Le monde en sourdine

Dans On est fait pour s’entendre, Pascal Elbé aborde avec justesse et légéreté un sujet encore tabou qui concerne pourtant 10 millions de Français et dont il est lui-même atteint : la malentendance. Ce handicap, le réalisateur choisi de le traiter à travers une comédie romantique dans laquelle il endosse le rôle d’Antoine, un enseignant dont la perte d’audition soudaine amène à de nombreux malentendus et quiproquos. Ses collègues, ses élèves et sa voisine Claire en sont les victimes quotidiennes. Découvrir les tracas de l’appareillage, apprivoiser sa défaillance n’est pas chose facile. La malentendance n’est pas un simple problème physiologique qui se règle à l’aide d’un appareil auditif, pour la simple et bonne raison que si nous entendons avec nos oreilles, nous comprenons avec notre cerveau. Ce flux étant rompu, la malentendance impacte la relation aux autres, l’image de soi-même et renforce le sentiment d’insécurité dans les lieux trop bruyants. D’abord sujet à la honte et au renfermement sur lui-même, Antoine évoluera grâce à sa rencontre avec une petite fille mutique qui va l’aider à mieux assumer son handicap et à se confronter au regard des gens. De manière plus générale, le film pointe notre communication parfois rompue et l’importance de s’ouvrir aux autres. Rencontre avec Pascal Elbé lors de l’avant-première du film à Strasbourg. 

Pascal Elbé Jésus S. Baptista
Pascal Elbé signe son troisième film en tant que réalisateur avec On est fait pour s'entendre, une comédie romantique. © Jésus S. Baptista

On est fait pour s’entendre est votre troisième film en tant que réalisateur. Avec une cinquantaine de films à votre actif en tant qu’acteur qu’est-ce qui vous a amené à la réalisation ?
Je ne suis pas romancier, mais je sais écrire des scénarios. J’ai accompagné d’autres camarades dans leur passage derrière la caméra comme Roschdy Zem ou Michel Boujenah. Les scénarios sont des objets de transition destinés à devenir des images. Dans une continuité assez naturelle, j’ai décidé après avoir accompagné mes camarades, de faire mes propres erreurs. 

Comment gère-t-on la double casquette réalisateur/acteur ?
C’était intense. C’est une activité un peu schizophrénique dans laquelle il faut se dédoubler. Je ne sais pas si j’aurais su le faire il y a quelques années, mais aujourd’hui j’y prends du plaisir. J’ai aimé jouer avec mes partenaires aussi parce qu’ils sont hors normes. Jouer aux côtés de Kimberlain ou Devos rend la chose plus facile. Le plus difficile était de maintenir le plaisir devant et derrière la caméra. Je ne voulais surtout pas que le fait de devoir les diriger, les guider, m’interdise le plaisir de jouer avec eux. Je ne voulais pas jouer et qu’ils aient l’impression que je les surveille. Je devais rester dans une écoute absolue et je pense y être arrivé, même si mais je doutais beaucoup de moi-même, je me disais : « Attention, ne sois pas le maillon faible de l’aventure.» 

Dans ce film, vous abordez la malentendance, qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce sujet ?
J’ai moi-même perdu de l’audition, ça a bouleversé mon quotidien. Je cherchais un sujet de comédie et il se trouve que le quotidien de quelqu’un qui entend mal amène à beaucoup de malentendus, à des quiproquos et est donc sujet à comédie. J’ai lu un bouquin de David Lodge qui s’appelle Ma vie en sourdine, il a mis les mots sur ce qu’un malentendant peut ressentir, je me suis dit que ce serait bien de mettre des images sur ce qui m’arrive. Je voulais travailler une histoire qui parle un peu de nous notamment par rapport à notre communication parfois un peu difficile et rompue surtout avec les réseaux sociaux. Raconter l’histoire de quelqu’un qui n’entend plus et qui va apprendre à écouter offre un paradoxe qui me plaît.

Dans son livre La vie en sourdine, David Lodge constate que « la surdité est comique, alors que la cécité est tragique ».
Depuis le théâtre antique, on s’est toujours moqué des gens qui entendaient mal. Qu’est-ce qui fait qu’on se moque d’un malentendant mais pas d’un aveugle ? On ne va pas se moquer d’un handicap profond, la malentendance c’est beaucoup plus léger. C’est ce qu’on appelle une singularité plus qu’un gros handicap. On se moque d’Antoine parce qu’il finit toujours par entendre ce qu’on lui dit, ce n’est pas complètement irréversible, on a ainsi une petite marge de manœuvre pour se foutre de sa gueule. Et pourtant c’est très pénible pour les personnes qui en sont atteintes. Très compliqué, déstabilisant, fragilisant, mais c’est comme ça, on s’est toujours moqué de quelqu’un qui entend mal et je trouve ça plutôt pas mal. Pas de se moquer évidemment mais de rire avec ces sujets. Il faut rire de beaucoup de choses, je dirais presque de tout, je n’aurais pas imaginé faire un film, une espèce de chronique où je prend en chantage affectif les spectateurs en leur disant : « Vous avez vu ? Le pauvre ! ». C’est un peu comme dans la scène au conseil de classe durant laquelle Antoine annonce difficilement à ses collègues qu’il est malentendant et au final ils s’en foutent tous. La proviseure lui dit : « Je préfère te savoir malentendant que dépressif. » Et on passe à autre chose. 

Il avait honte d’en parler. La malentendance a quand même une connotation liée à la vieillesse.
C’est pour ça qu’il y a de la gêne je suppose. Et pourtant tellement de jeunes sont atteints de malentendance. Quand je fais les tournées en province, beaucoup de gens après la projection font leur coming-out dans la salle. Peut-être qu’ils se disent : « Si lui l’assume, il faut y aller. » Mais il y a toujours cette gène, qui va jusqu’à la honte parfois et j’espère que mon film va permettre à des gens de sortir un peu du bois, de s’assumer. Le film parle de ce chemin qu’on doit faire avant d’aller vers l’autre. Antoine finalement fait ce travail avec lui-même pour accepter de ne plus être dans le déni et c’est à ce moment qu’il peut aller vers l’autre, vers sa voisine notamment. Lorsqu’on entend moins bien, on se replie d’abord sur soi-même et après, quand on assume sans avoir honte, on peut aller vers les autres. Je n’ai pas écrit ce film pour qu’il serve à quelque chose mais s’il contribue à ça, c’est bien. Je ne suis pas le porte-parole des sourds, ça a bouleversé ma vie, mais je n’ai jamais trouvé la situation angoissante ou anxiogène. 

Dans votre film, Antoine est professeur. On imagine que le choix d’un métier d’écoute, d’apprentissage et de transmission n’est pas un hasard ?
Une profession de transmission oui. Dans le film, Berléand dit à Antoine : « Si tu prenais la peine de les écouter, tu serais surpris. » Je voulais aborder encore une fois cette communication parfois rompue, notamment dans l’Education nationale, où il est compliqué d’enseigner, compliqué de dialoguer, de communiquer avec tous ces mômes qui sont toute la journée sur les réseaux. Il est très difficile de leur enseigner des périodes de notre histoire ou d’obtenir une minute de silence pour un prof qui a été décapité. C’est fou que ce soit difficile, c’est fou d’en être arrivé là. Après je n’ai pas fait un film là-dessus, j’ai réalisé une comédie, un truc léger. Je ne voulais pas non plus une comédie qui ne fasse que rire, qui prenne à la gorge, ni que ce ne soit que dramatique, mais au fond de moi je suis très inquiet.

Pascal Elbé et Sandrine Kiberlain dans On est fait pour s'entendre
Sandrine Kiberlain joue la compagne d'Antoine, un professeur malentendant. © Julien Panie

David Lodge écrit : « La surdité transforme tant de sons en bruits qui vous préférez opter pour le silence total ou le verbiage, car il est plus facile de parler que d’écouter. » On le remarque dans le film, Antoine se renferme soit dans sa bulle ou parle à tort et à travers.
Très souvent vous faites semblant de participer à une conversation, mais en réalité vous parlez pour ne pas écouter. Il y a toujours les mêmes étapes avec les malentendants, je les repère davantage qu’avant : souvent à table si quelqu’un est un peu isolé ou ne participe pas, c’est parce qu’il n’entend pas bien. C’est une raison pour laquelle je milite beaucoup aussi pour la prévention dans les écoles. Plein de gamins ont des scolarités parfois massacrées parce qu’on pense qu’ils s’en foutent, qu’ils ne suivent pas, qu’ils ont un trouble de l’attention alors qu’ils sont seulement malentendants. Ce sont des cellules qui ne se regénérent pas, il faudrait faire dans les écoles beaucoup plus de travail de prévention, dire aux mômes : « Mettez des bouchons dans les concerts… ». Lorsqu’on est atteint de malentendance on aura vite la tentation comme dirait David Lodge de fuir la compagnie des autres, on a la tentation du repli. Il est compliqué de s’adapter aux appareils, c’est ce qu’on appelle des aides auditives, ce ne sont pas de nouvelles oreilles, on entend mieux mais pas très bien. Pour moi ça reste indispensable, parce que je suis attaché à l’autre. J’ai besoin de l’entendre.

D’un point de vue extérieur, on pourrait croire qu’avec les prothèses auditives le problème est réglé. Dans votre film on réalise que ce n’est pas le cas.
L’ouïe filtre tous les sons pour offrir un confort d’écoute, ça nous les malentendants on ne l’a plus. Avec les appareils auditifs tous les sons nous parviennent au même niveau sonore, c’est vrai que c’est difficile. Mais c’est un pas de deux à faire, la personne qui est malentendante doit s’équiper et s’adapter, c’est un respect pour l’autre, pour la vie en société tandis que l’autre doit se montrer plus patient, lui parler en face pas dans l’oreille. Il y a des codes. C’est un travail qui doit se faire des deux côtés, je n’aime pas qu’on dise de nous : « Les pauvres ». Je ne comprends pas les gens qui ne s’équipent pas et qui passent leur temps à vivre à côté de nous et pas avec nous. C’est chiant. Eux aussi doivent se bouger le cul pour renouer. 

Antoine recommence à s’ouvrir au monde notamment grâce à une petite fille mutique. C’est la rencontre entre deux personnes ancrées dans le monde du silence.
Oui c’est pratique, comme elle ne parle pas, elle n’a pas besoin de l’entendre. J’aimais bien l’idée de confronter, parce que c’est plus riche, des gens un peu cabossés qui ont chacun leur singularité. Personne n’est droit comme un i dès le matin. Et puis je savais que le rapprochement passerait par la petite, j’aimais bien ce que ça racontait, comment on peut s’accompagner, le chemin qu’on doit faire l’un et l’autre pour s’en sortir, que ça passe par le regard d’un enfant. Il y a plein de choses qui m’ont dépassé dans l’écriture de ce scénario, je n’avais pas forcément prévu de parler de tout ça et à l’arrivée je me suis rendu compte que c’est un film très personnel. Je ne l’ai pas vu arriver.

Pascal Elbé dans On est fait pour s'entendre
"Le plus difficile était de maintenir le plaisir devant et derrière la caméra", estime Pascal Elbé. © Stéphanie Branchu

Dans ce film, vous vous entourez d’une panoplie de personnages secondaires attachants, de François Berléand à Emmanuelle Devos ou Marthe Villalonga.
Seul on est rien, on est un animal social, j’avais envie d’écrire un film sur nous. Nous, ça ne se résume pas seulement à la voisine et au voisin. J’aimais ces personnages, il y a un peu de moi dans chacun d’entre eux, personne n’a tort ou raison, il n’y a pas de jugement. Je ne pensais pas laisser apparaître tout cela mais plus j’en parle et plus je me dis que j’ai écrit la vie que j’aimerais avoir aussi. C’était important pour l’intrigue. Je ne suis jamais dans le jugement, lorsque quelqu’un vous bouscule, il faut se demander pourquoi, comment ? On est tous un peu cabossés. J’aime bien quand les gens doutent et avancent par pointillés. Je n’aime pas les gens péremptoires, ni les gens compliqués, ça m’emmerde, je n’ai plus l’âge. J’aime ceux qui expriment leur fragilité, qui arrivent à être simples. Ceux-là ont déjà fait un grand travail. Les gens trop sûrs d’eux me font peur, les gens qui doutent me charment, après il ne faut pas douter tout le temps non plus, mais il y a dans le doute une part d’humanité qui révèle beaucoup d’intelligence. 

Incarnée par Sandrine Kimberlain, Claire la compagne d’Antoine, laisse justement apparaître pas mal de fêlures.
Elle aussi à ses fragilités, ses torts. Quand Antoine ne peut pas venir dîner avec elle et sa fille, elle over-réagit et ce n’est pas normal. C’est bien que dans le film, elle a aussi sa marge d’évolution et finalement c’est sa fille qui lui remet les pieds sur terre. Elle aussi à ses torts, ses peurs et doit faire ce chemin. On a tous un peu peur dans la vie c’est je pense par crainte que l’on fait des bêtises, des mauvais choix. Sa sœur lui dit : « Vas-y baisse la garde et fonce. » Mais pour elle, il s’agit de refaire confiance à l’autre alors que sa confiance a été ébranlée. On a tous une part de responsabilité dans notre destin, j’aime qu’elle aussi ne soit pas tout de suite à la bonne place, qu’elle n’ait pas tout compris de la vie, c’était bien que chacun ait à faire son chemin.

Un son que vous aimez particulièrement ?
Le rire d’une femme. Il signifie que vous êtes drôle, que la personne en face de vous est rassurée. Le rire d’une femme ouvre mille tiroirs qui vous donnent confiance et qui vous rendent beau, c’est un écho magnifique.


On est fait pour s’entendre de Pascal Elbé, sortie le 17 novembre. Propos recueillis le 28 octobre dans le cadre de l’avant-première du film à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.


Par Emma Schneider
Portrait Jésus S. Baptista