quoi cette enquête vous a-t-elle interpellé au point d’en faire un film ?
Dominik Moll : À la fin de son livre, Pauline Guéna raconte cet homicide et à quel point il va hanter un enquêteur, le toucher intimement et profondément, davantage qu’un autre crime et sans trop savoir pourquoi. C’était ce rapport intime qui m’intéressait. Le fait que cette enquête soit non-résolue était également primordial, parce que ça changeait de la règle de jeu habituelle où on retrouve le meurtrier à la fin. Voir ce que la non-résolution d’une enquête provoque de frustration et de colère chez les enquêteurs, comment ils gèrent cela et ce qu’ils en font. Lorsqu’on a commencé à réfléchir au scénario avec mon camarade Gilles Marchand, on s’est également dit que le fait que ce soit un féminicide n’était pas anodin. Gilles a très vite senti que ce qui cloche dans le rapport hommes femmes allait avoir son importance. On voulait tirer ce fil, d’autant plus qu’on était dans un milieu quasiment exclusivement masculin. On le remarque dans le livre et je l’ai moi-même noté lorsque j’ai fait une semaine d’immersion à la PJ de Grenoble : il n’ y a quasiment pas d’enquêtrices.
D’entrée, vous annoncez que le crime restera irrésolu, on sait donc qu’on ne saura pas. Il était important pour vous d’éliminer ce suspens et que l’intérêt du film ne porte pas sur l’identité de l’assassin ?
Dominik Moll : Oui, c’était important. Lorsqu’on a fait lire une première version de notre scénario, les gens nous disaient : « C’est super, mais à la fin on est quand même hyper frustrés de ne pas connaître l’identité de l’assassin. » On ne voulait pas lâcher cette idée, alors plutôt que de s’en excuser, autant l’assumer en insérant un avertissement dès le début du film. Ce qui fait qu’on n’a plus jamais eu cette réaction de frustration. Peu de temps auparavant, Gilles avait réalisé la série documentaire sur l’affaire Grégory sur Netflix. On y trouvait également des mentions qui disaient, qu’à ce jour, personne n’avait été identifié comme le meurtrier et on voyait bien que ça n’empêchait en rien les spectateurs d’entrer dans cette histoire, de s’identifier aux enquêteurs, de vouloir savoir. On ne peut pas s’empêcher de vouloir jouer le détective amateur, chercher des indices et d’espérer avec les enquêteurs que chaque nouveau suspect va être le coupable. D’ailleurs, c’est tout à fait possible que le meurtrier soit l’un des suspects. C’est juste qu’il n’y a pas assez de preuves pour l’inculper.
Bastien Bouillon : C’est une manière de mettre tout le monde à égalité. Quand on regarde la mention qui explicite au début du film que l’affaire restera irrésolue, on est tous ensemble. Il n’y a pas de tricherie.
Dominik Moll : Ça dit aussi que l’essentiel du film n’est pas d’identifier le coupable, même si c’est évidemment un enjeu pour l’enquêteur. Mais qu’il tend à regarder ailleurs. Comment cet homicide touche intimement les enquêteurs, comment il questionne la masculinité, les violences faites aux femmes…
Clara est victime d’un crime sordide, pourtant au fil des interrogatoires et du nombre grandissant d’amants qu’on lui découvre, elle est jugée par certains honteusement coupable des violences subies. Pensez-vous en tant que réalisateur avoir la responsabilité de montrer ou de faire connaître certaines réalités aux spectateurs, à savoir ici la misogynie systémique dont les femmes sont victimes ?
Dominik Moll : J’essaye de questionner. Il est vrai que lorsqu’une femme est victime de violences ou d’homicide, qu’on découvre son passé et qu’on se rend compte qu’elle a eu de multiples aventures, qu’elle aimait le sexe ou les bad boys, très vite, il y a un réflexe de condamnation : « Elle l’a un peu cherché.» Alors qu’avec un homme jamais, car d’un homme on dira que c’est un homme à femmes et c’est presque valorisant. En tant que réalisateur, on a forcément envie de questionner ce genre de choses, sans faire le prof mais d’amener le spectateur à s’interroger.
Bastien Bouillon : Vous parlez de misogynie ordinaire et c’est exactement ça. Dans le film, elle n’est pas pointée du doigt, elle fait partie d’un tout qui s’emboîte, autant dans l’enquête que dans les rapports humains. Il y a des scènes explicites et d’autres moins qui interviennent comme des piqûres de rappel tout au long du film. Par exemple lorsque Yohan revient de chez la juge, un de ses collègues lui demande : « Elle est jolie ? ». Quel rapport ?
Dominik Moll : Ce qui nous intéressait, c’est le cheminement de Yohan. Il évolue et se pose des questions. Dans une scène, la meilleure copine de la victime pointe cette obsession de vouloir absolument savoir avec qui elle a couché, alors que peu importe le nombre d’amants qu’a eu Clara, cela ne justifie en rien le fait qu’elle se soit fait immolée. Cette scène met quelque chose en émoi chez Yohan, il réalise qu’effectivement, c’est Clara la victime.
Bastien Bouillon : Toutes les scènes avec les personnages féminins centraux sont comme des appels d’air dans la narration et font avancer la partition de Yohan.