Celia Levi : l'attrait de la culture

Publié aux éditions Tristram, le roman La Tannerie de Celia Levi, son quatrième, offre une chronique de notre temps vue par son microcosme culturel.

La saison dernière, plusieurs articles se sont fait l’écho de dysfonctionnements dans des structures culturelles. De Paris à Lorient, de Vire à Aubervilliers, les exemples de crises sociales, de pratiques managériales agressives ou de grèves se sont multipliés. À celles et ceux qui s’étonneraient que ces chapelles de l’art et de la culture, avec toute leur batterie de bonnes intentions et de valeurs émancipatrices, se révèlent des lieux de violence sociale, l’on rétorquera que comme toutes entreprises, elles n’échappent pas au climat néolibéral ambiant. Mais au-delà de ces cas signalés, visibles, la souffrance au travail et l’exploitation existent dans une grande partie (la totalité ?) du secteur culturel, et demeurent largement acceptées, trop peu évoquées. Ce sont, entre autres, certains des mécanismes souterrains permettant l’aliénation des salariés que capte Celia Levi dans La Tannerie. Dans son quatrième roman, l’autrice française raconte l’histoire de Jeanne, jeune bretonne débarquant à Paris et embauchée à la Tannerie. Ce vaste lieu culturel situé à Pantin, en banlieue parisienne (territoire en phase de gentrification active), déploie dans d’anciens bâtiments industriels une programmation artistique pluridisciplinaire, mêlant privatisation d’espaces, restaurants, boutiques et programmations artistiques ambitieuses. L’on retrouve là, au passage, cet usage consistant à nommer une structure culturelle par l’ancienne fonction des murs occupés – manière de capitaliser sur le passé du lieu tout en le fétichisant, soit en neutralisant bien souvent son histoire sociale et politique. Mais d’autres neutralisations se jouent dans les murs de la tannerie contemporaine : celle de la puissance des œuvres ; du sens des mots – les discours hypocrites enrobant doucereusement le projet relevant d’une novlangue creuse ; des ambitions affichées d’ouverture, de militantisme, de diversité ou de réflexion politique par des pratiques (tarifaires, sécuritaires, managériales, exigeant la rentabilité) ; neutralisation, encore, de toutes les revendications des salariés. Récit d’apprentissage d’une jeune femme, La Tannerie brosse également le portrait d’un lieu et de ses contradictions, ainsi que de ceux qui y travaillent – tous en proie à l’individualisme. Traversé de références à L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ou au Bonheur des dames d’Émile Zola, le vaste roman se déploie dans une langue sèche – plus minimale que celle des précédents romans de Celia Levi, manière, qui sait, d’épouser la faiblesse des aspirations de Jeanne et de ses collègues. Surtout, cette fiction capte avec acuité notre époque, ses déroutes et ses impuissances. Rencontre avec Celia Levi.

Celia Levi, La Tannerie, Tristram
Celia Levi, portrait par Renaud Monfourny.

Comment est né La Tannerie ?
Ce livre est né d’un sentiment de révolte – comme mes précédents romans –, mais aussi d’une expérience professionnelle. Le lieu, l’ex-tannerie, est un microcosme, la cristallisation emblématique du récit représentant notre société et je pouvais aborder à travers lui nombre de sujets contemporains qui me tiennent à cœur. Cela me permettait également d’un point de vue littéraire de mettre en scène des personnages extrêmement divers et de travailler le rapport à la langue. Tous ces lieux culturels comme la Tannerie – quoi qu’ils en disent – sont des entreprises, qui s’appuient sur une novlangue facilitant la servitude volontaire et l’aliénation de l’employé. Mais le récit et toutes les questions sociales traitées, comme Nuit debout ou l’installation de migrants à proximité de la Tannerie, le sont sous l’angle du quotidien. Certes centraux, ces événements n’ont aucune incidence directe sur la narration : c’est « l’horreur discrète de la vie normale. »

« L’horreur discrète de la vie normale, » c’est-à-dire ?
À la fin des Employés : aperçus de l’Allemagne nouvelle, le sociologue et journaliste Siegfried Kracauer évoque la jeunesse radicale d’extrême-gauche dans la République de Weimar. Celle-ci lutte contre des causes extrêmes, sans mesurer « l’horreur discrète de la vie normale. » La Tannerie – qui est l’un de ces lieux poussant comme des champignons aujourd’hui – représente l’hypocrisie de notre monde. Ce type d’établissement tient des discours promouvant des valeurs de démocratie, d’ouverture aux quartiers, de lien social, d’intégration, propose des programmations subversives alors que les employés sont mal traités, que ces lieux participent à la gentrification des quartiers populaires, à l’exil de leurs habitants. La potentialité subversive des œuvres est alors annihilée : au service de telles institutions, elles finissent par servir de caution.

La question de la neutralisation de la puissance subversive des œuvres pourrait être adressée à nombre d’institutions culturelles…
Oui, et je ne sais pas dans quelle mesure je n’y participe pas également. Lorsque j’ai commencé ce livre, j’étais animée d’une rage subversive. Être publiée, voir le livre accepté, à quel point cela ne vide-t-il pas le roman de son contenu ? N’est-ce pas participer à cette neutralisation ? Ce sont des questions sans fin…

Comment le travail sur la forme permet-il d’éviter cette neutralisation ?
C’est pour cela que pour moi, ce ne pouvait être ni un pamphlet, ni un roman à thèse ou militant, il s’agissait de brosser le portrait d’une époque. Peut-être faut-il accepter que la littérature prenne toujours parti pour la littérature. Elle est liée avec le réel, mais comme l’écrit Maurice Blanchot « la littérature par son mouvement nie en fin de compte la substance de ce qu’elle représente. » Si dans certains pays écrire est un geste politique, je n’ai pas cette prétention et ne suis pas sûre que mon geste soit une praxis. Mais il peut peut-être contribuer à créer un climat.

Aviez-vous conscience des particularités de ces lieux culturels, ou l’écriture vous a-t-elle permis de les nommer ?
Je le pressentais avant même d’y travailler, mais ce qui m’a frappée c’est la fascination exercée par ces lieux. Il est impossible de comprendre pourquoi les salariés ne se révoltent pas – alors qu’il y a des écarts de salaires criants – si l’on n’intègre pas l’attrait que ces endroits peuvent exercer. Ces lieux se présentent comme des utopies réalisées, où chacun est libre de pratiquer son art, de s’approprier les espaces. Ils offrent donc une image de vitalité, d’ouverture et de brassage culturel. On ne peut pas ne pas les aimer et leur pouvoir de séduction est comparable à celui de la machine au XIXème siècle ou de la marchandise dans Le Bonheur des dames. L’écriture me permettait de rendre sensible ce mécanisme.

« Je ne me vois pas comme écrivaine, autrice, romancière, j’ai du mal à assumer cette idée.
Peut-être parce que je pense toujours
que ce sera le dernier »

Était-il clair d’emblée que ce récit passerait par un personnage ?
Oui. Je n’ai aucune formation de journaliste et s’il y a dans La Tannerie des traits sociologiques ou documentaires, la veine dans laquelle je m’inscris est très romanesque, c’est celle de la tradition du roman du XIXème siècle. Je ne voulais pas d’un narrateur omniscient qui concevrait du mépris pour ses personnages et j’ai plutôt pensé Jeanne comme une sonde : nous entrons dans le récit avec elle. Si son personnage était moins neutre, nous nous attacherions à elle plutôt qu’au lieu et Jeanne permet d’être comme une page vierge sur laquelle s’inscrit l’histoire, sans l’orienter. Sa naïveté, sa faiblesse font éclater l’absurdité ou le ridicule de certaines situations avec plus de force. Le lieu, le vocabulaire sont traités sur un mode satirique. Jeanne participe autant du système qu’elle en souffre. Elle est un peu lâche, mais porte une sincérité et presque une forme d’idéalisme. Je ne voulais pas faire du personnage une écervelée. Elle cherche une harmonie et est sensible à ce qui se déroule autour d’elle. D’ailleurs, tous les personnages recherchent quelque chose et cela les sauve un peu.

Contrairement à vos précédents romans, où les personnages principaux ont des prétentions artistiques ou politiques, il y a ici une réduction des aspirations de Jeanne…
Sa seule prétention serait d’être à la mode. Si elle cherche un idéal – dans le travail ou l’amour – son désir est surtout un désir d’intégration. Le fait qu’elle se sente un peu en décalage, en situation d’infériorité, est aussi une question d’origine sociale et de représentation d’elle-même, liée au fait qu’elle ne soit pas originaire de Paris. Sa perception de ce qu’est Paris, une métropole, de ce qu’est être jeune passe par cet écart. Cette perception se retrouve dans les terrasses que fréquente les personnages, et j’ai construit le roman en imaginant la terrasse de café comme un prolongement de la Tannerie. Selon les philosophes et sociologues Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. On pourrait presque renverser la proposition : dans le monde du spectaculaire marchant, quand le spectacle est intégré le travail devient un prolongement de l’amusement. C’est l’aliénation poussée à son point culminant. À ce titre, ce que représente la terrasse de café décomplexée trouve sa manifestation la plus choquante à Paris. Même si les personnes peuplant ces terrasses ne sont pas forcément issues des classes dominantes et sont elles-mêmes méprisées, précaires et souffrent de solitude, en arriver à enjamber des tentes de migrants, des personnes SDF, pour rejoindre ces cafés, a quelque chose d’obscène et de très violent socialement.

Pourquoi avoir choisi « ces » événements, soit Nuit debout et la présence des migrants ?
Pour moi, la matière romanesque doit être travaillée par l’histoire et Nuit debout est un événement historique. La force de ce moment a été de prendre à la lettre le discours citoyenniste, de se revendiquer de 1789, de débattre de Robespierre ou de la Commune. Pas comme des événements passés, mais comme des moments historiques en s’interrogeant sur comment les faire revivre pour les remplir de présent. Ce n’était pas nostalgique mais un temps éternel. Il y avait un ferment révolutionnaire extrêmement fort là-dedans et je savais que cela serait le point central du livre. Au début, les personnages ne voient pas de rupture entre l’idéologie de la Tannerie et celle de Nuit debout. Ils perçoivent dans le vivre-ensemble, la défense du collectif, la critique du travail, un prolongement d’un lieu à l’autre. Mais Jeanne comprend petit-à-petit que Nuit debout est à l’opposé de la Tannerie, et que ce mouvement demande un engagement. Elle est fascinée, de manière sensible, n’arrivant pas à mettre de mots dessus. C’est comme une épiphanie. Après si c’est central dans la mesure où cela se situe au milieu du roman et en constitue l’arrière-fond, cela ne modifie pas l’intrigue.

Celia Levi, La Tannerie, Tristram
Celia Levi, portrait par Renaud Monfourny.

Quel serait pour vous le lien entre tous vos romans ?
Je crois que c’est le rapport à la nature, au monde sensible. Ce sont des personnages qui sont tous à un moment ou un autre écrasés par un système, qui se sentent impuissants. Ils sont tous à la recherche de quelque chose, une harmonie, un monde juste. Ce sont à chaque fois des romans d’apprentissage. Mais si mes personnages n’adhèrent pas à leur époque, s’ils ne sont pas des héros de leur temps, ils en sont quand même contemporains. Dans mes livres, le point de vue est celui des vaincus et non des vainqueurs.

À des degrés divers, Les Insoumises, 10 yuans un kilo de concombres et La Tannerie déplient la manière dont la politique peut détruire des relations sociales, des vies…
Dans 10 yuans … c’est encore plus violent, c’est le sujet central du livre. Shanghai est une ville qui a été massacrée d’un point de vue architectural, des quartiers entiers sont rasés en quelques semaines et leurs habitants expropriés. Ici, dans les villes occidentales, le processus est un peu plus progressif, et il se met en place avec une participation plus active de la population. C’est cela qui est compliqué : tout le monde, à un degré différent, y participe, à part ceux qui en sont les victimes.

Dans tous vos romans, également, les personnages rêvent plus leur vie qu’ils ne la vivent…
Ils ne sont pas tellement dans le concret, plutôt dans le cliché. Je constate qu’il y a un jeu sur le fait de convoquer le passé, de se référer au patrimoine culturel, à une chose un peu fossilisée, une image de pacotille. Ils en appellent à la culture de la domination, et leurs rêves se situent parfois à la limite de la publicité, tout comme leurs représentations historiques sont très clichés. Mais en se réappropriant cette culture, ces stéréotypes peuvent devenir subversifs, et servir à des fins émancipatrices. C’est cette dialectique que j’essaie de créer. Après il y a aussi là une question de vraisemblance : Nous vivons dans une période hautement publicitaire et même en voulant échapper à son époque, on se réfugie dans un passé figé. Je considère que si ce patrimoine historique et culturel bourgeois n’a rien d’une réelle alternative, la façon dont on l’utilise peut l’être.

Vous dites qu’écrire naît d’un sentiment de révolte, que permet l’écriture ?
Je ne suis pas certaine que ça l’apaise sur le long terme. Mais quand j’écris j’oublie un peu ce sentiment et le roman, sa construction, prennent le dessus. Toutefois, je ne me vois pas comme écrivaine, autrice, romancière, j’ai du mal à assumer cette idée. Peut-être parce que je pense toujours que ce sera le dernier. Je vis aussi très bien sans écrire, et lorsque j’écris, c’est que cela devient impérieux, que l’écriture est dictée par un sujet, la colère.


La Tannerie de Celia Levi, éd. Tristram.


Par Caroline Châtelet
Photos Renaud Monfourny


Entretien extrait de Novo n°59