Y a-t-il des écrits qui vous ont inspirée ?
J’ai cherché une forme qui ne soit pas théorique et ne constitue pas un discours autoritaire, qui soit souple, au plus proche de mon expérience personnelle. Pour parler d’oppressions, je recherchais une écriture qui ne soit pas elle-même normative et je pensais à Une chambre à soi de Virginia Woolf qui est un grand texte féministe, de par son propos sur l’intimidation intellectuelle des femmes mais aussi grâce à sa forme.
« Pour parler d’oppressions, je recherchais une écriture qui ne soit pas elle-même normative. »
Woolf pense en marchant, elle suit le fil de son argumentation en décrivant des atmosphères, en racontant des scènes auxquelles elle assiste et en imaginant des fictions. Ces souvenirs des écrits de Woolf essayiste ont été ravivés par la lecture d’un autre ouvrage, Les Argonautes de Maggie Nelson, paru en français en 2018. Écrivaine et universitaire américaine, Maggie Nelson fait le récit très personnel d’une période de son couple, où elle-même est enceinte tandis que sa compagne change de sexe. Le couple se retrouve dans un moment de transformation physique radicale, et l’essai est à la fois extraordinairement conceptuel et physique. Ces deux écrivaines, dans deux époques différentes, ont un positionnement très féminin dans leur parole, elles abordent certaines formes de violence sans produire une théorie autoritaire, mais en lestant cela de leur expérience sentimentale et sensorielle. Elles m’ont donné un élan, une grande liberté. Ça a ouvert le champ et changé certaines habitudes : pour mes romans, je passe beaucoup de temps à chercher un matériau, à l’assembler pour ensuite le métamorphoser dans la fiction ; avec l’essai, c’est beaucoup plus spontané.
L’écrivain Georges Perec, que vous citez, a beaucoup écrit à partir de lieux…
Avec d’autres écrivains comme Franz Kafka, Georges Perec témoigne de l’expérience de la judéité dans son caractère diasporique et intellectuel. Ils racontent l’expérience d’être dans le commun, notamment dans le commun de la langue, tout en s’y sentant étrangers et sans pour autant pouvoir se rattacher à une origine. Perec parle très bien de ce double bannissement dans son texte Ellis Island. Il évoque là une solitude qui est aussi une matrice de littérature, car elle forme une expérience minoritaire et une distance critique.
« Le racisme vous assigne à une place
et va tout faire pour que vous y restiez. »
Ces écrivains font résonner particulièrement ce qu’il y a d’étrange dans toute coutume, dans toute habitude collective, et ils renvoient la norme dominante à son arbitraire et à sa propre étrangeté. L’un des livres de Perec qui m’a le plus marquée est W ou le souvenir d’enfance. Là, Perec raconte comment, enfant, il imagine de façon fantasmatique des lieux d’internements, de massacres et de tortures. Il opère un montage entre ces scènes de violence et la disparition de sa mère pendant son enfance – internée à Drancy, puis déportée à Auschwitz. Cette composition entre la vision fantasmatique de la violence, telle qu’il l’a imaginée enfant, et l’histoire de son oubli de ses parents forme un mouvement que je partage dans mon travail, depuis mes romans qui parlent d’exils, de bannissements, de persécutions, jusqu’à des représentations plus directes de mon histoire familiale, marquée par le génocide des juifs en Europe.
Comment se situe la littérature dans le combat contre le racisme ?
L’expérience romanesque est une expérience de métamorphose. Écrire des romans est une façon de permettre à d’autres de bouger, se métamorphoser. En traversant des mois et des années dans la proximité d’un personnage, on se transforme aussi. Le racisme est un désir d’assignation brutal, il vous assigne à une place et va tout faire pour que vous y restiez. C’est pourquoi le romanesque qui permet de se déplacer dans la société bien au-delà de l’expérience directe, de faire l’expérience d’identités qui ne sont pas familières, et de leur complexité, permet de le combattre.