La phallocratie est dans le pré

Ce n’est pas la première fois que le réalisateur Naël Marandin interroge les rapports de domination dans ses films. Si son premier long-métrage traitait d’une clandestine chinoise se prostituant dans les rues de Belleville, La Terre des hommes nous plonge dans le monde rural de l’élevage et s’intéresse plus particulièrement à Constance, une jeune éleveuse qui tente de sauver l’exploitation de son père de la faillite. Dans un milieu à dominante masculine, qui n’apporte que peu de crédit aux femmes, elle trouve un soutien auprès de Sylvain, responsable syndical local, qui gère les dossiers d’aide. Usant de son pouvoir politique, ce dernier va profiter de la détresse de la jeune femme, pour lui faire des avances. À l’heure où la notion de consentement est loin d’être acquise dans notre société, La Terre des hommes apparaît comme un film nécessaire. Rencontre avec Naël Marandin à l’occasion de sa venue à Strasbourg.

Gaël Marrandin par Grégory Massat
Après La Marcheuse, Naël Marandin signe son deuxième long-métrage avec La Terre des hommes. © Grégory Massat

La Terre des Hommes nous plonge dans le monde agricole. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce milieu en particulier ?
Il y a dix ans, je me suis retrouvé totalement par hasard dans un marché à bestiaux en Bourgogne. Il y avait dans la théâtralité du lieu, l’énergie qui s’en dégage et les rapports de force qui s’y jouent, des promesses de mises en scène assez fascinantes qui m’ont donné envie de réaliser un film. J’ai commencé à m’intéresser au milieu de l’élevage dans cette région et, durant mon travail d’enquête, j’ai été marqué par la place tenue par les femmes. Lors de mon premier jour au marché aux bestiaux, au milieu de milliers de bêtes mises en vente et achetées par des centaines d’hommes, il n’y avait que deux femmes, la serveuse de la buvette et la secrétaire d’administration. Je me suis demandé ce que c’était d’être une femme dans ce milieu. À cette même période, j’ai pris conscience du nombre de femmes autour de moi m’ayant confié avoir subi un rapport sexuel non désiré. Je voulais aborder ce sujet et je me suis rendu compte que le marché aux bestiaux était le théâtre symbolique privilégié pour cette histoire. Mon film n’est pas un film sur l’agriculture, c’est un film dans l’agriculture, mais cette histoire de rapport de domination pourrait avoir lieu malheureusement dans tous les lieux de pouvoir, dans tous les lieux où il y a une hiérarchie : dans une entreprise, dans la politique, le cinéma…

Quel travail avez-vous entrepris pour rendre compte de ce milieu avec justesse ?
J’ai mené un travail de longue haleine en partant à la rencontre d’éleveurs qui m’ont raconté leur vie, leur travail, leurs difficultés. J’ai noué des liens forts avec certains et j’y suis retourné souvent. J’ai également découvert la structuration de la filière, ces lieux de décision et de pouvoir. C’était comme une enquête journalistique ou sociologique.

« Ne pas enfermer le personnage de Constance dans le statut de victime et surtout pas dans celui de bonne victime »

Comme dans votre premier long-métrage La Marcheuse, vous mettez au centre de ce film, une femme évoluant dans un environnement où les rapports de force se devinent, plus qu’ils ne se disent. Est-ce un hasard ?
C’est en effet le cas dans tous mes films mais je n’ai pas la réponse à cette question, les histoires s’accrochent à moi, plus que je ne m’accroche à elles. Régulièrement, je lis un article ou j’assiste à quelque chose et je me dis que je ferais bien un film dessus, mais j’abandonne l’immense majorité de ces histoires. Ce n’est pas un abandon conscient, je les oublie seulement. Certaines s’évanouissent dans ma tête et d’autres restent, ne me quittent pas.  

Était-ce une volonté de votre part de choisir une actrice à l’allure frêle et juvénile pour incarner Constance ?
J’ai vu un documentaire sur une jeune agricultrice qui se battait contre les institutions, afin de pouvoir s’installer. Elle était toute petite, toute frêle et avait une énergie énorme, l’idée est venue de là. J’aimais que le rapport de force soit immédiatement visible face aux bêtes, face aux hommes du marché. Je voulais une jeune femme frêle, mais avec une force, un courage, une détermination et une colère, inversement proportionnels à son physique.

La terre des hommes - Diane Rouxel
Diane Rouxel interprète Constance, une jeune éleveuse qui tente de sauver l'exploitation de son père de la faillite. © Diligence Films

Ne pensez-vous pas que ce choix pourrait renforcer le stéréotype selon lequel une femme à l’allure frêle s’apparente plus aisément à une victime ?
À une victime ou à une proie. Le film repose beaucoup sur le regard que les hommes portent sur Constance, et son allure y participe. Une des choses que j’avais en tête à l’écriture mais aussi pendant le tournage et dont on a beaucoup parlé avec Diane Rouxel qui interprète Constance, c’était de ne pas enfermer son personnage dans le statut de victime et surtout pas dans le statut de bonne victime. Parce qu’en matière d’agression sexuelle, pour être écoutée, il faut être une bonne victime. Alors bien évidemment, une bonne victime c’est quelqu’un qui n’était pas habillée de manière aguicheuse, qui n’était pas au mauvais endroit au mauvais moment, quelqu’un qui s’est débattu, qui a crié, et c’est aussi quelqu’un qui ne s’en remet pas. Comme si le fait de s’en relever, amoindrissait le crime et la responsabilité de l’agresseur. 

Pour incarner Sylvain, vous avez choisi l’acteur Jalil Lespert. Un homme charismatique à l’allure sympathique, un bon père de famille. Est-ce une manière de remettre en cause l’imaginaire collectif qui a encore tendance à dépeindre, à tort, les auteurs de viol comme des personnes en marge de la société, affublés d’un physique ingrat ?
Exactement. Il n’y a pas de portrait-robot du violeur. Le schéma qui revient souvent en revanche, c’est le schéma relationnel. Dans l’immense majorité des agressions, la victime connaît son agresseur et il y a un ascendant de l’agresseur sur la victime. C’est un parent, un professeur, un moniteur, un curé, un flic, un entraîneur… En fait, c’est le statut social, la domination sociale qui rend possible l’agression puisque la majorité d’entre elles se font sans violence, et non pas la nuit par un inconnu dans un parking comme on a tendance à l’imaginer. Je voulais que Sylvain ait l’air d’un chic type. Les vrais monstres n’existent pas. Constance a une sorte d’admiration, de respect pour cet homme. C’était important de montrer l’aveuglement de Sylvain sur ce qu’il fait, son incapacité à voir, puis son refus de voir. L’ascendant et le pouvoir qu’il a sur Constance m’intéressait plus que sa violence ou sa monstruosité.

Affiche La Terre des hommes

Dans votre film, on retrouve cette scène dans laquelle Constance souhaite s’en aller. Sylvain lui ouvre la porte en lui disant : « Comme tu veux ». On sent le rapport de force qui n’est pas physique mais psychologique, car à cet instant elle pense aux répercussions qui s’en suivront et elle reste contre son gré.
Il tient son avenir entre ses mains. Il y a un rapport à la durée dans cette scène. Il lui dit : « Comme tu veux », mais il y a quand même un air de menace dans ce qu’il dit. Le temps que Constance réfléchisse à comment elle pourrait partir sans le vexer, à comment elle pourrait faire, la porte est déjà refermée. C’est le rapport d’emprise. 

Le fait que l’agresseur n’utilise pas la force physique participe à la difficulté pour la victime de mettre un mot sur ce qui lui est arrivé. Des questions se posent : « Est-ce que c’est vraiment un viol ou pas ? Est-ce que c’est de ma faute ? J’aurais pu partir. »
C’est un des enjeux du film. J’ai fait le choix de montrer la scène en entier et sans coupe, afin d’interroger. Quel mot met-on sur ce qu’il se passe entre eux ? La victime se pose la question de ce qu’il s’est passé. Si Constance avait parlé à ses proches tout de suite après l’agression, elle aurait dit : « Il s’est passé quelque chose de bizarre dans le bureau de Sylvain ce soir ». Mettre le mot viol, c’est déjà dire il y a un agresseur, je suis une victime, je ne suis pas responsable. Beaucoup de victimes mettent des années à mettre ce mot sur ce qui leur est arrivé. Le film pose cette question à Constance, à Sylvain, à l’entourage, à la justice et bien sûr aux spectateurs. La scène de confrontation à la gendarmerie revient sur cette difficulté. Pour ma part, j’ai un avis très clair : c’est un viol.

En France, seulement 22% des victimes d’agressions sexuelles portent plainte. Dans le film, lorsque Constance se rend au commissariat, vous montrez les difficultés et les obstacles auxquels elle va être confrontée. Le gendarme lui-même va lui lister d’avance la multitude d’étapes qu’elle va devoir traverser tout en ajoutant que sa plainte n’aboutira certainement pas. Était-ce une manière de montrer les failles du système judiciaire dans ce domaine ?
Je veux montrer la réalité du système. Ce gendarme n’est pas un mauvais bougre, on pourrait même dire qu’il est bienveillant, il sait que sa plainte a très peu de chances d’aboutir. C’est presque un conseil d’ami qu’il lui donne, en lui disant : « Tu te rends compte de tout ce que tu vas devoir endurer, pour rien au final ? Donc connaissant le système, je te conseille de ne pas le faire ». Il ne refuse pas de prendre sa plainte. Ce qui m’intéressait dans ce personnage c’est qu’il soit procédurier. Lui, ce qu’il voit, c’est un dossier, pas une victime, ni une personne. Il sait qu’il va devoir prendre une plainte et il sait que ce sera du boulot pour rien. Cette scène a un lien avec mon premier film La Marcheuse. J’ai passé du temps en Chine, j’ai été dans une mission de Médecins du Monde qui aide à l’accès aux soins et aux droits pour des femmes chinoises qui se prostituent à Paris. Pendant onze ans, j’ai beaucoup accompagné ces femmes dans des démarches administratives mais aussi pour des plaintes et un certain nombre de fois pour viol. Des plaintes, policiers et gendarmes en reçoivent à longueur de journée, donc il y a un effet d’accoutumance. C’est ce que j’avais envie de montrer. Avec cette tragédie personnelle, Constance se heurte à quelqu’un qui est dans une autre logique, pas humaine ou sentimentale. Les problèmes avec la justice sont à tellement de niveaux et cela dès le dépôt de plainte. Il y a le fait aussi que la justice soit peu armée face à ces situations où c’est parole contre parole. La justice est là pour rétablir des faits. C’est d’ailleurs pour cela que ça peut être problématique. On est dans des situations compliquées et extrêmement violentes pour les victimes.

« J’ai l’impression de faire des films où on ouvre le capot de la voiture pour regarder comment le moteur tourne à l’intérieur » 

Sans tout dévoiler, Constance reprend une forme de pouvoir à la fin du film. C’était important de ne pas la réduire à un rôle de victime ?
C’est quelqu’un qui refuse de se laisser écraser, je ne voulais surtout pas l’enfermer dans un statut de bonne victime qui se drape dans ses principes, dans sa pureté. Elle a appris les règles de son milieu et elle a décidé de les utiliser. 

Les différentes prises de parole publiques ainsi que les mouvements tels que MeToo, qui ont contribué à rendre les violences sexuelles plus visibles, ont-elles joué un rôle dans votre volonté de réaliser ce film ?
J’ai commencé à écrire avant l’affaire Weinstein et le mouvement MeToo. Cependant, c’est au niveau du financement du film que j’ai réellement vu une différence. Peu de temps avant l’affaire Weinstein, nous avions commencé à chercher des financements avec mon producteur Julien Rouch et les réactions au scénario étaient de l’ordre de : « Mais de quoi se plaint cette jeune femme ? », « c’est une relation trouble », « ce sont des situations complexes »… Puis l’affaire Weinstein éclate et là, le regard sur le film change alors que le scénario n’avait pas bougé.

Vous revendiquez le caractère politique de ce film ?
Bien évidemment et à plein de niveaux. Le projet du film c’est de donner à ressentir. C’est de la fiction, c’est davantage un parcours émotionnel à sensations qu’un parcours théorique. Mais j’aime cette idée que le film met en lumière des mécanismes et des rapports entre les gens, qui sont à l’œuvre dans la société mais que la complexité du réel fait qu’on ne les voit pas, ou qu’on les voit moins. J’ai l’impression de faire des films où on ouvre le capot de la voiture pour regarder comment le moteur tourne à l’intérieur. 

Pensez-vous en tant que réalisateur avoir la responsabilité de montrer ou de faire connaître certaines réalités aux spectateurs ?
Je ne sais pas si je le dirais en terme de responsabilité, mais ce que j’aime dans la fiction, c’est sa capacité à organiser le réel. Pour moi, la fiction c’est le réel organisé pour être lisible.


La Terre des hommes de Naël Marandin en salles depuis le 25 août.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat