La dépression adolescente au cœur de The Son

Après The Father qui traitait de la maladie d’Alzheimer en immergeant le spectateur dans l’esprit d’un homme atteint de démence sénile, Florian Zeller adapte à l’écran sa pièce The Son adoptant le point de vue de parents impuissants face à la dépression de leur fils adolescent. Depuis le divorce de ses parents, Nicholas vit chez sa mère Kate (Laura Dern), tandis que son père (Hugh Jackman), modèle de réussite sociale nouvellement marié à Beth (Vanessa Kirby) et père d’un nouveau-né, semble démissionnaire d’un fils qu’il imagine tout autant ancré dans le réel qu’il pense l’être lui-même. Pourtant, à 17 ans, l’adolescent va mal, il ne va plus en cours et souffre d’une insondable tristesse dont il ignore la cause. À sa demande, Nicholas emménage chez son père, mais l’heureux rapprochement des débuts cache une crise bien plus profonde. Dans The Son, Florian Zeller traite de manière brillante de la maladie mentale qu’est la dépression, d’autant plus sournoise qu’elle n’attend pas d’explication rationnelle pour submerger et nous renvoyer à l’endroit terrible où notre âme cesse d’adhérer à la vie. Entretien avec le réalisateur de The Son, sorti en salles le 1er mars.

The Son
The Son est l'adaptation cinématographique de la pièce de théâtre signée Florian Zeller. © Rekha Garthon

Au même titre que The Father, The Son est l’adaptation cinématographique de l’une de vos pièces de théâtre. Comment est née la volonté de la porter à l’écran ?
C’était un peu prématuré, mais je sentais avant même de tourner The Father que si j’avais l’opportunité de faire un autre film, ce serait celui-là. J’avais une sorte de désir, presque de nécessité forte, parce que c’était une histoire qui m’importait et qui venait d’un endroit personnel. Cependant, on ne fait pas un film juste pour soi. On connaît tous des gens qui sont dans des moments de crise, de fragilité psychique. C’est un sujet dont on n’aime pas trop parler, qu’on s’applique à ne pas regarder dans les yeux. Il y a tellement de honte, de gêne, de culpabilité, d’ignorance, de déni qui entourent la santé mentale, que je me suis dit que ça avait un sens qu’elle devienne, même sous la forme d’un trou noir, le cœur de ce film. 

Vos deux longs-métrages ont pour point commun de traiter de maladies mentales et des liens familiaux. Ce sont des sujets qui vous inspirent particulièrement ?
Ça me plait que vous osiez dire le mot maladie mentale, car je trouve que c’est une expression inconfortable en français. Dans d’autres langues, en anglais par exemple, on parle de mental health ou mental illness avec facilité. En France, quand on a fait la pièce, il y avait une grande difficulté à prononcer les mots santé mentale, comme s’il y avait une stigmatisation contenue dans cette expression. Les gens disaient seulement : « C’est l’histoire d’un père et d’un fils ». Or c’est bien de santé dont il s’agit. Il est urgent qu’on soit à l’aise avec l’emploi de ces mots et avec l’idée d’avoir des discussions sur ces sujets. Après le Covid, j’ai l’impression que c’est une question qui se pose à nous avec d’autant plus d’urgence, il y a tant de gens qui sont en difficulté. Comme s’il y avait une autre épidémie qui était apparue, de santé mentale, et qu’on n’a pas vraiment envie de la regarder pour ce qu’elle est. 

Lorsque The Father immerge le spectateur dans l’esprit vacillant d’un homme atteint de démence sénile, The Son adopte le point de vue de ceux qui souffrent de manière collatérale. Pourquoi ce choix ?
Dans The Father, j’avais envie de proposer une expérience complètement subjective, où le spectateur est plongé dans le cerveau d’un être en difficulté. L’idée était de faire ressentir à chacun une perte de repères, pour entrer dans un chemin d’empathie avec la trajectoire douloureuse de cet homme en fin de vie. Pour The Son, je voulais explorer l’endroit d’impuissance lorsqu’on est un parent qui veut aider son enfant en difficulté et qui n’ y parvient pas. Je parlais de trou noir qui est une bonne image. Le trou noir dévore la lumière, mais pas simplement de l’être en difficulté, de la famille entière. Je voulais aborder à travers le regard de ce père, de cette mère, cette question de la difficulté à comprendre qu’on est pas toujours équipés pour accompagner l’autre.

The Son
The Son raconte l'impuissance d'un père face à la dépression de son fils de 17 ans. © Rekha Garthon

Lorsque son fils va mal, Peter porte des œillères, minimise et se convainc que ce n’est que passager. Est-ce le fait d’être un modèle de réussite sociale qui engendre ce déni et l’empêche d’accepter son impuissance face à la dépression de son fils ?
C’est surtout la culpabilité qui le rend aveugle. Dans The Son, l’enfant évoque le divorce comme étant potentiellement la source de ses problèmes. Mais comme Platon le dit dans Phèdre : « Le mal vient de plus loin ». Pour moi ce n’est pas aussi simpliste. Dans la vie, il y a des traumatismes qui nous permettent de désigner psychologiquement ce qui nous a mis en difficulté, mais bien souvent on ne sait pas. Il y a beaucoup de gens qui ont tout pour être heureux et qui pourtant sont en difficulté et d’autres qui ont traversé des choses excessivement dures mais trouvent les ressources pour adhérer à la vie. C’est parce que les choses se jouent à un autre endroit. Dans la génétique, la biologie ou la chimie pure. Quand on est un père ou une mère et qu’on est censé avoir des réponses à ces questions, qu’on est censé être garants du bien-être de ses enfants, dès lors qu’il n’y a pas de réponse s’activent tous les raisonnements de la culpabilité. Ce sont des raisonnements qui nous éloignent d’autant plus de la position dans laquelle on pourrait aider les gens qui en ont besoin. Il y a toujours cette propension à culpabiliser les parents et à croire que quand il s’agit d’identité, de singularité ou de différence, il y a un coupable, un responsable. C’est l’histoire d’un homme qui est persuadé d’être responsable de la souffrance de son enfant et qui pour cette raison va devenir coupable des décisions qu’il prendra. 

Dans une scène, Peter perd patience et crie à son fils : « Qu’est-ce que tu vas devenir ? Qui y a-t-il de si dramatique dans ta vie pour que tu n’ailles plus à l’école ? ». Pour beaucoup, on ne peut pas être en souffrance si on n’a rien vécu de tragique ?
Il est insoutenable qu’il n’y ait pas de raison, car à ce moment on n’a pas de prise sur le problème et on ne sait plus comment le résoudre. Or Peter est dans cette position où il pense avoir la charge de tout régler, il a besoin d’être ce type d’homme et de père. C’est probablement l’héritage de son propre traumatisme, de sa propre condition de fils en douleur vis-à-vis d’un père tyrannique. De façon plus large, il y a toujours cette idée que le père doit apporter la solution et dès lors que ça ne fonctionne pas, ça déclenche des mécanismes de frustration, de colère et même de violence. 

Peter continue d’idéaliser son fils, il voudrait qu’il soit à l’image du stagiaire français, brillant et ambitieux que son entreprise vient d’embaucher. Au point de lui offrir une veste de costume de marque française. Comme une attente à ce que son fils porte un masque ? C’est une fiction qu’il se raconte pour ne pas sombrer lui-même ?
Je ne crois pas qu’il veuille que son fils porte un masque, en revanche il en porte effectivement un, puisque c’est un enfant qui est dans la dissimulation. Il y a toujours beaucoup de honte à souffrir, même quand on ne sait pas pourquoi et qu’on sent que les gens autour de nous font tout pour nous aider. Peter aimerait que cet enfant lui ressemble ou qu’il soit compatible avec son propre monde et c’est pour ça qu’il lui offre cette veste, reproduisant sans même s’en rendre compte ce que son père lui a sans doute transmis. Ça s’appelle The Son, et pourtant c’est l’histoire d’un père incarné par Hugh Jackman, mais qui est lui-même un fils. D’une certaine manière, le vrai fils caché de cette histoire c’est Peter. On comprend qu’il est un fils en douleur qui joue à être père. Il est pris en otage par son passé douloureux, c’est une des explications pour lesquelles il n’arrive pas à gérer son présent. Le film retrace cette trajectoire par laquelle on reproduit les schémas dont on a hérité et qui parfois nous ont fait du mal, il aimerait faire différemment que son père puis à certains moments il se surprend à dire les mêmes phrases que lui. On en est tous là, on est tous des fils et des filles, parfois pour notre plus grand bonheur, mais pas toujours. C’est notre héritage, on essaye de faire avec, parfois on essaye d’imiter, d’être à la hauteur, parfois on essaye de faire le contraire, différemment, mais toujours en réaction avec là d’où l’on vient, car cet endroit informe de où on va et de ce qu’on transmet aux autres. Ça s’appelle la transgénéalogie, à savoir les traumatismes qui naviguent d’une génération à l’autre et c’est un des thèmes de ce film.

The Son
Après The Father, Florian Zeller a adapté The Son. © Jessica Koukounis

Vous avez choisi de collaborer à nouveau avec Anthony Hopkins qui tient le rôle d’un père intransigeant et impitoyable.
Après The Father, beaucoup de gens sont venus me demander si Anthony Hopkins allait bien, comme s’il était lui-même en plein cœur d’une crise de démence sénile. Il allait très bien, c’est juste le plus grand acteur du monde. Il y avait quelque chose de savoureux à lui offrir un rôle diamétralement opposé dans The Son. Il déploie toutes ses capacités de cruauté et il est l’homme de la situation. Cette scène est primordiale, à travers le génie presque maléfique d’Anthony Hopkins, on ressent soudain que le personnage de Hugh Jackman est un fils abîmé auquel on a pas laissé un espace d’existence. Le paradoxe de Peter est qu’il essaye de tout cœur et en toute sincérité de faire mieux que son père et sans s’en rendre compte, il fait ou bien pareil ou bien pire. Il y a cette scène terrible dans laquelle il est déchiré dans un dilemme entre son fils qui le supplie de l’emmener en dehors de l’hôpital et, de l’autre, le corps médical qui dit qu’il vaudrait mieux qu’il y reste. Peter prend la décision de le ramener chez lui pour ne pas être le père qui abandonne, précisément en contre-écho à son père qui l’a abandonné.

Le psy dit d’ailleurs : « Ce n’est pas une question d’amour. Mais de protéger votre fils ».
Sur certains sujets, ce ne sont pas toujours les parents qui sont les mieux à même d’aider leurs enfants et ce n’est pas une question d’amour. Sans aller jusqu’à la tragédie ou au drame psychologique, chaque parent fait l’expérience d’accepter l’endroit où il sent qu’il doit lâcher prise, que la solution ne passe pas par lui, que l’autre est l’autre et qu’il va mener sa propre vie. On ne peut pas vivre la vie de l’autre à sa place et il faut faire ce deuil très douloureux de ce sentiment de toute puissance où on avait l’impression de porter l’enfant dans ses bras et qu’il ne tenait debout que grâce à nous. 

Dans votre film, vous incorporez des souvenirs de Peter alors qu’il apprenait à son fils à nager. Des années plus tard, Nicholas lui apparaît à nouveau comme cet enfant qui se débat et peine à garder la tête hors de l’eau ?
C’est aussi ces moments où le père transmet. Il y a un passage de relais : « Tu vas devoir nager tout seul, prendre ton risque, mais je serais là pour te soutenir. » C’est ce moment où on espérait que l’enfant en grandissant puisse se débrouiller et naviguer dans la vie mais, parfois, c’est plus compliqué. Le personnage de Hugh Jackman et de la maman incarnée par Laura Dern évoquent à plusieurs reprises ce souvenir heureux de quand l’enfant était vraiment un enfant, il était comme un soleil et c’est un souvenir ensoleillé. Dans chaque famille, on peut se souvenir d’un moment où tout semblait joyeux dans la vie. Au moment où leur enfant est devenu adolescent et semble en prise à des questions plus complexes en étant à la dérive, c’est ce chagrin qui les malmène. À l’époque, il s’agissait simplement de lui apprendre à nager, on maîtrisait les équations, alors que soudain on est devant des questions sans réponse. 

Nicholas a des comportements liés à l’enfance. Il regarde des dessins animés, mange des céréales, comme s’il trouvait du réconfort à se réfugier dans les schémas de l’enfance à l’image d’un cocon.
Il y a dans ce personnage une forme d’innocence et de tentation d’un retour en arrière. Il a des comportements presque immatures, il n’a pas d’interactions sociales, il est chez lui, apprécie la douceur des choses de la petite enfance. Il n’est pas attiré par le fait d’aller en soirée avec des copains, d’aller au cinéma, c’est une sorte de désociabilisation. C’est quelqu’un qui fait un pas de côté par rapport au cours du monde et c’est déjà un symptôme d’une incapacité à vivre. Son père n’arrive pas à appréhender l’expérience que son fils est en train de vivre et c’est ce qui le rend coupable. Parce qu’il ne voit pas sa souffrance béante et son incapacité à vivre. 

Beth semble apparaître comme une ennemie aux yeux de Nicholas. Comme s’il était convaincu qu’après avoir évincé sa mère, elle voulait l’évincer. Il a des pensées un peu paranoaïques.
C’est aussi l’histoire d’un garçon qui a 17 ans dont les parents sont séparés. Il y a un appartement qui est celui du père, un appartement qui est celui de la mère et il se demande où est sa place. Cela dit, la paranoïa est un symptôme de la déconnexion avec le réel, mais c’est parfois de la manipulation de la part de Nicholas. Dans la mesure où c’est quelqu’un qui a construit sa vie dans la dissimulation, dès lors qu’on le démasque, il se sent attaqué. C’est quelqu’un d’intelligent, il est rare que la dépression soit associée à des gens qui ne le soient pas.

Pourquoi pensez-vous que ce sujet est encore tabou en France ?
Je crois effectivement qu’il l’est davantage en France que dans d’autres pays. Cette pièce a été jouée dans beaucoup de pays. En France, il y a une sorte d’inconfort absolu à évoquer la dépression, la considérer comme quelque chose qui est parfois de l’ordre chimique. Ce n’est pas une façon de simplifier le problème mais je crois qu’il est terriblement douloureux et déstabilisant de savoir qu’on le porte tous potentiellement en nous et qu’il nous renvoie à l’endroit terrible de l’âme qui cesse d’adhérer à la vie. En discutant avec beaucoup d’associations pour préparer ce film, j’ai découvert des choses qui m’ont étonné et intéressé. Quand un enfant est dépressif, les parents n’osent pas engager une discussion frontale sur le sujet et n’osent jamais lui demander s’il pense au suicide, de peur d’être celui ou celle qui mettrait la graine dans son cerveau. Or tous ceux dont c’est le métier disent qu’il faut absolument poser la question. Parce que c’est la seule façon d’aider l’autre à sortir de ce cycle de pensées morbides même si c’est contre-intuitif pour un parent. Il faut avoir le courage de choisir les mots justes même s’ils font peur et de demander de l’aide quand elle est nécessaire. Accepter de demander de l’aide ne veut pas dire qu’on a renoncé, qu’on a été un mauvais parent ou un mauvais ami, ça veut dire qu’au contraire on a le courage de la chercher là où elle est disponible. Ce n’est jamais une preuve d’échec, c’est une preuve de courage. 

Après The Father et The Son, peut-on s’attendre à une  sorte de trilogie avec l’adaptation de votre pièce The Mother ?
Honnêtement, je ne sais pas. Ça fait plus de trois ans que je travaille jour et nuit sur ce film et je pense que lorsque je l’aurais autorisé à vivre sa propre vie, j’aurais plus de vision sur ce que je pourrais faire après. 


The Son de Florian Zeller, en salles le 1er mars.
Propos recueillis le  23 février dans le cadre de l’avant-première du film, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.


Par Emma Schneider