François Ozon interroge le rapport à l'euthanasie

Dans Tout s’est bien passé, nouveau long-métrage adapté du récit intime et douloureux de son amie Emmanuèle Bernheim, François Ozon aborde le sujet délicat du suicide assisté. À 85 ans, le père d’Emmanuèle, grand bourgeois collectionneur d’art, est hospitalisé suite à un AVC. Muré dans une détresse physique insupportable, l’homme curieux de tout et aimant profondément la vie demande à sa fille aînée de l’aider à mourir. Ce n’est pas la première fois que François Ozon s’attaque à un sujet clivant au cœur de l’actualité. En 2018, Grâce à Dieu évoquait la pédophilie au sein de l’Eglise en plein procès de Bernard Preynat. Sans revendiquer le caractère politique de son film, le réalisateur illustre cette fois la polémique de l’euthanasie, interdite et pénalement punie en France, avec pour objectif de mettre le spectateur face à ses propres interrogations. Avec un casting impeccable à commencer par André Dussolier, magistral dans le rôle de ce père diminué aimant la vie au point de vouloir mourir. 

François Ozon
François Ozon signe l'adaptation d'une pièce de Louis Verneuil et Georges Berr. © Archives Grégory Massat

Tout s’est bien passé aborde le thème délicat du suicide assisté. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce sujet ?
Ce qui m’intéressait, c’est de raconter l’histoire d’une famille confrontée à la mort. L’euthanasie est secondaire. Emmanuèle Bernheim qui a écrit ce livre et a vécu cette épreuve était une amie, j’avais envie de raconter son histoire et de comprendre les répercussions d’un tel désir au sein d’une famille. Ce qui m’intéressait également, ce sont les rapports entre le père et ses filles, la place de la mère…
J’ai à la fois adapté le récit d’Emmanuèle et mené une enquête afin de combler les éléments qui manquaient dans le livre. Comme je l’avais entrepris avec Grâce à Dieu, j’ai mené des recherches, j’ai interviewé des gens qui étaient proches d’Emmanuèle, son compagnon, sa sœur… À partir de tous ces éléments, j’ai écrit le scénario.

Avez-vous rencontré des difficultés à adapter un récit aussi intime et personnel ?
En 2013, Emmanuèle m’avait proposé d’adapter son livre, mais je ne me sentais pas capable de me l’approprier. Après sa mort, comme c’était quelqu’un que j’aimais beaucoup et avec qui j’ai souvent travaillé, j’ai eu envie de la retrouver. En relisant son livre, je me suis dit que c’était peut-être le bon moment pour l’adapter. Il me semblait également que c’était une histoire qui pouvait être intéressante par rapport à une actrice comme Sophie Marceau avec qui j’avais envie de travailler depuis longtemps. Je lui ai donné le livre qu’elle a beaucoup aimé, elle a été très touchée par ce récit, par rapport à son histoire personnelle. C’est là que tout a démarré. 

Comme dans Grâce à Dieu où vous abordiez la pédophilie au sein de l’Eglise, vous traitez d’un sujet clivant au cœur de l’actualité. Pourtant, vous ne revendiquez jamais le caractère politique de vos films.
Ce qui m’intéresse, c’est l’intime. Je suis quelqu’un qui pose des questions, je ne suis pas là pas pour donner des réponses, je ne suis pas un homme politique. Je pars d’une histoire très personnelle, particulière et intime et ensuite ça s’élargit. Ce qui m’intéressait aussi dans ce film c’était de me confronter moi-même à cette question et de mettre le spectateur face à ses propres interrogations : « Qu’est-ce que je ferais à la place d’Emmanuèle ? ». Le cinéma permet ce questionnement.

La question du suicide assisté est souvent abordée du point de vue de la personne qui souhaite y recourir. Dans votre film, vous privilégiez ce que vit l’entourage.
Je ne sais que penser de l’euthanasie, je pense qu’il est très difficile de se faire une opinion tant qu’on est pas confronté à la situation. Si je me retrouvais dans un état végétatif, je ne sais pas ce que je ferais, je n’ai pas la réponse, c’est pour cela aussi que ça m’intéressait de faire ce film. En tous les cas, ce que j’ai compris en racontant cette histoire et en retrouvant ce qu’a vécu Emmanuèle avec son père, c’est que prendre en charge ce genre de demande est extrêmement violent pour les enfants. Ce n’est pas à eux de le faire, car on ne sort jamais indemne d’une histoire pareille. Déjà parce que c’est illégal et aussi parce que symboliquement aider quelqu’un qui vous a donné la vie à mourir a psychiquement des conséquences. D’ailleurs Emmanuèle a développé un cancer quelques années après le suicide assisté de son père, alors je ne fais pas le lien, mais néanmoins je le répète, on n’en sort pas indemne. C’est ce qui est révoltant dans la situation actuelle par rapport à la loi.

Tout s'est bien passé de François Ozon
Sophie Marceau, Géraldine Pailhas et André Dussollier figurent au générique de Tout s'est bien passé © Carole Bethuel

On se projette très facilement en regardant votre film, on ne peut s’empêcher de se demander : « Et si c’était mon père ? »
Le casting y contribue. On éprouve une empathie immédiate pour une actrice populaire comme Sophie Marceau. C’était important pour rentrer dans cette histoire qui est quand même très complexe et qui exprime des sentiments ambivalents puisque tout le paradoxe de l’histoire est que nous sommes face à quelqu’un qui aime tellement la vie qu’il veut mourir. C’est également l’histoire d’une fille à qui son père demande de le tuer, alors qu’elle a toujours rêvé de le faire en étant enfant. Toutes ces complexités étaient intéressantes à analyser, je pense que dans la vie nous sommes toujours tiraillés par des forces contraires. 

À travers des flashback, nous découvrons l’enfance d’Emmanuèle auprès d’un père particulièrement rabaissant et cruel.
C’est un mauvais père. 

Pascale, la sœur d’Emmanuèle, ne fait jamais partie de ces souvenirs. Pourquoi ?
Je suis vraiment parti du livre et ce qui est très clair dans cette histoire, c’est que le père n’a pas convoqué les deux sœurs pour demander qu’on l’aide à mourir, il ne l’a demandé qu’à Emmanuèle. C’est à la fois très fort et pervers de la part de ce père parce qu’objectivement il a un revolver chez lui, il aurait tous les moyens d’en finir par lui-même et de ne pas infliger ça à ses filles. Pourtant, il demande à Emmanuèle de prendre ça en charge. C’est toute cette complexité qui était intéressante à développer.

A l’âge adulte, Pascale n’est pas moins mise en retrait par rapport à sa sœur. N’est-ce pas une volonté de la part du père de créer un conflit entre les deux sœurs ?
Le père fout la merde dans la famille. Même avec sa femme. Il lui a imposé sa sexualité, il a été très égoïste toute sa vie et en même temps il en a pleinement profité, il a aimé la vie. Entre ce père qui n’a pas subi, qui a vécu pour lui et cette mère qui au contraire à tout subi et qui vit en état de dépression, qu’est-ce qui vaut le mieux ? Je ne sais pas. 

On découvre André Dussolier, magistral dans le rôle de ce grand bourgeois collectionneur d’art, victime d’un AVC.
C’est un acteur que j’aime beaucoup et avec qui j’avais envie de travailler depuis longtemps. Il me fallait un acteur qui accepte d’être assis ou allongé pendant tout le film. Qui accepte de jouer la paralysie du visage, qui allait être diminué physiquement, qui ne devait pas avoir de problèmes de coquetterie d’acteur. André est quelqu’un de très perfectionniste, il a tout de suite adoré le rôle, il a vu toute la palette de jeu que permettait ce personnage, même si il n’était pas mobile. Au début du film, c’est un personnage qui est très affecté, très diminué physiquement, qui éprouve des difficultés d’élocution et motrices. Puis petit à petit, plus la date de son suicide assisté approche, plus il revient à la vie. On le découvre drôle et vachard. C’était vraiment intéressant de travailler là-dessus avec André. 

André Bernheim est un personnage entier qui aborde son suicide assisté avec un humour noir et une légèreté parfois dévastatrice pour ses filles.
Il joue avec leurs émotions. J’aime ce côté aigre-doux et dénué de pathos. Dans le film, André dit : « Pas de pleureuses ». Au fond, c’est quelqu’un qui regarde la mort en face dans une société où la mort est tabou. Quand on met le sujet de la mort sur la table et qu’on dit concrètement : « Voilà je veux organiser mon suicide assisté », c’est glaçant parce que personne n’a envie de se projeter là-dedans. Il y a des gens comme André qui ont le courage d’affronter ça directement.

Plusieurs fois au cours du film, Emmanuèle répète : « On ne peut rien refuser à mon père ». Ne retrouve-t-on pas là, la petite fille qui ne cesse de vouloir plaire à un père écrasant ?
Oui absolument. Emmanuèle adorait son père mais elle dit : « J’aurais préféré l’avoir comme ami que comme père ». Ce n’était pas un bon père. Mais comme ami, c’était quelqu’un de charmant, d’intelligent, de brillant qui avait beaucoup de charisme et qui était très drôle. On retrouve toute la complexité d’avoir des sentiments antagonistes.

François Ozon
Sans revendiquer le caractère politique de son film, François Ozon me le spectateur face à ses propres interrogations. © Gregory Massat

Lorsqu’André demande à sa fille de l’aider à mourir ce n’est pas réellement une demande.
C’est un ordre.

Pourtant jusqu’au bout, elle vient lui rendre visite à l’hôpital en se disant que peut-être la vie reprendra le dessus et qu’il changera d’avis.
Je me suis renseigné à ce sujet et j’ai appris quelque chose. Lorsque les gens entrent dans la démarche du suicide assisté, à partir du moment où une date est fixée, ils vont beaucoup mieux. C’est-à-dire que leurs symptômes s’amoindrissent. Psychologiquement, ils sont soulagés. Car ils savent qu’il ne vont pas être un poids pour leur famille et surtout ils savent qu’il y a une issue. Du coup, ils profitent du temps qui leur reste et il paraît qu’entre 70 et 80% des cas finissent par abandonner le projet. Dans le film, le médecin dit à Emmanuèle : « Au final, tout le monde se raccroche à la vie ». Et c’est la réalité, les gens s’accrochent à la vie, c’est notre instinct de survie, je pense qu’on est tous fait comme ça. Mais il y a des gens dans les 20% restant qui ont un caractère de fer, qui sont têtus et qui vont au bout. André est de cet ordre.

C’est vrai qu’on se pose la question, car effectivement André a l’air d’aller mieux, il va manger au restaurant, voit ses amis, son petit-fils.
Oui, il retrouve l’appétit, il mange comme c’est pas possible au restaurant. C’est ce contraste qui est intéressant.

Dans le film, on découvre une très belle scène durant laquelle Emmanuèle ne peut se résoudre à jeter un sandwich entamé par son père. Elle le conserve et on ressent de manière bouleversante ce besoin de préserver quelque chose de l’autre.
Cette scène vient du livre et je tenais vraiment à la garder. Ce que j’aime dans le récit d’Emmanuèle, c’est que c’est un livre d’action. Ce sont les comportements qui racontent les choses. Et l’acte de garder ce sandwich se passe de mots. C’est la force du cinéma, voir quelqu’un prendre un objet et le mettre dans un congélateur et comprendre tout ce que ce geste implique.

Avez-vous ajouté des éléments fictifs au scénario ou êtes-vous resté fidèle au récit d’Emmanuèle ?
Je suis resté très fidèle au livre. J’ai ajouté le personnage de la mère qui était totalement inexistant dans le livre, car en discutant avec Pascale Bernheim, j’ai appris que la mère était une grande sculptrice. Le fait de savoir qu’elle n’était pas la seule artiste avait son importance dans cette névrose familiale. Je trouvais intéressant de parler de cette femme brisée. On ne sait pas trop pourquoi mais elle avait perdu son premier enfant qui était un garçon, elle était dépressive et avait un mari qui avait une sexualité très ouverte, c’est le moins qu’on puisse dire. Donc je voulais que ce personnage existe, qu’il soit là. En plus je savais qu’Emmanuèle avait un rejet de l’œuvre de sa mère et je trouvais ça très paradoxal, car j’ai trouvé pour ma part les sculptures très belles. Emmanuèle a écrit un livre qui s’appelle Le cran d’arrêt or beaucoup des œuvres de Claude de Soria ressemblent à des lames de couteaux, il y avait un lien.

Pour revenir sur la sexualité d’André, pendant tout le film vous mentionnez le personnage de Gérard surnommé « grosse merde » par les deux sœurs, mais pendant très longtemps on se demande quel est son rapport vis à vis d’André.

Effectivement, j’ai voulu que le doute subsiste sur la nature de leur relation. Est-ce un bâtard, un cousin, un associé ? Puis on réalise que Gérard est l’amant d’André. Dans le livre, les mots étaient assez violents vis à vis de ce personnage, on sent que les deux sœurs le détestent vraiment. Dans le film, j’ai adouci parce que je me suis dit que c’était peut-être une vraie histoire d’amour. Ou bien était-ce un homme qui profitait de l’argent parce que cette famille est quand même très riche ? Ça raconte aussi le rapport des deux sœurs, l’héritage, ce qu’il reste quand quelqu’un disparaît.


Propos recueillis le 25 août dans le cadre de l’avant-première de Tout s’est bien passé, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.
Tout s’est bien passé, de François Ozon, sortie le 22 septembre 2021.


Par Emma Schneider