En France, seulement 22% des victimes d’agressions sexuelles portent plainte. Dans le film, lorsque Constance se rend au commissariat, vous montrez les difficultés et les obstacles auxquels elle va être confrontée. Le gendarme lui-même va lui lister d’avance la multitude d’étapes qu’elle va devoir traverser tout en ajoutant que sa plainte n’aboutira certainement pas. Était-ce une manière de montrer les failles du système judiciaire dans ce domaine ?
Je veux montrer la réalité du système. Ce gendarme n’est pas un mauvais bougre, on pourrait même dire qu’il est bienveillant, il sait que sa plainte a très peu de chances d’aboutir. C’est presque un conseil d’ami qu’il lui donne, en lui disant : « Tu te rends compte de tout ce que tu vas devoir endurer, pour rien au final ? Donc connaissant le système, je te conseille de ne pas le faire ». Il ne refuse pas de prendre sa plainte. Ce qui m’intéressait dans ce personnage c’est qu’il soit procédurier. Lui, ce qu’il voit, c’est un dossier, pas une victime, ni une personne. Il sait qu’il va devoir prendre une plainte et il sait que ce sera du boulot pour rien. Cette scène a un lien avec mon premier film La Marcheuse. J’ai passé du temps en Chine, j’ai été dans une mission de Médecins du Monde qui aide à l’accès aux soins et aux droits pour des femmes chinoises qui se prostituent à Paris. Pendant onze ans, j’ai beaucoup accompagné ces femmes dans des démarches administratives mais aussi pour des plaintes et un certain nombre de fois pour viol. Des plaintes, policiers et gendarmes en reçoivent à longueur de journée, donc il y a un effet d’accoutumance. C’est ce que j’avais envie de montrer. Avec cette tragédie personnelle, Constance se heurte à quelqu’un qui est dans une autre logique, pas humaine ou sentimentale. Les problèmes avec la justice sont à tellement de niveaux et cela dès le dépôt de plainte. Il y a le fait aussi que la justice soit peu armée face à ces situations où c’est parole contre parole. La justice est là pour rétablir des faits. C’est d’ailleurs pour cela que ça peut être problématique. On est dans des situations compliquées et extrêmement violentes pour les victimes.
« J’ai l’impression de faire des films où on ouvre le capot de la voiture pour regarder comment le moteur tourne à l’intérieur »
Sans tout dévoiler, Constance reprend une forme de pouvoir à la fin du film. C’était important de ne pas la réduire à un rôle de victime ?
C’est quelqu’un qui refuse de se laisser écraser, je ne voulais surtout pas l’enfermer dans un statut de bonne victime qui se drape dans ses principes, dans sa pureté. Elle a appris les règles de son milieu et elle a décidé de les utiliser.
Les différentes prises de parole publiques ainsi que les mouvements tels que MeToo, qui ont contribué à rendre les violences sexuelles plus visibles, ont-elles joué un rôle dans votre volonté de réaliser ce film ?
J’ai commencé à écrire avant l’affaire Weinstein et le mouvement MeToo. Cependant, c’est au niveau du financement du film que j’ai réellement vu une différence. Peu de temps avant l’affaire Weinstein, nous avions commencé à chercher des financements avec mon producteur Julien Rouch et les réactions au scénario étaient de l’ordre de : « Mais de quoi se plaint cette jeune femme ? », « c’est une relation trouble », « ce sont des situations complexes »… Puis l’affaire Weinstein éclate et là, le regard sur le film change alors que le scénario n’avait pas bougé.
Vous revendiquez le caractère politique de ce film ?
Bien évidemment et à plein de niveaux. Le projet du film c’est de donner à ressentir. C’est de la fiction, c’est davantage un parcours émotionnel à sensations qu’un parcours théorique. Mais j’aime cette idée que le film met en lumière des mécanismes et des rapports entre les gens, qui sont à l’œuvre dans la société mais que la complexité du réel fait qu’on ne les voit pas, ou qu’on les voit moins. J’ai l’impression de faire des films où on ouvre le capot de la voiture pour regarder comment le moteur tourne à l’intérieur.
Pensez-vous en tant que réalisateur avoir la responsabilité de montrer ou de faire connaître certaines réalités aux spectateurs ?
Je ne sais pas si je le dirais en terme de responsabilité, mais ce que j’aime dans la fiction, c’est sa capacité à organiser le réel. Pour moi, la fiction c’est le réel organisé pour être lisible.
La Terre des hommes de Naël Marandin en salles depuis le 25 août.
Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat