Lukas Dhont : "Il faut beaucoup aimer
les gens pour faire des films"

Dans Girl, nous sommes embarqués. Embarqués au côté du corps de Lara, virevoltant, dansant, criant son impatience. Dans Girl, nous avons regardé Lara souffrir de ne pas pouvoir porter un corps de femme. Dans Girl, nous avons vu le travail étonnant, empathique, bienveillant et puissant du réalisateur Lukas Dhont. Rencontre.

Rien à signaler. Les premières minutes de Girl, film du jeune Lukas Dhont notamment remarqué lors du dernier festival de Cannes, sont sidérantes de calme : Lara (interprétée par le danseur et comédien Victor Polster), jeune transgenre en plein traitement hormonal, est entourée de bienveillance. Les seules violences seront celles qu’elle s’inflige. Pour devenir danseuse étoile et la femme qu’elle est déjà aux yeux des autres, elle poussera son corps – que l’on voit, que l’on suit, que l’on porte avec elle durant toute la durée du film – au-delà du supportable. 

Portrait de Lukas Dhont à Strasbourg, par Henri Vogt, le vendredi 5 octobre 2018 à l'hôtel Régent Petite France.
Portrait de Lukas Dhont à Strasbourg, le vendredi 5 octobre 2018 © Henri Vogt

Ce film est né de votre découverte de l’histoire de Nora dans le journal il y a presque 10 ans, puis de votre rencontre avec elle, danseuse transgenre. Pourquoi avoir pris ce temps-là ?
J’ai lu cette histoire en 2009 alors que je venais à peine de commencer mes études de cinéma, je savais qu’il me serait impossible d’en faire un court-métrage. J’avais besoin de ce temps pour maturer un long-métrage. Parce que c’est un sujet difficile, je voulais le traiter avec respect. J’avais aussi conscience qu’il fallait avant tout que je développe mon propre langage cinématographique. Suite à la lecture de l’article, j’ai rencontré cette fille. À l’époque, elle avait 15 ans, et j’ai su que je devais absolument faire le film avec elle. Elle n’a pas souhaité apparaître dans le film, ce que je comprends parfaitement, mais c’était important pour moi qu’elle s’inscrive dans le processus de création, que nous soyons en dialogue pour rendre au film la puissance de son histoire. J’avais besoin de temps pour mettre en place toutes ces choses complexes. Si l’idée m’a longtemps accompagné, j’ai attendu d’être totalement prêt.

Vous auriez pu choisir de montrer la violence du corps social à l’égard des transgenres, mais vous abordez la question du point de vue de la souffrance et de la douleur intimes que traverse Lara. Pourquoi ?
Lorsqu’on fait un film avec un personnage LGBT – je me permets ici de généraliser – on montre souvent un environnement difficile, qui n’est pas bienveillant mais violent à l’égard de ce personnage-là. Il se retrouve à devoir convaincre ou combattre le monde autour de lui. De fait, nous ne sommes pas focalisés sur le personnage principal mais sur ce qui l’entoure, comme s’il fallait convaincre les autres… Je ne voulais pas montrer les réactions autour d’elle mais son combat contre elle-même. Comme toutes les adolescentes, son corps ne résonne pas avec ce qu’elle ressent, et c’est bien plus compliqué pour Lara. L’important était de ne pas la présenter comme une héroïne ou une victime mais comme un être humain. Son portrait est complexe parce qu’elle fait ses propres erreurs : elle est aussi belle que destructive.

Selon vous, pourquoi s’attend-on encore à cette violence alors que le monde d’aujourd’hui est heureusement plus ouvert et plus apte à accepter la multitude des identités ?
La société se transforme mais une partie de cette société se radicalise. Je suis moi-même très confronté à cette radicalité. Pendant ma tournée promo en France, j’ai lu l’histoire d’un comédien agressé parce qu’il embrassait son copain… En 2018, nous sommes toujours confrontés à cette violence envers les personnes trans. Elle existe, elle est visible. Il nous est tellement commun de voir cette violence que nous pouvons être surpris d’être confrontés à la bienveillance. C’est paradoxal… Personnellement, je n’aime pas trop ces films qui présentent les héros contre les méchants et vice versa, je préfère les nuances. Même s’il y a dans mon film des moments de transphobie, comme avec ce professeur qui demande aux autres élèves d’accepter ou non la présence de Lara dans les vestiaires des femmes, ils agissent de la sorte parce qu’ils pensent bien faire. Le simple fait de se dire qu’ils pensent bien faire, ajoute une couche supplémentaire de réflexion.

Ce corps trans, bien souvent invisibilisé est ici montré sous toutes ses coutures. Ce geste de réalisateur d’aller tout contre le corps et de le suivre jusque dans ses limites est très fort !
Je voulais vraiment faire un film corporel. Déjà dans mes courts-métrages le corps et la danse étaient très présents. Pour plusieurs raisons. D’abord, l’adolescence n’est pas très loin derrière moi, c’est une phase de la vie très “corporelle” à cause de la transformation de corps qu’on avait connu. Ma sexualité est quelque chose qu’il m’a été difficile d’aborder, pendant très longtemps je me suis interdit les relations intimes. Donc cette relation à son propre corps que l’on porte et au corps de l’autre a toujours été très importante dans mon travail. C’est vraiment ce que j’ai essayé de faire avec le personnage de Lara, avec, pour elle, une couche supplémentaire : elle choisit un monde où elle est obligée de travailler avec ce corps. 

Comment gère-t-on cette responsabilité de porter avec justesse le témoignage ou l’histoire d’un.e autre ?
En ce qui me concerne, je dois en quelque sorte tomber amoureux de mon sujet. J’étais en complète admiration devant Nora, ne serait-ce que parce qu’elle met au défi les normes de la société. J’ai discuté avec elle pendant 4 ans, elle m’a permis d’accéder à une compréhension presque totale de son histoire. Toutes ces informations formaient une base solide qui m’a aidé à représenter son conflit intérieur de manière juste et j’espère élégante. Tout le monde ne trouvera sans doute pas le film réussi, mais je l’ai fait avec le plus de respect possible.

L’empathie est-elle nécessaire ?
Il faut beaucoup aimer les gens pour faire des films. Et il me semble que justement, la force du cinéma c’est de pouvoir créer de l’empathie, à tous les endroits, pour que la spectatrice et le spectateur apprennent quelque chose de situations auxquelles elle et lui n’ont jamais été confronté.e.s. Le cinéma doit absolument servir à cela.

« J’aimerais que l’on vive dans des sociétés où les genres ne seraient plus une question »

En parlant d’empathie… Les transgenres, lorsqu’ils sont en transition, sont suivi.e.s par des psychiatres. Dans Girl, on assiste à quelques séances. Que pensez-vous de cette prise en charge, parfois critiquée par les associations ?
J’ai la chance d’être originaire de Gand qui est l’un des deux endroits en Europe les plus avancés et progressistes par rapport au traitement médical et psychologique des personnes trans. J’étais très proche d’une équipe spécialisée qui m’a aidé à transposer au plus juste l’aspect médical et psychologique dans le film. J’ai également rencontré la psychologue de Nora pour comprendre ce suivi : comment elle communique avec ces jeunes personnes, ce qu’elle leur demande, ce sur quoi elle focalise, etc. J’avais l’exemple d’une psychologue très bienveillante, intelligente et empathique. Dans le film, c’était important que ces conversations se fassent avec un psychologue qui comprend le personnage principal. Je voulais qu’il puisse aborder avec elle des sujets délicats et qu’il le fasse pour montrer qu’il est très important de pouvoir parler de tout, ou en tout cas de se sentir suffisamment libre pour pouvoir parler de tout. Lara par exemple, ne veut pas parler d’amour et de sexualité avec son père mais elle le fait avec son psychologue qui l’encourage à envisager des possibilités, il la pousse constamment à regarder les choses sous un nouvel angle. Lara est une adolescente qui n’arrive pas à vivre pleinement son adolescence car elle ne veut que le futur, ce qu’elle souhaite légitimement c’est pouvoir véritablement se sentir ballerine et femme.

Qu’est-ce que se sentir femme selon vous ?
Judith Butler disait que répondre à ces questions relevait de quelque chose de performatif. Et c’est vrai qu’en tant qu’êtres humains, nous avançons avec beaucoup de stéréotypes sur ce que serait la féminité et la masculinité aussi. Tout se mélange. Toutes les qualités qu’on suppose que l’autre possède, il ne tient qu’à nous de les montrer. Parfois, je me sens « féminin » et j’aime l’idée de pouvoir montrer cette part de moi. La jeune génération ne se pense pas en termes de stéréotypes mais plus en termes d’êtres humains, j’adore ça ! Ce qu’ils veulent c’est être présents au monde, accepter et assumer toutes les parts d’eux-mêmes. J’aimerais que l’on vive dans des sociétés où les genres ne seraient plus une question. Le mouvement #metoo a très certainement permis aux femmes de s’émanciper, a aussi dégagé l’idée de ce qu’on fait de la féminité ou de la beauté. C’est super ! Mais je pense que les hommes sont loin d’être au même point : on entre dans un moment de crise autour de la masculinité. Je me souviens avoir vu une vidéo où deux basketteurs s’étreignent : l’un d’entre eux pleure. Une chaîne américaine – je ne sais plus laquelle – a extrait cette vidéo et les a tournés en ridicules. Je me souviens de la masse de commentaires homophobes qui a suivi… Tout ça prouve que l’on est encore habitué au fait de voir deux hommes se battre plutôt que de pleurer. Et quand je regarde ma propre famille et que je constate que les hommes plus âgés que moi ont des difficultés à communiquer tout court et à communiquer leurs sentiments, je me dis que nous avons encore beaucoup de chemin à faire…


Propos recueillis le 5 octobre dans le cadre de l’avant-première de Girl, aux cinémas Star

Par Cécile Becker
Photo Henri Vogt