L'Origine du monde, secrets de famille et tabou ultime

Il fallait de l’audace pour adapter L’Origine du monde, pièce de théâtre aux confins de l’absurde, signée Sébastien Thiéry. Qui de plus approprié que Laurent Lafitte, pensionnaire de la Comédie Française et acteur aux multiples facettes ? Pour son premier film en tant que réalisateur, ce dernier frappe fort en offrant une comédie comme on en voit rarement au cinéma, condensé d’humour noir et grinçant, de provocation et d’impertinence.

Il faut l’admettre, le sujet est dérangeant, et pour briser le tabou, le casting met à l’honneur les femmes, à commencer par Karin Viard, merveilleusement irrévérencieuse dans son rôle de bourgeoise hystéro-baba cool, Nicole Garcia, sous les traits d’une gourou autoritaire, et Hélène Vincent, la mère au centre de tous les enjeux. Dans L’Origine du monde, Laurent Lafitte incarne le personnage de Jean-Louis, un quarantenaire s’ennuyant dans sa propre existence. Soudain, son cœur cesse de battre mais même sans pouls, l’homme a une santé de fer. Voilà Valérie (Karin Viard), la bobo hystérique avec qui il partage sa vie, et Michel (Vincent Macaigne), son copain d’enfance devenu vétérinaire, missionnés pour résoudre une énigme dont la solution appartient à une gourou (Nicole Garcia). Le verdict est sans appel : pour faire rebattre son cœur, Jean-Louis devra obtenir une photo de l’origine du problème, à savoir le sexe de sa mère de 80 ans.
Rendez-vous a été donné à l’Hôtel Régent, où Laurent Lafitte raconte les dessous de ce premier film qui, au-delà des situations cocasses, aborde le thème du poids du secret dans la famille. 

L'origine du monde - film de Laurent Lafitte
Laurent Lafitte et Karin Viard sont à l'affiche de L'origine du monde. © Laurent Champoussin

Pensionnaire de la Comédie Française, vous baignez dans le théâtre depuis des années, qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter la pièce de Sébastien Thiéry ?
Ce n’était pas un désir de théâtre, c’était un désir de cinéma. Lorsque j’ai vu la pièce de Sébastien Thiéry, j’ai énormément ri, elle m’est restée en tête les jours qui ont suivi et je me suis demandé pourquoi. La pièce touche à des sujets tellement intimes, tabous, audacieux, que j’ai continué à beaucoup y penser. Il y a des choses que j’adorais, que je trouvais géniales, d’autres que j’aimais un peu moins, et j’imaginais déjà comment je pouvais les remplacer, condenser, essayer d’en faire du cinéma. Au fur et à mesure, ma réflexion est devenue de plus en plus cinématographique et à un moment elle s’est imposée à moi. J’ai eu envie d’en faire mon premier film car j’avais le désir de raconter cette histoire.

Avec L’Origine du monde vous vous attaquez à un tabou millénaire qui fit déjà scandale dans le tableau de Courbet. L’humour outrancier vous plaît ?
La différence avec le tableau de Courbet, c’est qu’il représente le gros plan du sexe d’une femme, alors que dans mon film l’objet de la quête de mon personnage est le sexe de la mère. Et ce n’est pas pareil. Si j’avais choisi de faire du sexe de la femme, un objet tabou, j’aurais trouvé cela un peu misogyne. Le sexe de la mère est tabou. On a du mal à imaginer un sexe sexué à notre mère, un sexe qui est fait pour autre chose qu’enfanter. C’est ce tabou que le film questionne.

C’est votre premier film en tant que réalisateur, comment gère-t-on la double casquette ?
Très bien sur le tournage. C’est peut-être sur le montage qu’il me manquait des nuances de jeux, qu’un metteur en scène m’aurait certainement demandé. Des différences de rythme, des variations. Comme je n’ai pas vraiment d’avis sur ce que je fais en tant qu’acteur, je n’arrivais pas trop à me diriger. 

Affiche l'origine du monde
Le premier film de Laurent Lafitte en tant que réalisateur est une adaptation de L'Origine du monde, une pièce de Sébastien Thiéry.

Vous incarnez Jean-Louis, un avocat qui cumule tous les signes extérieurs de la réussite, mais qui ressent une profonde lassitude. Soudain son cœur cesse de battre mais il est toujours en vie. Est-ce une manière allégorique de représenter son état mental à cet instant ?
Oui, complétement. Lorsqu’on est dans une sorte de déni, d’insatisfaction, le corps se met à parler. Généralement on a mal au dos ou à la tête, le corps s’exprime et nous met face à des blocages autres que physiques. Dans L’Origine du monde, c’est un peu poussé à l’extrême puisque le symptôme de Jean-Louis est que son cœur ne bat plus. J’aime bien quand il y a un postulat de départ un peu surnaturel, surtout quand c’est abordé très premier degré, du coup ça le rend acceptable, on ne se pose même plus la question, on est embarqué dans l’histoire.

Face au trouble inexplicable qui frappe Jean-Louis, les deux personnes à qui il se confie ont des réactions totalement différentes. Son meilleur ami tente de trouver une explication rationnelle et veut l’emmener à l’hôpital, tandis que son épouse est immédiatement convaincue du caractère mystique de ce trouble…
Le meilleur ami de Jean-Louis est vétérinaire donc il a une approche très scientifique, tandis que sa femme lit Chakra magazine, elle est très branchée médecines parallèles, méditation… Donc ce n’est pas la même approche. Mais là en l’occurence, il se trouve que c’est sa femme qui a raison, c’est elle qui prend le problème du bon bout. C’est là où les personnages féminins sont forts dans le film, Jean-Louis est sauvé par des femmes : son épouse et la gourou jouée par Nicole Garcia. Dans la pièce de théâtre, c’était un marabout africain, mais je trouvais intéressant de changer. Le fait d’en faire une femme élégante, un peu gourou, me semblait plus contemporain et racontait plus de choses, par rapport à ce qu’il se passe en ce moment autour de l’industrie du bien-être.

Vous avez choisi Karin Viard pour incarner votre épouse, une sorte de bourgeoise un peu baba cool. Ce choix s’est imposé à vous immédiatement ?
Oui, j’ai très vite pensé à elle. Il me fallait quelqu’un qui soit attachant, drôle et en même temps autoritaire. Karin cumule tous ces traits de caractère, c’est une des meilleures actrices françaises. Quel que soit le registre, elle est étonnante. Sur le tournage, il était assez dingue de voir sa précision, son intelligence de jeu. Parfois, il suffisait d’un mot pour qu’elle comprenne tout de suite l’intention que je voulais lui donner. 

Dans la pièce de Sébastien Thiéry, Jean-Louis va chercher de l’aide chez un marabout. Lorsque vous avez décidé de remplacer ce personnage par un rôle féminin, vous aviez Nicole Garcia en tête ?
Tout de suite.

Vous avez presque écrit le rôle pour elle au final.
Les dialogues sont quasiment les mêmes que dans la pièce, mais quand j’ai créé le personnage du gourou féminin, j’ai tout de suite pensé à Nicole. Parce qu’il me fallait une femme qui ait une autorité immédiate, et Nicole est un peu une tragédienne. C’est une figure du cinéma, ça lui confère une certaine autorité qui fait qu’on ne questionne pas ce qu’elle va raconter. J’avais besoin qu’on croit à ce qu’elle allait dire, comme si c’était une expertise scientifique. Et surtout que ça reste drôle. Quelles que soient les questions auxquelles j’essayais de répondre ou les problèmes que j’essayais de résoudre mon but était que ce soit toujours le plus drôle possible. Ça m’a fait rire d’imaginer Nicole dans ce rôle. Elle est géniale dans le film.

Elle a de la poigne, on remarque que lorsque Jean-Louis la rencontre pour la première fois, il ne croit pas à ces choses là et pourtant elle va très rapidement bousculer son esprit cartésien.
C’est notre point d’ancrage, notre point d’empathie, on est un peu comme lui, on se dit : « Mais qu’est-ce qu’elle raconte celle-là ? ». Et puis, il se trouve qu’elle a effectivement des pouvoirs.

L'origine du monde - premier film de Laurent Lafitte
Le casting de L'origine du monde met les femmes à l'honneur dont Hélène Vincent dans le rôle de la mère. © Laurent Champoussin

Dans votre film, la mère est au cœur de tous les enjeux. La vôtre a vu ce film ?
Oui. Fort heureusement, ma mère ne ressemble pas du tout au personnage d’Hélène Vincent dans le film. Je me retranche derrière Sébastien Thiéry, c’est sa pièce, son idée, c’est son cerveau malade qui a produit cette pièce (rires). Je sais que lorsque sa mère est venue voir la pièce, il lui a dit que c’était Jean-Michel Ribes, le metteur en scène, qui avait eu cette idée. Donc tout le monde se repasse la patate chaude.

Au-delà des situations cocasses qui se succèdent, le film aborde un thème plus profond, à savoir le poids du secret au sein de la famille. C’est un thème qui vous touche intimement ?
Oui, les liens familiaux me passionnent, c’est un lien obligatoire et c’est une forme d’injonction à l’amour, à l’attachement. Que fait-on du lien familial quand il n’y a pas de connexion ? Pas de connexion intellectuelle, ou sentimentale, lorsqu’on a pas de sensibilité commune ? Ça m’intéresse beaucoup. Jean-Louis s’est détaché de sa famille, il ne voit quasiment plus sa mère, il ne sait pas pourquoi. Il va le savoir, puisqu’il y aura tout de même trois révélations dans le film qui seront assez spectaculaires. Puis il va être obligé de recréer un lien avec elle, et ce sont ses révélations qui vont débloquer sa situation. La famille c’est passionnant pour cela, même quand il y a beaucoup d’amour, c’est un sujet génial.

Au début du film, lorsque Jean-Louis dit qu’il n’est pas allé voir sa mère depuis des années, puis quand on voit cette petite femme toute seule dans son appartement, on a de l’empathie pour elle. On se dit que Jean-Louis est vraiment un fils affreux…
C’était l’idée. Dans la mise en scène de Ribes, le personnage de la mère était jouée par Isabelle Sadoyan, une actrice au physique un peu dur, un peu trapu. La comédie venait plus du fait qu’on se demandait comment les personnages allaient parvenir à obtenir une photo de cette femme qui ne semblait pas commode. J’ai voulu déplacer un peu tout ça, et je voulais plutôt qu’on soit en empathie avec la mère, qu’on la plaigne, et qu’on se dise : « Mais qu’est-ce qu’ils vont faire à cette pauvre petite dame ? ». Afin que plus tard, au moment des révélations on soit totalement déstabilisés, et que notre point d’empathie soit décalé d’un coup.

Effectivement à la fin du film, on se dit qu’elle a bien caché son jeu.
C’est souvent ainsi avec les personnes âgées. Comme l’âge les fragilise ,on a tendance à sous-estimer qui ils ont pu être ou ce qu’ils ont pu faire dans le passé.

Quelles ont été les difficultés pour adapter cette pièce de théâtre en film ? Quelle a été votre approche ?
Cela n’a pas été très difficile puisqu’on retrouve 70% de la pièce dans le film. J’ai allégé les dialogues. Au théâtre, on peut pousser la situation au maximum dans le dialogue, au cinéma ça devient très vite bavard ou un peu verbeux. J’en ai intégré d’autres aussi, puis j’ai ajouté tout le prologue sur la vie de Jean-Louis, au bureau, chez lui, au Bois de Boulogne (rires). Tout ce qui explique où il est dans sa vie et à quel niveau il bloque. J’ai aussi intégré des changements de lieu pour qu’on ne soit pas tout le temps dans l’appartement de Jean-Louis, les rêves, les flashbacks, toutes ces petites choses qui, pour moi, manquaient dans le récit.  Mais l’ADN de la pièce est là.

Cette première réalisation vous a-t-elle donné envie de réitérer l’expérience ?
Oui j’ai adoré la réalisation. Pour la première fois, j’ai eu l’impression de faire du cinéma au sens propre, de fabriquer du cinéma, et de ne pas être seulement un élément de la fabrication du film. J’ai adoré le fait d’avoir une vision globale et d’avoir à ma disposition des gens talentueux qui ont été là pour concrétiser une idée. C’est magique.

Si vous pouviez emmener quelque chose de Strasbourg chez vous, ce serait quoi ?
Un moule à kougelhopf (rires).


L’Origine du monde, de Laurent Lafitte, sortie le 15 septembre 2021


Par Emma Schneider