Mia Hansen-Løve en clair-obscur

Avec Un beau matin, Mia Hansen-Løve livre le portrait pudique de Sandra (Léa Seydoux), une jeune femme vivant simultanément la passion d’un amour naissant avec un ami d’enfance (Melvil Poupaud) et le déclin d’un père atteint d’une maladie neurodégénérative. S’inspirant de son histoire personnelle, la réalisatrice entrelace à l’écran la sensualité de corps qui commencent à s’aimer et la dégradation d’un autre, celui d’un père qui disparaît peu à peu. Une chronique d’une beauté simple et délicate sur le temps qui passe, sur ces êtres chers qui nous portent et que l’on doit porter à un moment, sur le deuil d’un parent qui n’est plus vraiment là, abandonné par son corps et son esprit. Et la douceur aussi, du sentiment amoureux qui s’installe, distillant des touches de lumière dans la difficile acceptation d’une perte inéluctable. Une œuvre sensible et à fleur de peau, en équilibre entre la tristesse de ce que l’on perd et le bonheur de ce que l’on retrouve. 

Mia Hansen-Løve par Pascal Bastien
La réalisatrice Mia Hansen-Løve. © Pascal Bastien

Dans Un beau matin, vous racontez l’histoire de Sandra, qui vit simultanément le déclin d’un père atteint d’une maladie neuro-dégénérative et la passion d’un amour naissant avec un de ses amis de jeunesse. Il était important pour vous de faire cohabiter ces sentiments opposés ?
Cette démarche n’est pas née d’une volonté de ma part, elle s’est imposée à moi. Elle découle de l’observation de la simultanéité qu’il peut y avoir dans la vie entre des sentiments absolument opposés. La façon dont ces sentiments se nourrissent, dialoguent et aussi comment la passion peut vous aider à traverser certaines épreuves.
Le film n’est pas né uniquement de la souffrance qui émane d’un deuil, il est venu en premier lieu de cette simultanéité entre une renaissance et un deuil.
Le bonheur a compté autant que le malheur dans le processus du film. Souvent les films ne parlent que d’une chose, je voulais parler de deux sentiments opposés et ça m’intéressait d’essayer de donner une forme cinématographique à cette dualité, sans chercher pour autant à faire des ponts artificiels. Je voulais montrer cette coexistence, l’équilibre entre ces deux choses. 

Comme fréquemment dans vos films, vous vous êtes inspirée de votre histoire personnelle pour écrire ce scénario. L’écriture est-elle pour vous un acte de résilience ?
Oui, il y a quelque chose de cet ordre. Une forme de catharsis. Depuis mon premier film, l’écriture a toujours été une façon pour moi d’essayer de construire des petits remparts contre la destruction par le temps. La destruction des êtres, la destruction des sentiments. C’est une quête inassouvie, puisqu’on arrive jamais vraiment à ce qu’on cherche, mais c’est ce qui est bien aussi puisque ça vous oblige à renouveler, à essayer autre chose. Pour moi, le cinéma est une quête de sens qui passe par le fait d’essayer de résister au temps. Et j’ai foi dans la capacité du cinéma à survivre à la mort. C’est ce qui me permet de continuer à faire des films.
Sandra élève seule sa fille, s’occupe de son père malade et en tant que traductrice-interprète est au service des mots des autres. Un peu comme si elle avait fait une croix sur elle-même. Le don de soi quitte à s’en oublier soi-même ?
On la voit à un moment de sa vie où elle est effectivement dans un effacement d’elle-même. Pas forcément par abnégation mais parce que la situation le veut. Quand on a un père qui est malade et qu’on est seule ou peu nombreux à pouvoir l’aider, on se retrouve qu’on le veuille ou non dans le devoir de s’oublier pour soutenir. Aussi parce qu’elle a une fille qu’elle élève seule, un métier qui va dans le sens d’une forme d’effacement. À ce moment de sa vie, elle s’efface mais, en même temps, on va la voir reprendre possession d’elle-même à travers cet amour et la renaissance de ses sentiments, avec ce que ça signifie d’égoïsme aussi. On voit Sandra redécouvrir la sensualité, ne plus être un fantôme, retrouver un corps et réexister. Le film parle profondément de ça.
Exister mais à travers quelqu’un d’autre d’une certaine manière ?
Je ne dirais pas à travers quelqu’un d’autre, mais avec quelqu’un d’autre. Retrouver l’amour, c’est croire à nouveau dans la possibilité d’un futur, d’une rencontre, se laisser porter par les sentiments, accepter de les vivre, y compris si ça peut faire souffrir à un moment. Elle attend, elle espère, elle souffre, mais ce sont les aléas des relations amoureuses qui sont quand même souvent complexes et qui ne sont pas toujours données, qui demandent des efforts, des sacrifices. Ça fait partie de la vie. Et en même temps, on peut dire que le film lui donne raison, ce bonheur avec cet homme est finalement possible. C’est une porte qui s’ouvre.

Un beau matin
Melvil Poupaud et Léa Seydoux sont à l'affiche d'Un beau matin. © Les films Pelleas

Vous parlez d’un deuil bien particulier, celui d’une personne encore vivante mais dont le corps et l’esprit sombrent peu à peu.
C’est toute la difficulté et la singularité de ce type de souffrance.  Lorsqu’on a des proches atteints d’une maladie neuro-dégénérative, ce n’est évidemment pas un deuil dans le sens où les personnes sont encore là, ce sont des êtres humains, ils sont vivants, mais en même temps beaucoup de choses d’eux disparaissent. Les gens confrontés à ces situations passent nécessairement beaucoup de temps à se demander ce qui reste alors de la personne, où est son âme, comment son âme se définit ? Elle n’est plus vraiment là, on ne peut plus converser avec elle, elle ne se souvient plus de rien, mais alors que reste-t-il ? Qui est cette personne avec qui je converse et qu’est-ce que ça signifie ? Ça vous plonge dans des abîmes de réflexion et ça m’intéressait de faire un film qui essaye de méditer dessus. Ce sont des questions vastes, profondes, insolubles mais importantes. 

Mia Hansen-Love Pascal Bastien
Strasbourg, 15 septembre 2022. Mia Hansen-Love. © Pascal Bastien

Dans votre film, l’euthanasie subtilement évoquée se fait aussitôt oublier. Quelle était la visée de cette scène ?
Je ne sais pas si j’écris des scènes dans un but précis, je pense que les scènes sont comme des vagues, des mouvements, des émotions. Il y a des choses qui s’expriment à travers le personnage et, dans cette scène, on voit Georg qui semble vouloir formuler le désir d’être aidé à mourir. Sa fille essaye de lui faire dire cette chose.
Mais je crois que ce que dit cette scène, au-delà du désir tragique de cet homme de mettre fin à ses jours, c’est qu’il ne peut pas vraiment l’exprimer et c’est ce qui est terrible, il n’est plus en état de pouvoir aller au bout de ce désir si tant est que ce soit le cas.
C’est la scène la plus dure du film. Au fond, il y a un doute car ce qu’il dit n’est pas suffisamment clair, il ne dit pas : « J’aimerais être euthanasié ».
Il parle d’une chose, que Sandra comme n’importe quel spectateur interprète comme l’expression de son désir de mort mais on ne peut pas en être sûr. Et ce doute est ce qu’il y a de plus cruel dans cette scène. C’est sûrement ce qu’il y a de plus terrible avec cette maladie, l’impossibilité pour ce personnage de s’exprimer, de dire clairement ce qu’il veut. 

Sandra est très attachée aux livres de son père. « Les livres qu’on choisit sont un miroir de l’âme », dit-elle. On ressent ce besoin de préserver quelque chose de l’autre lorsque celui-ci nous échappe peu à peu.
C’est la question que pose le film : « Que reste-t-il de l’autre lorsqu’on est face à la maladie ? ». On essaye de se raccrocher à des choses qui voudraient dire que l’âme demeure et que tout ne fout pas le camp. Peut-être qu’il y a chez Sandra le désir de se raccrocher aux livres et de croire qu’à travers eux elle peut garder la trace et l’esprit de son père qui s’enfuient. Les livres ne sont pas des objets anodins, ils sont chargés d’histoire, ils ont été écrits par des gens qui les ont pensé, qui sont un lien avec l’esprit. Derrière ça, il y a également ma conviction intime qu’à travers certains objets peut s’exprimer l’âme d’une personne. C’est un sentiment que j’ai depuis longtemps et que j’ai commencé à formuler à travers mon second film Le père de mes enfants. Quand le producteur disparaissait, j’ai filmé les bobines de ses films, les affiches… Ça m’a interrogé sur la capacité du cinéma, à travers le matériel, d’exprimer l’invisible.


Un beau matin, de Mia Hansen-Løve, sortie le 5 octobre.
Propos recueillis le 15 septembre lors de son avant-première au cinéma Star St-Exupéry.


Par Emma Schneider
Photos Pascal Bastien