La question de la neutralisation de la puissance subversive des œuvres pourrait être adressée à nombre d’institutions culturelles…
Oui, et je ne sais pas dans quelle mesure je n’y participe pas également. Lorsque j’ai commencé ce livre, j’étais animée d’une rage subversive. Être publiée, voir le livre accepté, à quel point cela ne vide-t-il pas le roman de son contenu ? N’est-ce pas participer à cette neutralisation ? Ce sont des questions sans fin…
Comment le travail sur la forme permet-il d’éviter cette neutralisation ?
C’est pour cela que pour moi, ce ne pouvait être ni un pamphlet, ni un roman à thèse ou militant, il s’agissait de brosser le portrait d’une époque. Peut-être faut-il accepter que la littérature prenne toujours parti pour la littérature. Elle est liée avec le réel, mais comme l’écrit Maurice Blanchot « la littérature par son mouvement nie en fin de compte la substance de ce qu’elle représente. » Si dans certains pays écrire est un geste politique, je n’ai pas cette prétention et ne suis pas sûre que mon geste soit une praxis. Mais il peut peut-être contribuer à créer un climat.
Aviez-vous conscience des particularités de ces lieux culturels, ou l’écriture vous a-t-elle permis de les nommer ?
Je le pressentais avant même d’y travailler, mais ce qui m’a frappée c’est la fascination exercée par ces lieux. Il est impossible de comprendre pourquoi les salariés ne se révoltent pas – alors qu’il y a des écarts de salaires criants – si l’on n’intègre pas l’attrait que ces endroits peuvent exercer. Ces lieux se présentent comme des utopies réalisées, où chacun est libre de pratiquer son art, de s’approprier les espaces. Ils offrent donc une image de vitalité, d’ouverture et de brassage culturel. On ne peut pas ne pas les aimer et leur pouvoir de séduction est comparable à celui de la machine au XIXème siècle ou de la marchandise dans Le Bonheur des dames. L’écriture me permettait de rendre sensible ce mécanisme.
« Je ne me vois pas comme écrivaine, autrice, romancière, j’ai du mal à assumer cette idée.
Peut-être parce que je pense toujours
que ce sera le dernier »
Était-il clair d’emblée que ce récit passerait par un personnage ?
Oui. Je n’ai aucune formation de journaliste et s’il y a dans La Tannerie des traits sociologiques ou documentaires, la veine dans laquelle je m’inscris est très romanesque, c’est celle de la tradition du roman du XIXème siècle. Je ne voulais pas d’un narrateur omniscient qui concevrait du mépris pour ses personnages et j’ai plutôt pensé Jeanne comme une sonde : nous entrons dans le récit avec elle. Si son personnage était moins neutre, nous nous attacherions à elle plutôt qu’au lieu et Jeanne permet d’être comme une page vierge sur laquelle s’inscrit l’histoire, sans l’orienter. Sa naïveté, sa faiblesse font éclater l’absurdité ou le ridicule de certaines situations avec plus de force. Le lieu, le vocabulaire sont traités sur un mode satirique. Jeanne participe autant du système qu’elle en souffre. Elle est un peu lâche, mais porte une sincérité et presque une forme d’idéalisme. Je ne voulais pas faire du personnage une écervelée. Elle cherche une harmonie et est sensible à ce qui se déroule autour d’elle. D’ailleurs, tous les personnages recherchent quelque chose et cela les sauve un peu.
Contrairement à vos précédents romans, où les personnages principaux ont des prétentions artistiques ou politiques, il y a ici une réduction des aspirations de Jeanne…
Sa seule prétention serait d’être à la mode. Si elle cherche un idéal – dans le travail ou l’amour – son désir est surtout un désir d’intégration. Le fait qu’elle se sente un peu en décalage, en situation d’infériorité, est aussi une question d’origine sociale et de représentation d’elle-même, liée au fait qu’elle ne soit pas originaire de Paris. Sa perception de ce qu’est Paris, une métropole, de ce qu’est être jeune passe par cet écart. Cette perception se retrouve dans les terrasses que fréquente les personnages, et j’ai construit le roman en imaginant la terrasse de café comme un prolongement de la Tannerie. Selon les philosophes et sociologues Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. On pourrait presque renverser la proposition : dans le monde du spectaculaire marchant, quand le spectacle est intégré le travail devient un prolongement de l’amusement. C’est l’aliénation poussée à son point culminant. À ce titre, ce que représente la terrasse de café décomplexée trouve sa manifestation la plus choquante à Paris. Même si les personnes peuplant ces terrasses ne sont pas forcément issues des classes dominantes et sont elles-mêmes méprisées, précaires et souffrent de solitude, en arriver à enjamber des tentes de migrants, des personnes SDF, pour rejoindre ces cafés, a quelque chose d’obscène et de très violent socialement.
Pourquoi avoir choisi « ces » événements, soit Nuit debout et la présence des migrants ?
Pour moi, la matière romanesque doit être travaillée par l’histoire et Nuit debout est un événement historique. La force de ce moment a été de prendre à la lettre le discours citoyenniste, de se revendiquer de 1789, de débattre de Robespierre ou de la Commune. Pas comme des événements passés, mais comme des moments historiques en s’interrogeant sur comment les faire revivre pour les remplir de présent. Ce n’était pas nostalgique mais un temps éternel. Il y avait un ferment révolutionnaire extrêmement fort là-dedans et je savais que cela serait le point central du livre. Au début, les personnages ne voient pas de rupture entre l’idéologie de la Tannerie et celle de Nuit debout. Ils perçoivent dans le vivre-ensemble, la défense du collectif, la critique du travail, un prolongement d’un lieu à l’autre. Mais Jeanne comprend petit-à-petit que Nuit debout est à l’opposé de la Tannerie, et que ce mouvement demande un engagement. Elle est fascinée, de manière sensible, n’arrivant pas à mettre de mots dessus. C’est comme une épiphanie. Après si c’est central dans la mesure où cela se situe au milieu du roman et en constitue l’arrière-fond, cela ne modifie pas l’intrigue.