Baru au nom des siens

Dans ses bandes dessinées, Baru dépeint la classe ouvrière du bassin minier de son enfance, la culture populaire, les luttes traversées d’instants de grâce. Sa nouvelle série Bella Ciao évoque un siècle d’immigration italienne.

Hervé Barulea alias Baru a débuté sa carrière dans les pages du magazine Pilote au milieu des années 80 avec Quéquette blues : les copains, le rock’n’roll, une cité ouvrière de l’Est, le choc des générations, la lutte pour exister et s’affirmer… tout était déjà là. Par la suite, chaque album enrichira le « portrait de classe » que dessine depuis trois décennies ce fils d’ouvrier italien né à Thil, près de Villerupt, récompensé par deux Prix du meilleur album et un Grand prix à Angoulême. Depuis Les Années Spoutnik ou la Guerre des boutons à l’ombre des hauts-fourneaux à La Piscine de Micheville entre baloches, bistrots et terrains de foot, du Chemin de l’Amérique, histoire de boxe et d’amour, en passant par ses albums aux airs de romans noirs comme L’Autoroute du Soleil, Fais péter les basses, Bruno ! ou Pauvres Zhéros, c’est « cette violence sociale faite aux miens » que l’auteur reconstitue de son trait vivant et dynamique. En cette rentrée, après plusieurs années de silence et de travail, il livre le premier tome d’une ambitieuse série baptisée Bella Ciao. Entre bonheurs et drames, comme toujours chez Baru, c’est la question de l’intégration, du « prix à payer pour devenir transparent » qu’il aborde, voyageant entre les époques, entre l’Histoire et les histoires.

Baru, Ciao Bella, Arno Paul
Hervé Barulea, portrait par Arno Paul.

Le premier tome de Bella Ciao est paru en septembre, sept ans après votre dernier album. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet ?
Ça aurait pu être mon premier album ! J’y pense depuis le début des années 80, mais à la première occasion je m’y dérobais. Bella Ciao complète une sorte de trilogie que j’ai un peu écrite à l’envers : Quéquette blues se passe en 1965, Les Années Spoutnik, sorti entre 1999 et 2003, se déroule en 1957 et Bella Ciao nous fait remonter le temps jusqu’à la fin du XIXe siècle, en tout cas dans sa première partie. Après avoir parlé de ceux que Fellini aurait appelé les vittelloni, les « petits veaux » [d’après le titre de son film sorti en 1953, ndlr], ces enfants et adolescents mieux intégrés, j’aborde l’histoire des parents et des grands-parents.

Bella Ciao débute par le lynchage survenu à Aigues-Mortes en 1893, lorsque des ouvriers français et la population locale s’en sont pris aux ouvriers venus d’Italie, tuant dix d’entre eux. Pourquoi cet événement en ouverture ?
Pour que le lecteur perçoive d’emblée que tout ce que les immigrés italiens ont acquis par la suite découle de cet événement. Bella Ciao parle d’intégration, du prix qu’il a fallu payer pour devenir transparent, ce qui ne veut pas dire invisible : les immigrés ont beaucoup apporté à la société française ; j’en suis heureux, je suis un féroce intégrationniste ! J’espère d’ailleurs que les lecteurs de Bella Ciao comprendront que je parle ici de tous les immigrés.

D’Aigues-Mortes en 1893, on est ensuite transportés au milieu d’une communion en 1961 où dialoguent les générations, puis lors de la montée du fascisme en passant par la fin des années 60. Pourquoi avez-vous opté pour une telle chronologie ?
Bella Ciao parle de mémoire, il m’a paru évident qu’il fonctionne de la même façon, par associations d’idées. J’utilise le trait et la couleur pour distinguer la réalité stricte de la fiction, les moments où je parle de ceux où la parole est donnée à Teodorico Martini, qui est un archétype d’immigré de la seconde génération comme moi.

« Je fais de la bande dessinée pour mettre en majesté ma classe : la classe ouvrière »

Vos histoires semblent fortement inspirées de votre vécu, pourtant vous parlez de « miettes autobiographiques ».
Depuis mes débuts, je fais de la bande dessinée pour mettre en majesté ma classe : la classe ouvrière, pas pour parler de moi. Mes albums composent un portrait de classe. Quéquette blues était déjà un portrait de groupe, mais comme j’étais le narrateur on l’a perçu comme un portrait de moi… Depuis je fais très attention à cela pour que l’on m’épargne cette étiquette autobiographique.

Vos expériences, votre histoire et celles de vos proches sont tout de même à l’origine de tout ce que vous racontez…
On retrouve de moi partout et nulle part en même temps. Ces « miettes autobiographiques » cessent de l’être lorsqu’elles sont prises dans un récit qui les dépasse : mettre bout à bout mes expériences personnelles n’aurait eu aucun intérêt. Je suis un raconteur d’histoires et donc un menteur professionnel ! Je cours depuis mes débuts après un effet de réalité pour amener une meilleure compréhension des choses, pour créer des fictions qui renvoient à une lecture du monde.

Bella Ciao, l’hymne des partisans qui est le titre de votre nouvelle série, est d’ailleurs lui aussi une fiction, un mythe comme vous le racontez dans ce premier tome. Que représente cette chanson pour vous ?
J’avais d’abord choisi ce titre pour la raison très simple que Bella Ciao étant l’hymne des partisans qui luttaient tout à la fois contre les nazis et contre le fascisme mussolinien, il relia les immigrés italiens à leur histoire. J’ai découvert en cours d’écriture que c’était beaucoup plus compliqué que cela et j’ai dû me résigner à quelques révisions déchirantes, mais je crois être retombé sur mes pieds au profit du récit.

« Ce qui compte, c’est les millions de gens pour lesquels Bella Ciao est et restera une chanson de résistance », comme le dit Antoine, l’un des protagonistes.
Même si les partisans ne l’ont jamais chanté, c’est devenu un hymne à la résistance pour d’autres générations, dont la mienne. Quand je bois un verre avec des amis, on l’entonne à pleins poumons… C’est quelque chose que je partage « maintenant ». C’est ce « maintenant » qui m’intéresse : mon album Bella Ciao s’adresse aux gens d’aujourd’hui.

On y retrouve plusieurs des thèmes qui composent votre œuvre : la famille, l’amitié, le communisme…
Car ce sont des outils d’intégration, des armes même. La famille représentait, pour les classes dominées, un groupe uni face à l’adversité du monde. De la même façon, le communisme a été pour ceux qui n’avaient pas été à l’école un outil intellectuel pour se comprendre, retourner le rapport de force à leur avantage. Moi, grâce à l’école, aux études, sur lesquelles mes parents comptaient beaucoup pour faire face au déterminisme social, je me suis éloigné de ma classe… pour ensuite la mettre en scène, lui rendre hommage dans mes albums. Elle existe toujours, même si elle est niée par les classes dominantes : que la classe ouvrière ne se reconnaisse plus comme telle est la plus grande victoire du capitalisme.

Bande dessinée, Ciao Bella, Hervé Baruela.
Bella Ciao (uno), chez Futuropolis.

« J’ai vite compris que le rock’n’roll n’était pas une musique de rebelles, plutôt du bruit qui va chercher quelque chose au plus profond de nous, qui est très lié au corps »

Le rock’n’roll est également très présent dans vos albums : un outil de résistance lui aussi ?
J’ai vite compris que le rock’n’roll n’était pas une musique de rebelles, plutôt du bruit qui va chercher quelque chose au plus profond de nous, qui est très lié au corps. C’est pour moi une réserve inépuisable d’énergie et de joie qui m’a beaucoup aidé à supporter les périodes difficiles. J’en écoute toujours lorsque je dessine.

Pour évoquer à nouveau cette culture populaire à laquelle vous rendez largement hommage, qu’en est-il du polar ? Plusieurs de vos histoires s’inspirent du genre, que vous avez aussi adapté.
Je parlerais plutôt de roman noir. Longtemps, BD, rock et roman noir ont été au même niveau : dans le caniveau. Quand tu aimais le rock souvent tu lisais du roman noir et de la BD, qui constituent pour moi la littérature du monde contemporain, celle qui dépeint le mieux le monde d’aujourd’hui.

Quel regard portez-vous sur la bande dessinée en 2020 ?
D’une part, par rapport à mes débuts il y a une tendance beaucoup plus forte à publier des histoires comme les miennes, c’est-à-dire qui racontent le monde tel qu’il est. Les publications de tous genres se multiplient, ce qui est génial pour les lecteurs, moins pour les auteurs : beaucoup sont publiés dans des conditions indignes, souvent par de petits éditeurs qui n’ont pas les moyens de les rémunérer décemment. Il y a un encombrement du marché mais le gâteau n’a pas beaucoup grossi. Il y a peu d’espoir qu’un auteur qui débute aujourd’hui connaisse une longévité comme la mienne, à part pour celui qui trouvera une formule qui fait vendre.

Où en est la réalisation des deux prochains tomes de Bella Ciao ?
J’en ai presque achevé le scénario, et je tiens ma fin… dans le second tome, la Deuxième Guerre mondiale aura une place importante. J’évoquerais notamment l’histoire du camp de prisonniers de Thil et de l’évasion organisée par des résistants pour en faire sortir les Européens de l’Est qui y étaient détenus. J’y parlerai aussi de la question du retour au pays, de l’illusion que beaucoup ont entretenu que l’immigration n’était qu’une période transitoire ; illusion qui disparaissait avec l’arrivée des enfants, le mariage ou la naturalisation, comme l’a fait mon père pour échapper à la conscription mussolinienne. On retrouvera aussi une recette de cuisine, comme celle des capelettes à la fin du premier tome.

Cette scène finale s’achève sur un clin d’œil aux Années Spoutnik, où le petit Igor a les larmes aux yeux en dégustant ces fameuses capelettes. Vos albums sont aussi remplis de tendresse, d’humour, souvent vus à hauteur d’enfant ou d’adolescent : qu’apportent à vos récits ces jeunes héros ?
J’aime la soif d’absolu, la capacité d’indignation de ceux qui ne sont pas encore devenus cyniques mais ne sont plus pour autant des enfants. J’espère qu’il y a toujours cet adolescent en moi.


Bella Ciao (uno), chez Futuropolis.


Par Benjamin Bottemer
Portrait Arno Paul