Le Lac des cygnes revisité

Le chorégraphe contemporain Radhouane El Meddeb dépoussière l’icône de la danse classique avec les danseurs du Ballet de l’Opéra National du Rhin. À voir en janvier 2019.

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Photo de répétition : Agathe Poupeney

Nous étions quelques élus, ce lundi 17 décembre, à pouvoir assister au filage* du Lac des Cygnes, dans sa version revisitée par le chorégraphe contemporain Radhouane el Meddeb. Avec beaucoup d’excitation, il faut bien le dire, car le ballet de Tchaïkovski, chorégraphié par Marius Petipa et Lev Ivanov, est un terrain miné. Les architectes le savent bien : réinventer le patrimoine, c’est offrir son corps aux flèches. Le Lac des cygnes est une icône, « une œuvre classée », comme le formule Radhouane el Meddeb. Tous les danseurs classiques l’ont, un jour ou l’autre, travaillé, ne serait-ce qu’à l’école. Dans l’imaginaire collectif, il est peut-être le ballet le plus évocateur, celui dont on connaît au moins un air, un geste, un personnage ou un bout de costume. Dans la culture chorégraphique, c’est le chef-d’œuvre, le monstre qu’on a envie de bousculer, au risque de l’arrogance. Et lorsqu’on s’y attaque, c’est soit pour l’exploser frontalement, soit pour questionner, avec au contraire beaucoup de distance, sa place dans l’histoire de son art.

* Répétition presque finale, en costumes.

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Photo de répétition : Agathe Poupeney

Radhouane el Meddeb a ici opté pour une démarche tout en finesse.
À Strasbourg, on a déjà vu de lui plusieurs pièces : Au temps où les Arabes dansaient ou Heroes, où il s’inspirait de langages chorégraphiques plus populaires (danse folklorique et hip hop), à sa singulière façon, à la fois radicale, exigeante et émouvante, ou À mon père, une dernière danse et un premier baiser, solo vibrant et mystérieux.

Point commun : fouiller, dans un langage formellement radical et avec une approche très sensible, le terreau qui nous constitue en tant qu’individu. Et, à chaque fois, s’approprier une gestuelle qui n’est pas la sienne.

Ici encore, Radhouane el Meddeb se glisse dans un langage qui n’est a priori pas le sien : celui de la danse classique, qu’il conserve « car il est beau, et peut encore nous raconter aujourd’hui. » On retrouve quelques bribes de tutus dans les sublimes et délicats costumes créés par Celestina Agostino, comme « des traces d’un ballet révolu ».

Pour le reste, il s’agissait pour le chorégraphe de dépoussiérer le ballet pour le rapprocher de nous. « J’en ai dépoussiéré la dramaturgie, nous explique-t-il, l’incarnation de la danse classique, les attitudes de cette danse bourgeoise qui ne correspond pas à notre monde contemporain. » 

Il s’agit avant tout de conserver ce que ce Lac a d’universel, et qui nous touche par delà les époques. Certes, il subit quelques secousses, amputé de son 3e acte (acte-clé où le Prince prend le cygne noir pour sa bien-aimée Odette et lui déclare sa flamme, se parjure ainsi et la condamne) et de la plupart de ses personnages (à part Prince et Odette, la femme-cygne), bousculé dans la succession des parties musicales. Radhouane el Meddeb le débarrasse surtout de toute sa « déco » pour mieux en révéler l’architecture. Son Lac est ainsi moins narratif, moins démonstratif. Il quitte son statut d’icône pour redevenir charnel, et mieux correspondre « aux corps d’aujourd’hui ». Il y est question d’amour, bien sûr, mais aussi d’émancipation, « de besoin d’envol, de suspension. Il s’agit de se libérer des dogmes de la danse » qui sont autant d’entraves.

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Photo de répétition : Agathe Poupeney

Cela passe aussi par une abolition de la hiérarchie entre les danseurs. Ici, il n’y a plus les étoiles et les autres : tous ont le même éclat. « Nous sommes tous le prince, nous sommes tous Odette », ajoute Radhouane El Meddeb. Dans son Lac des cygnes, les danseurs se fondent dans le corps de ballet tout en révélant leur singularité, créant ainsi une tension permanente entre l’individu et le groupe, un des moteurs de la danse, qu’elle soit classique ou contemporaine, et proposant une « danse qui se nourrit de soi », ce qui, pour El Meddeb, fait basculer le Lac dans la contemporanéité. « Cette pièce est ma réponse à la question de Bruno Bouché [directeur artistique du Ballet, ndlr] ce qu’est qu’un ballet du XXIe siècle. On n’est plus au temps où le danseur est déconnecté : il doit avoir une conscience de soi et du monde. L’émotion, le chaos, le trop, le peu : la danse n’est plus que la contrainte esthétique d’un vocabulaire. » Et lorsque tombent les pointes dans la dernière partie du spectacle, il devient évident que le Lac des cygnes parle bien de nous et de chacun, encore et sans doute toujours.


Le Lac des cygnes
10 au 15 janvier à l’Opéra de Strasbourg
24 et 25 janvier au Théâtre de Colmar
1er au 3 février à La Filature de Mulhouse
www.onr.fr


Par Sylvia Dubost