Se réinventer #1 – Pole-Sud

Centre de développement chorégraphique installé à la Meinau, Pole-Sud fête cette saison ses 30 ans. En compagnie de Joëlle Smadja, sa directrice, nous débutons ici une mini-série où nous soumettons à quelques structures culturelles de la ville un même questionnaire et un même thème : se réinventer.

Joëlle Smadja Pole Sud Zut Strasbourg © Christophe Urbain
Joëlle Smadja, directrice de Pole-Sud, sur la plage du Baggersee en 2014 - Photo Christophe Urbain

Faut-il se réinventer ?
Oui, tous les jours !

Comment ?
Par l’imagination, l’envie de ne pas s’ennuyer. Quand on est depuis longtemps dans un lieu*, il faut aussi se poser pour observer à nouveau le territoire, ne pas se considérer comme un expert. Inventer aussi de nouvelles relations avec le public et dans l’équipe. Cela passe aussi par un rajeunissement de l’équipe, même si les historiques sont toujours là. On a réinventé le quotidien.
*Joëlle Smadja est directrice de Pole-Sud depuis 2011, mais fait partie de l’équipe depuis sa création

À quoi restez-vous attentifs ?
Au bien-être. À tous les bien-être : du public, de l’équipe, des artistes… Essayer d’être dans l’écoute de ce qui se passe et l’accompagner au mieux, pour trouver comment avancer ensemble et accepter cette transformation du monde avec le plus d’intelligence possible. Ce n’est pas toujours simple de conjuguer de bonnes conditions de travail et les injonctions de réussite et de calendrier. Nous ne sommes pas épargnés par ces questions sur le travail.

Quelle est votre signature ? Votre esprit ?
Si je retourne à l’histoire, je dirais que c’est l’obstination. Pole-Sud n’a jamais perdu de vue son objectif : exister dans un quartier pas évident, et monter palier par palier vers l’exigence. Il a fallu une volonté farouche pour faire comprendre les enjeux de ce lieu. C’est lié aux arts que nous avons choisis – le jazz pendant longtemps et la danse contemporaine –, les plus compliqués dans l’imaginaire public. Il a fallu travailler, expérimenter tellement de choses… Aujourd’hui, ce qui me fait mieux respirer, c’est que nous n’avons plus à nous battre pour prouver la légitimité de notre existence : nous bénéficions d’une reconnaissance municipale, régionale et nationale, et on a temps de faire autre chose. La danse contemporaine ne fait plus peur. D’ailleurs, on n’utilise plus l’adjectif « contemporain ».

Vous considérez-vous comme un lieu d’expérimentation ou un repère ?
Les deux. Nous sommes reconnus comme un lieu de création, de diffusion de l’émergence et donc de reconnaissance pour les artistes. Nous sommes un lieu d’expérimentation aussi dans notre façon de produire. On fait des résidences d’artistes depuis 30 ans, ça n’existait pas alors, on donne des cartes blanches depuis 25 ans, les principes d’immersion pendant 24h, on le fait depuis longtemps… Et on est toujours à la recherche de nouveaux modes, c’est ce qui est passionnant.

Oikos Logos, Étienne de Rochefort, Pole-Sud, Strasbourg, danse, résidence
Oikos Logos d'Étienne de Rochefort, nouvel artiste en résidence à Pole-Sud, à voir du 5 au 7 novembre 2019.

Quels sont aujourd’hui vos défis, vos chantiers ? Pour le secteur et pour votre structure en particulier ?
Le défi, c’est toujours d’abord de durer, et on a déjà duré. Ce serait donc de continuer à faire le grand écart entre l’insertion dans un quartier et le fait d’interroger des formes contemporaines parfois expérimentales, entre la recherche de l’émergence et de choses plus consensuelles. Je suis convaincue qu’il y a de la place pour la danse en bas de chez soi, pour sortir du théâtre et aller dans l’espace public. C’est compliqué mais fondamental. Il faut trouver bonnes formes, le bon endroit, sans démagogie et sans ascendance. Il faut alors proposer des travaux de grande qualité, qui puissent être montrés à tout le monde. C’est un défi d’essayer de comprendre comment atteindre toutes les populations. J’ai envie de continuer à proposer de la danse dans des espaces non dédiés et pour la population. Je veux casser cette barrière sociale.

« Il faut réussir à toujours être réactif, sortir des cadres, rester libre. »

Quels sont les dangers ? Que ne faut-il pas manquer ?
Il ne faut pas s’enfermer. Par ailleurs, on a un peu envoyé la culture à l’éducation générale des publics. On commence à nous faire croire que le privé et le public, c’est la même chose, que le recours à du mécénat pourquoi pas. Pour des appels à projets comme ceux lancés dans le quartier Coop, le secteur de la culture est incapable d’y répondre, et les projets iront forcément au privé. La culture doit rester un endroit fort de l’action interministérielle, alors qu’elle est en train de disparaître des radars…

Dans une société qui multiplie les injonctions au jeunisme, comment assumez-vous votre âge ?
Quel âge ? [rires] Dans nos métiers, l’observation sur le long terme est un atout, tant qu’on ne tombe pas dans les discours de vieux cons. C’est un effort naturel d’être en connexion avec ce qui se passe aujourd’hui. En intégrant de nouvelles personnes, de nouveaux regards, on reste jeune. Il y a beaucoup de jeunes dans notre salle, l’art “danse” a toujours eu une dimension moderne.

Median, Accumulated Layout, Hiroaki Umeda, Pole-Sud, Strasbourg, Danse
Median + Accumulated Layout de Hiroaki Umeda, les 12 et 13 novembre à Pole-Sud.

Qu’est-ce qu’une institution ?
Ça peut être mortifère comme ça peut être rassurant. Si on essaye de ne pas se comporter comme une institution, on contourne le problème. C’est monolithique, mais c’est souvent aussi une reconnaissance. Il faut réussir à toujours être réactif, sortir des cadres, rester libre.

Qu’est-ce qu’une institution à Strasbourg ?
En fait, le mot institution est pour moi très bizarre… Venant d’une MJC [Pole-Sud a d’abord été une maison des jeunes et de la culture, ndlr], pour moi les institutions ce sont les autres. J’ai conscience que Pole-Sud l’est devenue, mais je ne me sens pas à cet endroit, donc c’est un peu schizophrène.
Quant à Strasbourg, elle a beaucoup changé depuis que je suis arrivée. C’était une ville fermée, ville de vieux. Elle reste une ville paradoxale car elle a à la fois le coté austère protestante et le côté latin, traversé, traversant, très dynamique au niveau culturel, très innovant. Le public est particulièrement curieux et dynamique. La culture fait partie de la vie, même si ce n’est pas de toutes les vies. Il n’y a pas beaucoup d’autres villes où c’est inscrit dans les habitudes. C’est peut-être le côté allemand…

Qu’est-ce qui vous fait continuer ?
Si je savais… [rires] Même si je suis fatiguée parfois, je suis encore profondément passionnée. À chaque fois que je suis en situation de rencontrer des gens, les artistes, le public, d’inventer de nouveaux lieux, je suis excitée.

Pasionaria, Marcos Morau, Maillon, Pole-Sud, Strasbourg, danse
Pasionaria de Marcos Morau / La veronal, du 27 au 29 novembre au Maillon, en co-réalisation avec Pole-Sud.

La routine : un mal ou un bien nécessaire ?
Un bien nécessaire pour inventer. La seule façon de ne pas s’ennuyer, même dans un secteur de spectacles vivants, est d’éviter la routine ou plutôt de considérer que si cela devient une routine, il y a un risque d’assèchement de l’envie pour nous et pour les publics. Dans le même temps, il faut être cohérents et obstinées dans nos démarches artistiques pour ne pas décontenancer le public tous les huit jours en changeant de projet. Pour Pole-Sud, les rendez-vous sont finalement inscrits dans des durées longues mais on essaye à chaque fois de réinventer ou d’imaginer une approche légèrement différente.

Prenez-vous encore des claques ?
Artistiques ? Oui, mais de moins en moins souvent car on voit beaucoup de choses. La dernière claque, c’est probablement Marlène Montero Freitas et son univers totalement baroque, déjantée et d’une intelligence d’écriture rare. Dans le même genre, j’ai aussi beaucoup aimé Marcos Morau (un peu pour les mêmes raisons mais avec un sens de la maîtrise et une mise en scène cinématographique et étrange), on pourrait rapprocher ce travail de la claque que j’ai eu avec Peeping Tom il y a quelques années.

Le spectacle que vous avez programmé récemment et que vous n’auriez pas pu programmer il y a 10 ans ?
Je dirais l’inverse : c’était encore plus possible il y a 10 ans. La production chorégraphique s’est probablement assagie, la question de la performance, de la nudité, de la provocation était encore plus présente il y a 10 ans. Je n’ai jamais eu d’injonction ni d’interdiction quelconque de programmer quelqu’un, et cette liberté est précieuse. Ceci étant, avec la nécessité de programmer pour un plus grand nombre et en tenant compte de plus de diversité de publics, la programmation de Pole-Sud a un peu changé au fil des ans. Il y a encore quelques propositions plus « gonflées », mais dans l’ensemble c’est un peu plus consensuel. La danse utilise aujourd’hui d’autres approches que celles des années 1990-2000. Sous couvert de programme consensuel, on peut lire beaucoup de prises de positions et de revendications. Nous ne sommes plus dans un rapport frontal et politique, c’est plus doux, mais sur le fond, la danse continue à s’engager et à proposer des écritures singulières.

Prochains épisodes : l’équipe de La Laiterie pour les 25 ans de la salle de concerts, et Barbara Engelhardt, directrice du Maillon, pour l’inauguration du nouveau théâtre


www.pole-sud.fr 


Propos recueillis par Sylvia Dubost